Rapport d'activité

Le colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb a réuni pendant trois jours entiers à Essaouira, devant un public pouvant aller jusqu’à plus de 200 personnes, des intervenants venus de dix pays, d’une trentaine d’universités, pour une soixantaine de communications scientifiques en français, anglais ou arabe, et des moments consacrés à des présentations d’expositions, des débats et des témoignages littéraires, musicaux ou cinématographiques. Conformément à la convention qui liait le Centre Jacques Berque au CCME, la logistique de l’opération (réservation des transports aériens, transferts depuis les aéroports de Casablanca et Marrakech, réservations d’hôtels et gestion administrative des relations avec les prestataires de service) a entièrement été assurée par l’équipe du Centre Jacques Berque, avec le soutien précieux de Mostafa Aghrib, médiathécaire à l’Institut français de Marrakech, détaché pendant dix jours auprès du comité d’organisation. Sur place, l’Association Essaouira-Mogador a mis à la disposition de la manifestation les locaux de Dar Souiri, son équipe administrative et ses agents d’entretien, l’Hôtel des Iles a prêté pendant trois jours sa grande salle de réunion équipée d’une tribune et de chaises, tandis que l’Alliance franco-marocaine d’Essaouira a accueilli une soirée entière du colloque et une exposition, dont elle a également assuré le vernissage, mobilisant l’ensemble de ses techniciens et de son personnel. Les autres soirées, initialement prévues à l’Alliance, se sont déroulées à Dar Souiri, dont les locaux sont plus vastes, ce qui permettait aussi de gagner du temps en évitant les déplacements. Enfin, la Délégation provinciale à la Culture a prêté les salles d’exposition du Bastion de Bab Marrakech et ses équipes techniques. Une revue de presse a été réalisée à titre bénévole par Badreddine Badi, médiathécaire à l’Alliance franco-marocaine d’El Jadida, qui n’a malheureusement pas été autorisé à se rendre à Essaouira. Les fichiers quotidiens et le fichier complet de cette revue de presse sont téléchargeables sur le site du colloque (Cf Annexe 2).

Les sessions, de deux heures chacune, autorisaient des communications scientifiques de vingt minutes par intervenant. Lorsqu’elles se déroulaient en parallèle, une session plénière était ensuite consacrée à la restitution des travaux de chacune d’elles par les présidents de séance. Les soirées ont plutôt mis en valeur les expressions artistiques de cette histoire ou des témoignages d’acteurs politiques ou du dialogue interculturel. Ce dispositif qui accompagnait le colloque scientifique était destiné à mettre en scène le dialogue nécessaire entre histoire académique, institutions d’enseignement et société civile. Dans une cité dont une partie du patrimoine, remarquablement restauré, offrait des lieux magiques à l’évocation du passé, il entendait signifier que l’histoire n’appartient pas aux seuls historiens, et que ceux-ci se doivent de dialoguer avec les expressions multiples de la mémoire.

Les enregistrements visuels et sonores qui seront mis en ligne pourront attester que l’écoute a été attentive, respectueuse des positions et des prises de position des uns et des autres, même si les discussions ont parfois été vives. Si l’audience a pu réagir à tel ou tel propos, personne n’a, à aucun moment ni de quelque manière, manifesté son refus d’entendre l’autre : chargés d’émotion, les débats n’en sont pas moins restés strictement académiques. Le fait qu’un tel colloque ait pu se tenir dans des conditions de dialogue et de sérénité optimales est déjà en soi un motif de fierté pour les universitaires et hommes politiques qui s’y sont engagés. Ils y ont trouvé l’occasion de réaffirmer aux yeux du monde et de leur opinion publique le droit de cité du judaïsme dans la mémoire et l’identité du Maroc et du Maghreb. Les trois expositions qui ont accompagné la tenue du colloque avaient pris soin d’inscrire les trajectoires migratoires juives dans un contexte colonial et post-colonial plus large. L’une, présentée à Dar Souiri, portait sur le parcours d’Albert Memmi ; la seconde, présentée à l’Alliance franco-marocaine d’Essaouira, réunissait de façon symbolique en un même lieu des fonds de photographies des musées du judaïsme marocain de Casablanca et de Bruxelles.

Enfin, la troisième exposition, présentée au Bastion de Bab Marrakech du 17 mars au 5 avril, Un siècle d’histoire des Maghrébins en France par l’affiche, était destinée à faire le lien avec l’exposition Générations présentée à la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration de Paris, l’un des principaux partenaires du colloque. C’est cette exposition qui a été inaugurée en ouverture du colloque, parce qu’elle soulignait que les migrations juives et non-juives ont pu être étroitement solidaires les unes des autres et que les questions relatives à la migration, posées sous l’angle de l’histoire culturelle et pas seulement économique, transcendent les clivages communautaires. Elle a connu, pendant la manifestation et dans les jours qui ont suivi, un grand succès de fréquentation.

Le Maghreb, point d’ancrage d’une histoire des migrations

C’est au Centre Jacques Berque pour les Études en sciences humaines et sociales, institut français de recherche à Rabat, qu’est née, à l’automne 2008, l’idée d’organiser un colloque qui aborde de façon frontale et publique dans un pays du Maghreb la question du départ des juifs, recontextualisée dans sa profondeur historique et mise en perspective avec les flux migratoires des communautés musulmanes. Lors d’une réunion tenue au printemps 2009 à l’Institut universitaire de la Recherche scientifique (IURS, Rabat), un premier argumentaire a été présenté et débattu, aboutissant à l’intitulé : Les juifs dans les migrations maghrébines à l’époque moderne et contemporaine : spécificités, échanges et recompositions identitaires. Le projet y a d’emblée rencontré un écho favorable, marqué par le souhait de favoriser les synergies entre les deux établissements et le désir que l’Université puisse faire entendre sa voix dans les débats marquant l’histoire du temps présent. Mais le retrait de l’IURS du projet en décembre 2009 en tant qu’institution, a alors conduit son principal partenaire, le Conseil de la Communauté Marocaine à l’Étranger, à en devenir le co-organisateur.

L’histoire des phénomènes migratoires associée à celle du fait communautaire et religieux permet de se dégager des figures figées, dans des démarches a-historiques ou essentialistes : les expériences migratoires mettent en jeu des dynamiques qui agissent à la fois sur les catégories d’appartenance, les frontières, les langues parlées et/ou empruntées aux autres, les interactions confessionnelles et intercommunautaires, les processus d’émancipation politique et d’affirmation de soi. Partant du simple constat que le départ des juifs du Maghreb coïncidait avec les grandes vagues de migrations post-coloniales, ce colloque s’est donné pour tâche d’en cerner la spécificité. Partant aussi de l’idée que la migration, pour être vécue collectivement, n’en est pas moins une aventure individuelle, il s’est attaché mettre en évidence les ressorts des échanges, des constructions identitaires et des recompositions communautaires en situation migratoire.

La période envisagée, du XVe siècle à nos jours, permettait à la fois d’inscrire ces mouvements migratoires dans le processus de construction de l’État moderne en Europe du Sud et au Maghreb ; et de considérer le Maghreb dans le double rôle qui a été le sien : terre d’accueil à l’époque de la Reconquista et terre de départ à l’époque coloniale et post-coloniale. Un regard comparé porté sur le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye devait permettre de mesurer le poids des conjonctures politiques et des traditions historiques dans les différentes modalités de cette histoire : les juifs du Maghreb n’ont jamais formé une entité culturelle monolithique et encore moins historique. Leur statut personnel a été variable selon les configurations socio-politiques et socioculturelles des États. Un juif algérien rendu français, en 1870, n’a pas eu le même destin historique que ses coreligionnaires des pays voisins. Les niveaux socio-économiques, le niveau d’éducation, l’accès aux études et les degrés d’assimilation aux modèles dominants (ottomans puis européens) furent autant de clivages qui traversèrent des communautés hétérogènes, et cela selon des historicités différentes.

Les sujets débattus ont été très variés : de la monographie familiale à la monographie urbaine, de la recherche généalogique et onomastique à l’étude quantitative ; de la biographie à la prosopographie ; du temps court des événements politiques qui ont marqué le Maghreb (montée des nationalismes, Seconde Guerre mondiale et accès aux indépendances) au temps long des flux économiques ; de l’histoire culturelle et de la mémoire des origines aux relations intercommunautaires. Les approches macro et micro-historiques, les croisements disciplinaires (histoire, sociologie, anthropologie, sciences politiques, études démographiques et statistiques), la matière d’analyse diverse (récits de vie, archives, musique, littérature, langues, architecture, pratiques sociales…) ont permis de dégager plusieurs problématiques de travail, thématisées au cours des trois journées du colloque autour des intitulés suivants :

- « Mille ans, un jour »

Des jeux de l’échange au temps du monde

- Espaces

Cités et ancrages spatiaux

Horizons et territoires.

- Trajectoires et ruptures

Trajectoires individuelles

Trajectoires collectives

Colonisation et distorsion de l’espace

« La statue de sel » : départs et mémoires

- Identités :

Communautés

Repères et ancrages identitaires

Échanges

Dans la tourmente politique.

C’est tardivement, début février 2010, que ce colloque a trouvé son titre définitif. La recherche d’une formule plus concise au moment où l’on pouvait commencer à envisager l’impression des programmes s’est accompagnée de longues discussions sur l’opportunité de maintenir ou non le terme « juifs » dans le titre. La teneur des contributions proposées a fait pencher la balance vers la seconde option : ces migrations « juives » renvoyaient à des processus communs à d’autres composantes des sociétés du Maghreb, et par ailleurs, de nombreux cas montraient que ce n’était pas forcément en tant que juifs que des individus ou des familles se lançaient dans un parcours migratoire. Le postulat identitaire et communautaire lui-même méritait d’être interrogé.

En jouant sur différentes échelles temporelles, la première journée du colloque a cherché à prendre du recul par rapport au traumatisme de ce qui a été vécu par beaucoup comme une véritable « amputation » du corps social maghrébin. Elle a mis en avant le lien intime et ambivalent entre migrations forcées et formation des États-nations, mais aussi entre mobilités et accès à la modernité. Le mouvement même qui signe l’exclusion d’individus ou de groupes d’une nouvelle configuration politique est aussi celui qui tend à dissocier pour tous, et notamment pour les migrants, l’espace de l’expérience de l’horizon d’attente : le passé n’est plus le référent exclusif de l’expérience, tandis que le futur et ce qu’on y projette devient une boussole pour le présent. Les études quantitatives réalisées sur des actes de mariages célébrés dans des synagogues de Paris et de Montréal des années 1950 à la fin des années 1960, et des études plus qualitatives réalisées à Toulouse ont mis en évidence l’ouverture aux sociétés d’accueil par le mariage exogame et la conversion : les migrations sont les moments par excellence d’une recomposition communautaire.

La deuxième journée a mis l’accent sur les trajectoires personnelles et collectives, sur les ruptures qui ont accompagné les départs, en se posant aussi la question de leur caractère endogène ou exogène : au Maroc, si les migrations des années 1950 et 1960 vers Israël ont été largement organisées de l’extérieur, d’autres, dans les années 1920 ont été impulsées localement par des acteurs déjà acquis au sionisme. Les parcours individuels et collectifs de la migration ont révélé les enjeux complexes et ambivalents liés au départ. Si les histoires individuelles expriment des ambitions de promotion sociale et d’aspiration à la modernité, elles participent également aux transformations du groupe collectif. Les trajectoires collectives de la migration renvoient le plus souvent à des contextes politiques liés au mouvement sioniste au Maghreb et aux nationalismes arabes des pays nouvellement indépendants, mais elles ne se limitent pas seulement à cet aspect. Les récits de vie montrent des migrants acteurs de leur existence et porteurs de projets : les individus et les groupes ne sont pas passifs face à un destin qui serait défini en amont comme celui de l’exil et du déracinement. Les synergies et les dynamiques déployées autour des départs mais également en diaspora expriment des volontés de changer le cours de l’existence mais aussi dans une certaine mesure, de maintenir le sentiment d’appartenance à la terre quittée. En ce sens, l’histoire du sionisme au Maghreb mériterait d’être abordée comme l’histoire d’un projet missionnaire. Les travaux réalisés sur les missions catholiques ou protestantes au Maghreb ou au Levant ont montré toute la diversité des conditions de réception et d’appropriation des dispositifs missionnaires, éminemment variables selon les lieux et les époques.

La troisième journée a plutôt interrogé les contextes et les modalités des recompositions communautaires, des « réveils » identitaires et des « retours » mus par la mémoire. Elle a montré à quel point, dans la confrontation à l’événement, les identités assignées, combinées à la bureaucratie naissante, ont façonné des destins : juifs italiens de Tunisie, communauté de « Livournais » mise à mal par le protectorat français et la tentation fasciste ; ressortissants européens internés dans des « centres de séjour surveillés », des « camps de réfugiés », des « camps de transit », des « centres d’internement pour travailleurs étrangers » ou des « centres disciplinaires » mis en place au Maroc par le régime de Vichy ; juifs français de Libye refoulés en Tunisie par les autorités italiennes, juifs britanniques déportés en Italie mais échappant à l’extermination des juifs de la péninsule du fait de leur nationalité ; juifs d’Algérie devenus « pieds-noirs » en 1962.

La thématique de la mémoire (ou des mémoires) a longuement mobilisé les intervenants, posant plus de questions qu’elle ne permettait d’apporter de réponses. Comment ces mémoires se sont-elles construites ? Plusieurs interventions ont souligné que c’est dans la migration que les identités nationales se sont substituées aux identités locales. La question méthodologique est apparue avec acuité, montrant la nécessité de lectures critiques de récits trop souvent marqués par le pathos et la psyché. Mais elle a également permis de réfléchir sur le sens à accorder aux discours construits à posteriori.

La mémoire est aussi un biais pour les historiens : comment restituer l’histoire des juifs du Maghreb dans leurs réalités quotidiennes et sensibles ? L’attachement à la musique, aux langues maternelles (arabe et berbère), à la cuisine ou aux décors domestiques constaté chez beaucoup de Maghrébins, notamment marocains en diaspora permettent-ils de déduire une mémoire et des pratiques partagées de la cohabitation judéo-musulmane ? Cette réflexion autour de la mémoire renvoie à la question centrale de la diversité religieuse et communautaire que le Maghreb a connue jusqu’au milieu du XXe siècle. Ébranlée par les indépendances et l’affirmation d’identités nationales arabes et islamiques, cette diversité reste un référent, notamment au Maroc, des combats pour l’affirmation de la pluralité.

Un colloque se voulant à la fois académique et civique

Ce projet n’aurait pas abouti sans le soutien, la volonté politique très forte et l’engagement personnel d’André Azoulay, Conseiller de Sa Majesté, et des deux présidents d’institutions-clé de la transition démocratique au Maroc : Ahmed Herzenni, Président du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme, et Driss El Yazami, ancien membre de l’Instance Équité et Réconciliation, Président du Conseil de la Communauté Marocaine à l’Étranger. Au delà de son seul intérêt académique, le colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb s’est ainsi trouvé au confluent d’une double volonté : d’un côté, il s’agissait de « restaurer la mémoire du pays et de relire l’histoire nationale d’une manière apaisée ». Comme l’a expliqué Ahmed Herzenni dans sa lettre ouverte aux organisateurs de la manifestation : “Les moments des grandes migrations comptent parmi ceux qui réclament le plus une telle relecture. Au delà des manipulations et des récupérations politiques, toujours possibles, toute grande migration laisse soupçonner en effet, derrière elle, des « push factors » qui peuvent aller de la misère ordinaire à la persécution plus ou moins méthodique, en passant par divers degrés d’oppression, et qu’il s’agit d’identifier, de documenter et de reconnaître, car il y va de la capacité d’une société à se guérir, à se réunifier et finalement à survivre et à se projeter dans l’avenir.” D’un autre côté, il s’agissait aussi, pour le CCME, afin de mieux comprendre les dynamiques migratoires actuelles, de s’interroger sur le sens et la portée des grandes vagues de migrations post-coloniales, et de replacer celles-ci dans la longue durée d’une histoire des mobilités.

Le colloque s’est tenu à Essaouira à l’invitation d’André Azoulay, en sa qualité de président d’honneur de l’association Essaouira-Mogador et aussi en tant que président de la Fondation Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures. Tenu régulièrement au courant du projet dans sa phase préparatoire, il a salué, dans sa conclusion, le fait que des sujets « minés, cachés », aient pu être abordés « avec rationalité et expertise ». L’accueil, très chaleureux, de tous les interlocuteurs locaux, Comité provincial du tourisme, Délégations provinciales à la Culture et à l’Éducation, a été grandement facilité par le patronage de la Commission nationale marocaine pour l’UNESCO qui a établi le lien de confiance avec les Ministères de l’Éducation nationale et de la Culture. Ce dernier est devenu partenaire officiel du colloque. Par ailleurs, le travail sur le terrain de Laura Abou Haidar, Attachée de coopération pour le français auprès de l’Institut français de Marrakech a permis d’associer l’Académie de Marrakech-Tensift-Al Haouz à la préparation du colloque, et d’organiser une action d’information dans les établissements scolaires de la ville (Cf Annexe 1). Plusieurs rencontres d’intervenants ou des organisateurs avec des enseignants ou des élèves des lycées ont été très appréciées. Elles ont permis de couper court aux critiques, somme toute marginales, qui ont pu être entendues à l’approche de l’ouverture du colloque. Ce premier travail pourrait déboucher sur la mise en place de documents et ressources pédagogiques dans le cadre des 30% de programmes régionaux dans les établissements scolaires recommandés par la Charte nationale pour l’éducation et la formation.

Ce souci d’un lien avec les instances éducatives du pays s’est aussi concrétisé par la présence de cinq étudiants membres de l’association Mimouna de l’Université Al-Akhawayn d’Ifrane qui avaient fait le voyage pour Essaouira en compagnie d’un de leurs enseignants, et de la totalité de la première promotion de l’École de Gouvernance et d’Économie de Rabat, qui a assisté aux débats les deux premiers jours du colloque. Ce dernier établissement vient d’ouvrir ses portes à Rabat. Adossé à la Fondation Royale des Sciences politiques, il est fortement lié à l’Institut d’Études politiques de Paris, dont il partage les ambitions de formation de haut niveau et de relative mixité sociale.

La présence de Driss Khrouz, Directeur de la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc et de plusieurs universitaires maghrébins de grand renom (Mohamed Elmedlaoui, Jamaa Baida, Mohammed Kenbib, Mohammed Mezzine pour le Maroc, Habib Kazdaghli et Mhamed Hassine Fantar pour la Tunisie, Abdelmajid Merdaci pour l’Algérie) a montré l’engagement personnel et la lucidité sereine d’un grand nombre d’universitaires pour aborder l’histoire du temps présent de manière pluraliste. Ils ont dû, à la différence de leurs collègues venus d’Europe ou d’Amérique, faire face à une pression morale, voie à des opérations d’intimidation liées à la présence d’une dizaine d’historiens israéliens au colloque et à l’exploitation, par quelques titres de presse nationale et internationale, du lien entre leur présence et les tensions persistantes au Proche-Orient. Ces motifs avaient, dès le mois de décembre 2009, contribué à ce que les deux partenaires universitaires initialement engagés dans la préparation du colloque, l’Institut universitaire de la Recherche scientifique et l’Institut des Études africaines, récusent leur participation. Si plusieurs grandes institutions universitaires du pays sont restées en retrait, ou ont été sollicitées trop tardivement pour s’associer au projet, aucun des universitaires engagés à titre personnel dans la préparation du colloque n’y a fait défaut. Nombreux sont au contraire les collègues marocains qui ont tenu à y faire acte de présence, même si le temps de parole qui leur était accordé n’a pas toujours été à la hauteur de leur compétence.

S’il a été soutenu par plusieurs responsables politiques marocains – aux noms cités plus haut, il convient d’ajouter celui de M. Ameur, Ministre en charge des Marocains résidant à l’étranger – ce colloque a pu néanmoins jusqu’au bout rester un colloque académique. D’abord, parce que les politiques, tenus dès le début informés de sa préparation, ont veillé à ne pas y interférer, en faisant totalement confiance au comité d’organisation. Celui-ci était une émanation du comité scientifique, lui-même composé exclusivement d’universitaires de six pays (Maroc, France, Tunisie, États-Unis, Israël, Italie) ; ensuite parce que la très grande diversité d’origine des partenaires (pas moins de 41 partenaires, institutions de recherche, associatives ou politiques) et des financements réunis a permis de garantir l’indépendance académique du comité d’organisation et une totale liberté de parole des intervenants. Les financements publics d’origine israélienne ont été récusés, mais la pluralité des ressources rassemblées a permis de pourvoir à l’accueil de tous les collègues dans d’excellentes conditions. Parmi toutes les aides, il faut relever la mobilisation des services français de coopération et de recherche à Rabat, Alger, Tunis et Jérusalem, et surtout celle du Comité de Coopération Marseille-Provence-Méditerranée, qui a été particulièrement bienvenue. Elle a notamment favorisé la venue au colloque de son président d’honneur, Albert Memmi.

La tenue de la rencontre à Essaouira a permis de mettre en relief la spécificité de la situation marocaine : parmi les pays du Maghreb, c’est sans doute le seul où un tel colloque pouvait être organisé. L’ancienneté de la politique mémorielle du royaume, conjuguée à la vitalité d’institutions communautaires sur place et à l’étranger ont permis que s’y affirme une continuité historique. Cela s’est traduit par l’implication, dans ce colloque, du Conseil des Communautés israélites du Maroc, marquée par la présence de son Secrétaire général, Serge Berdugo, mais aussi celle de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, représentée par Simon Lévy, directeur du musée du judaïsme marocain de Casablanca, et de la Communauté de Marrakech-Essaouira, représentée par son président, Jacky Kadoch.

Portée de la manifestation

Le fait que ce colloque ait pu avoir lieu a contribué à étendre le champ de la recherche historique, mais aussi à élargir l’espace du débat public au Maroc et plus largement au Maghreb : les institutions politiques et scientifiques ont chacune tenu leur place, tandis que pour la première fois, des sujets qui étaient jusqu’alors tabous ont pu devenir objets de débat sur la place publique. Une tradition universitaire sur l’histoire du judaïsme maghrébin existe depuis plusieurs années au Maroc, mais elle a été portée par quelques chercheurs plus que par des structures institutionnelles. La mise en ligne à partir du site du colloque d’une bibliographie exhaustive de tous les ouvrages disponibles au Maroc sur les juifs d’Al Andalous et du Maghreb, et d’archives de presse indexées disponibles sur internet, pourrait contribuer à accroître la légitimité de ce champ de recherche dans les universités marocaines et lui donner un nouveau souffle.

En engageant une réflexion sur les causes des départs des décennies 1940-1970, ce colloque a sans doute contribué à transformer en objet d’histoire ce qui demeure aujourd’hui encore un sujet de polémique, trop souvent analysé de façon extérieure aux acteurs parce qu’il porte la marque des griefs de la séparation. Les positions sont d’autant plus irréductibles qu’elles sont animées par le même souci de désigner des responsables et qu’elles reposent parfois sur des calculs plus intéressés, visant à accréditer l’idée que tous les migrants juifs du monde arabe furent, eux aussi, des réfugiés. A la conviction que les communautés juives du Maghreb, et du Maroc en particulier, firent l’objet d’une manipulation par des agents extérieurs avec la complicité objective ou intéressée des États répond le motif de la persécution, reposant sur une présentation a-historique de la condition de dhimmi, réactualisée par l’émergence du nationalisme arabe. Si elles furent à bien des égards déterminantes, l’action et la réception du sionisme au Maghreb, pas plus que la politique des États maghrébins à l’égard de leurs minorités juives au moment des indépendances n’ont été l’objet central de l’analyse. Peut-être parce qu’un détour par les principaux intéressés était nécessaire pour refroidir cette histoire.

Loin des simplismes de la polémique, des entreprises mémorielles et des instrumentalisations du passé, ce colloque entendait rendre à cette histoire toute sa complexité et en pointer les équivoques. Sans nier les dimensions et les enjeux politiques de ces départs, il a cherché à en réévaluer la place. Il a pour cela réintroduit au cœur du questionnement les projets migratoires et les parcours de migrants. De nombreuses communications se sont attaché à élucider des situations, établir les profils de migrants, éclairer des contextes sociaux prenant en compte les politiques des États et les enjeux géopolitiques nationaux et internationaux du moment. La multiplicité des catégories administratives et des figures de migrants, forgées sur le moment, dans la gestion de cette migration, ou construites a posteriori par les acteurs eux-mêmes ou par les sociétés qui les accueillent (réfugiés, exilés, déracinés, déplacés, travailleurs migrants…) doivent être rapportées à leurs contextes de production et d’usage.

Cette entreprise de longue haleine ne saurait s’arrêter à la publication des Actes du colloque, qui devrait toutefois en constituer un jalon important. Sans doute mérite-t-elle d’être plus largement documentée par une recension des fonds d’archives disponibles, par l’ouverture de ceux qui ne le sont pas, et par la mise en place d’équipes de recherche internationales et pluridisciplinaires, dont ce colloque aura pu favoriser la gestation.

Les limites de ce qui était dicible sans passion et audible sans susciter la controverse, dans un colloque qui a été d’un bout à l’autre ouvert au public, sont apparues au fil des débats. Il est certain que ce type de rencontre a toujours tendance à glisser vers la facilité du contournement des sujets qui fâchent : nul n’a évoqué, par exemple, le devenir de la communauté juive marocaine en Israël en termes de sociologie politique et électorale. Mais cette euphémisation des points de discorde n’a pas été systématique : dans des sessions portant notamment sur les départs ou sur l’identité, la tension était palpable, alors même que la question des volontés politiques qui les animaient n’était qu’effleurée. Toutefois, si les ressentiments charriés par cette histoire demeurent présents, c’est plutôt la raison alliée à l’émotion de sentir si tangibles des points de convergence et des démarches communes qui l’ont emporté. On peut ainsi espérer que ce colloque ait contribué à libérer la parole sur des événements qui n’étaient jusqu’alors abordés au Maroc que de façon privée ou relativement discrète, et qu’il pourra avoir des suites permettant notamment d’élucider, de façon contradictoire, le rôle des acteurs nationaux et internationaux et des situations locales.

En attendant que soient établis par l’édition des Actes les apports proprement scientifiques de cette rencontre, la tenue de ce colloque a enfin permis de remettre en cause bien des idées reçues. A commencer par l’image d’un monde arabo-musulman unanimement hostile aux juifs, campé dans un refus de principe de tout lien avec Israël ou avec des citoyens israéliens.

En adoptant une démarche scientifique mettant ponctuellement entre parenthèses, pour des raisons méthodologiques, l’état actuel et passé du conflit entre Palestiniens et Israéliens, le colloque a permis de mettre en relief la dimension proprement maghrébine de cette histoire migratoire dans ses rythmes, sa diversité de destinations et de processus ayant entraîné la mise en mouvement de populations. L’une des exigences de l’argumentaire est d’avoir rappelé que le judaïsme maghrébin est une des réalités culturelles, religieuses et identitaires de l’histoire propre à cet espace. Une histoire plus que millénaire, qui a façonné les pratiques, les langues, les imaginaires de telle façon qu’elle ne peut être que maghrébine et africaine. Il était important de rappeler cette histoire commune au Maghreb ; à la fois pour des raisons historiennes mais également pour récuser l’amnésie d’État telle qu’elle se pratique en Algérie ou en Libye.

Pour pouvoir imaginer l’avenir, peut-être faut-il commencer par élaborer une histoire lisible par tous et enseignable à tous. Autant qu’une rencontre scientifique, le colloque : Migrations, identité et modernité au Maghreb s’est voulu un signe adressé aux sociétés civiles et aux politiques, destiné à rappeler l’exigence du dialogue et l’enjeu à la fois urgent et crucial, pour les sociétés méditerranéennes et peut-être pour le monde, de la recherche d’une solution négociée au Proche-Orient. Pour que des démarches d’analyse scientifiquement fondées puissent être audibles et l’emporter sur les reconstructions mémorielles et les anathèmes, il est nécessaire, comme l’a souligné André Azoulay, que les mots de justice, de dignité et de liberté soient conjugués de la même façon pour les Palestiniens et pour les Israéliens. Si le souvenir d’une « convivance » tend à s’effacer dans des pays où le judaïsme a connu une présence millénaire, dans la mondialisation actuelle la condition de migrant tend, elle, à se généraliser. Dans cette perspective, la tenue de ce colloque à Essaouira pourrait alors prendre le sens d’une défense et illustration de la manière dont le Maroc décline, de façon sereine, les liens avec son émigration et différentes manières d’appliquer un « droit au retour » : droit à l’établissement, certes, mais aussi droit à la protection de ses investissements et de son patrimoine ou simple droit de passage, toutes formes de pérennité de relations du Maroc avec ses diasporas, qui, articulées avec un assouplissement des barrières posées à la circulation des hommes, laissent imaginer de possibles nouveaux visages de la modernité en Méditerranée.