Atlan, (1913-1960) de Constantine à Paris ou la migration du regard

Anissa Bouayed, Université Paris 7, Jussieu

Dans l’effondrement politique social et culturel qui a suivi la conquête, la société algérienne est confrontée brutalement à d’autres systèmes symboliques qui s’imposent avec l’arrivée des populations européennes et par la domination coloniale. Un regard forcément marqué par l’altérité s’exerce désormais sur le pays et ses gens. Regard médiatisé par toute une série de techniques, elles-mêmes étrangères dans leurs formes mais aussi dans l’esprit qui en sous-tend l’emploi. La peinture de chevalet fait donc plus qu’une incursion au Maghreb : elle installe une vision orientaliste appelée à un grand succès, elle se pérennise sur place par ses peintres d’habitude, ses écoles, puis ses galeries et ses musées. Les autochtones en sont d’abord l’objet, puis imperceptiblement certains se lancent dans la nouvelle aventure artistique, passant de l’autre côté du miroir. Parmi les premiers peintres dits indigènes, on peut citer aussi bien des peintres d’origine musulmane comme les frères Racim (Omar naît en 1883, Mohamed en 1896) qu’un peintre juif, Salomon Taïb, né en 1877. Nous sommes encore à la fin du XIXe siècle ou au tout début du XXe, lorsque ce dernier entre en peinture, en pleine mode orientaliste.

Pour encadrer totalement la période coloniale, il est très intéressant de noter qu’en fin de période, le premier peintre d’origine algérienne à passer radicalement à l’art abstrait et à s’imposer à Paris, en y vivant et en y travaillant est Atlan, né à Constantine en 1913, qui grandit dans la communauté juive de la vieille cité, puis s’exile à Paris dès 1930 et y meurt célèbre en 1960.

Ces exemples de mobilité culturelle, cette migration du regard, nous en disent long sur la décomposition-recomposition de la société en situation coloniale, sur les segmentations à l’œuvre et la vitalité, nonobstant la contrainte, qui pousse quelques personnalités éclairées et curieuses à rivaliser de génie avec la culture dominante, quitte à s’en approprier les techniques, les codes et les référents et en bénéfice second, à imposer à terme, un regard différent, qui n’est plus celui de l’origine, ni le regard extérieur et allogène des voyageurs et esthètes européens.

On ne peut que noter la rapidité de ces quelques artistes juifs algériens à saisir le moment moderne, levier pour s’imposer au nouveau monde. On doit également tenter de comprendre, à travers leurs itinéraires et leurs productions, quels sont leurs « points de vue » et leurs discours sur le réel.