Le marathon des sables

Voici le récit romancé d'une course dans le désert que j'ai faite avec des amis, il y a fort, fort, longtemps (avril 2003)


· Prologue


Pendant que dans le livre de Jose Saramago que je suis en train de lire Jesus s’enfonce en direction du désert de Jéricho, les passagers pour Ouarzazate sont appelés à l’embarquement. En moi se mêlent à la fois la déception de devoir provisoirement fermer mon bouquin et l’enthousiasme face à l’aventure que je m’apprête à vivre.

Voilà plusieurs mois que je m’entraîne avec l’espoir de pouvoir supporter ces interminables kilomètres de sables, de rocs, cette chaleur suffocante, qui vont bientôt être et pendant une dizaine de jours notre pain quotidien. Je repasse dans ma tête toute cette préparation, depuis le moment où j’ai accepté cette idée de folie, le moment où j’ai peut être été le plus moteur, jusqu’à ce moment où je me lève de ce fauteuil usé par les heures d’attentes où des milliers de passagers qui se sont succédés. J’en profite pour rappeler à Gregory, notre « team leader », puisqu’un vocabulaire international est requis pour désigner celui qui mènera l’équipe dans cette compétition où se côtoient des individus de plus de trente nationalités différentes, qu’il n’est pas très sportif de laisser traîner ses peaux de bananes sur le passage des autres coureurs à embarquer.

L’enthousiasme est à son paroxysme lorsque l’avion d’Air Maroc s’élève dans les airs, nous arrachant pour quelques jours à notre morne et insipide existence quotidienne. Les trois heures de vol passent à une rapidité affolante entre le plateau repas et les pages de mon livre que je tourne avec avidité ; avancer au maximum avant de le ranger au fond du sac que je laisserai à l’organisation.

Le traditionnel message retentit dans les hauts parleurs et l’avion amorce sa décente. Je referme la couverture cartonnée au moment où Jésus passe la nuit avec Marie de Magdala, et plonge le regard au travers du hublot. Je me demande encore si le baiser reçu au petit matin avant de quitter l’Espagne était un adieu ou un au revoir…


· Chapitre 1 : Ouarzazate et Mourir


La chaleur n’est pas si étouffante que je pensais. Nous sommes arrivés à Ouarzazate et prenons les premières photos au pied de l’avion avant de nous engager dans la queue pour faire tamponner les passeports par le service des douanes.

Dehors nous attendent les bus, et de longues heures à rester assis à contempler les paysages arides qui se succéderont jusqu’à notre premier campement. Lorsque les bus ne pourront plus avancer, lorsqu’il n’y aura plus de route pour nous mener là où nous passerons notre première nuit dans le désert, des camions rustiques que nous appellerons ironiquement « bétaillères » nous prendront en charge.

Gregory, qui est parvenu à grimper dans l’un des premiers, nous a réservé une tente ; nous serons au total huit personnes à partager l’intimité de cette toile berbère : Jean Marc, le troisième sportif de notre équipe, pur fruit de la Franche Comté où j’ai passé tant d’années à me demander comment leur excellent fromage arrivait à dissuader les habitants de s’enfuir d’une région aussi froide, Bernard, ami et kinésithérapeute de notre « team leader », ce dernier et moi même, auxquels viendront s’ajouter quatre personnes que nous ne connaissions pas préalablement : Christian, William, Fred et Benoît.

Le temps de repérer un peu les environs, qui ne sont en fait que quelques tentes disséminées au milieu d’un vaste plateau sec au nord duquel quelques timides montagnes émergent comme pour tenter de donner un peu de relief au désert, et le soleil brûlant se couchera, laissant sa place à une magnifique toile nocturne où les étoiles se joueront de la fraîcheur qui m’empêchera de dormir la première nuit.

Avant le début de l’épreuve, les repas sont fournis par l’organisation ; on est donc près de sept cent personnes sur deux files à faire la queue pour prendre chacun son plateau, et se relayant à la distribution de potage pour se réchauffer les mains et le corps.

Le jour suivant, nous nous relayons en fonction des numéros de dossards et des horaires imposés par l’organisation pour l’examen du matériel indispensable, la pesée du sac et la remise de l’attestation médicale. Alors que j’affirmerai fièrement dans ma tente avoir un sac de plus de trois kilos auxquels s’ajoutent près de huit kilos de nourriture, mes compagnons conseilleront aux quatre inconnus de se décharger un peu pour ne pas battre mon record.

La nuit suivante allait encore me paraître frissonnante ; cette fois je me montrais plus prévoyant et enfilait toutes les épaisseurs de T-shirt, coupe-vent, pull, qui étaient restés dans mon sac à dos. Le reste de mes affaires avait rejoint les sacs des autres concurrents et devrait me retrouver au retour.


· Chapitre 2 : Les première foulées


Entre le froid, le manque de confort de mon sac de couchage posé à même cette couverture berbère recouvrant les cailloux et le sable, et une certaine excitation bien compréhensible à quelques heures de lancer mes jambes dans cette folle course, je n’ai presque pas dormi de la nuit. La toile rustique se fait de plus en plus claire. En hasardant un regard dans le prolongement de sac dans lequel je suis emmitouflé, je remarque que le soleil est prêt à se lever, impassible dans sa tâche quotidienne. J’espère pouvoir dormir un peu plus, mais déjà mes compagnons de tente s’agitent ; et surtout nous ne tarderons pas à entendre des bruits secs autour ne nous, qui finiront par se rapprocher au point d’entourer notre tente. Il s’agit des berbères qui ont pour mission de démonter les tentes quotidiennement et qui commencent leur travail avant même que ma montre ait touché les six heures. Il faut donc se lever, et faire en partie son sac, au moins pour pouvoir dégager ses affaires de la couverture qui accompagnera les toiles et les bâtons dans les camions qui partiront pour le prochain campement. Commencent alors l’attente, la queue pour chercher ses litres d’eau, le poinçonnage de la carte de ravitaillement, et la recherche d’un endroit discret et isolé pour uriner. A noter que si les autres activités se renouvelleront tous les jours, la dernière prendra de moins en moins de temps au fil de la semaine ; non que le relief facilitera cette intimité, mais les douleurs, ampoules, fatigue, et surtout l’habitude nous rendra tous un peu moins civilisés. Et si certains comme moi persisteront jusqu’au dernier moment à marcher près d’un quart d’heure afin de se livrer à un rite plus long qui nous est imposé par le processus biologique qui clôture le cycle de la digestion, nous verrons chez certains concurrents la pudeur s’amenuiser rapidement.


J’en profite pour prendre en photo le soleil qui se lève au-dessus de la banderole de départ et faire quelques étirements. Je n’ai pas tiré sur ma jambe gauche depuis le dernier entraînement au cours duquel une douleur m’est apparue au niveau de la cuisse ; mais je suis assez confiant suite au repos et à la pommade étalée dessus pendant plusieurs jours.



Bientôt l’heure ; nous nous rassemblons petit à petit au pied de la banderole de départ, nous réunissons en cercle pour la photo proposée, et attendons avec impatience le discours du responsable de l’organisation, prononcé depuis le toit d’un véhicule tout terrain. J’ai de plus en plus envie de m’élancer, de laisser fuir ses jambes qui n’en peuvent plus de cette immobilité, et soudain le bonheur, l’extase, le coup d’envoi est donné. Pas trop vite, surtout… une semaine à tenir ! Ne pas griller toutes les ressources le premier jour et terminer déjà les jambes coupées. J’aperçois Grégory devant moi… il se rapproche… je le double… cela n’est pas normal, je devrais ralentir. Mais je suis bien, le rythme me convient. De toutes façons, il restera juste derrière moi et je le verrai en me retournant arrivé au premier arrêt, que nous appellerons « CP », pour check point, langage international oblige. J’en profite pour faire une petite photo de mon équipier et repars après lui. Il est en effet bien mieux organisé que moi et n’a pas besoin chaque fois de poser son sac pour recharger ses gourdes d’eau. Je le recroiserai quand même pendant la course, mais il faut rendre à César ce qui lui appartient, et sa première place au sein de l’équipe à celui qui participe déjà pour la troisième fois à cette épreuve. Je finirai quand même cette première épreuve quarante-deuxième au classement, ma meilleure performance de la semaine. Jean Marc ne s’est pas mal débrouillé non plus ; on doit être neuvième par équipe.

Déjà arrivent les autres pensionnaires de la tente numéro vingt-trois. Chacun commence à chercher dans son sac de quoi se restaurer, et discute un peu avec les autres. Voici déjà Eric, l’ami de notre team leader qui arrive en courant pour nous expliquer sa course, comment il allait gérer celle du lendemain, et caetera. Certains se plaignent que « pour une première épreuve, elle n’était pas facile ». En fait, elle ne faisait que vingt cinq kilomètres… et quant au sol et aux reliefs, il faut se rendre à l’évidence : nous ne sommes pas venus dans le désert pour faire des « courses faciles » !!!

Sur ce, j’apprends par mes collègues que je n’apparais pas dans le classement… en fait, après vérification, j’apparais bien, mais cent vingtième en raison d’une pénalité. Je me renseigne… le numéro du collège n’a pas été accepté comme tampon dans mon dossier médical, en dépit du fait que ce dernier était particulièrement fourni, grâce au test d’effort que j’avais passé quelques jours plus tôt. Sur proposition de la personne de l’organisation qui me renseigne, je remplis une réclamation.

Ensuite, il ne reste plus qu’à aller se coucher. Le soleil décroît rapidement, et comme notre seule lampe est notre petite frontale, chacun se dépêche de ramasser son bois, faire son feu, manger, et se couche. Maintenant, tout le monde ne parle que de l’étape de demain… les fameuses dunes, aussi réputées pour leur beauté que pour la difficulté que nous aurons à les franchir. Enveloppé dans mon sac de couchage, ne pouvant pas m’endormir, je pense à la course… entre autre… J’ignore ce qui m’inquiète le plus, presque à m’angoisser : ces interminables collines de sable qu’il faudra franchir, la grande étape deux jours après, je n’ai jamais couru une telle distance, l’idée de perdre de vue les autres concurrents et d’être obligé à moment donné de me repérer à la boussole, où tout simplement le moment où, de retour à Madrid, j’irai sonner à sa porte….


· Chapitre 3 : Le chant des dunes


Au petit matin, je me sens mieux. J’ai quand même réussi à dormir. Et puis le moment de passer à l’action est toujours libérateur, quelle que soit l’épreuve attendue. J’essaye de me contenir encore au départ, et me fais à l’idée qu’il sera sans doute nécessaire de marcher pour arriver au bout. En fait, on ne courant pas très vite, tout se passe bien. Et puis dans ce sol qui s’enfonce désagréablement, on apprend rapidement à repérer les traces de ceux qui nous ont précédés, et à rechercher les endroits les plus stables pour avancer. Encore une fois je rattrape Grégory. Encore une fois, je le prends en photo, et lui demande de faire de même pour voir quand même une fois mon nez lorsque je les téléchargerai au retour. Sage précaution que de lui demander maintenant, car jamais plus dans la semaine je n’arriverai à le rattraper. Après quatorze kilomètres dans les dunes, la suite est supposée reposante. Mais les faux plats succèdent aux vraies montées et mes jambes sont toutes endolories lorsque j’arrive en vue des derniers kilomètres de dunes. Je les aborde côte à côte avec un jeune londonien avec lequel j’engage la conversation pendant quelques foulées. Les dernières sont bien sûr les plus difficiles, quand nous nous attendons à voir surgir enfin le bivouac derrière chaque monticule de sable qui en fait ne masque que son frère jumeau… Mais cette dure épreuve est déjà terminée, et en fait elle n’était pas si difficile… juste épuisante. Grégory est déjà allongé sous la tente en train de se reposer. Eric ne tardera pas à faire irruption. J’en profite pour aller voir les classements et les horaires d’ouverture de la tente d’où l’on peut envoyer des mails, après avoir souscrit pour quarante euros la carte de six unités. Je croise un concurrent qui arrive, épuisé, qui me demande de l’aider à porter son eau. Le pauvre n’aura la force de me remercier que le lendemain. Il est évident que dans cette circonstance, nulle ne jugera la politesse de qui que ce soit lorsqu’il marche à peine. Je regagne la tente, mange quelques fruits sec en regardant avec envie le taboulé hyophilisé de mes partenaires. On m’apporte un papier. Ma réclamation a été acceptée au vue de mon dossier, voilà qui motive encore plus pour demain ! Bientôt arrivent les mails… et si elle m’avait écrit ? Non, mais mes parents et mes amis de Paris ont pensé à moi.

Nous faisons la queue pour envoyer un mail, allons chercher du bois, et déjà le soleil décline. Comme le temps pase vite, alors que j’avais peur de m’ennuyer ! Il faut dire que nous passons beaucoup de temps allongés, à nous reposer.

Commence alors le manège quotidien de William, consistant à saisir la sa casserole chauffée directement dans le feu, à la soulever légèrement et à la faire retomber au même endroit avec une moue de douleur. La nuit semble beaucoup moins fraîche ; je commence à avoir chaud dans mon duvet. J’attribue plus cette sensation à la chaleur emmaganisée pendant la journée qu’à un revirement climatique soudain. Et je m’endors.


· Chapitre 4 : De l’aube au crépuscule… et plus si affinités


Que dire de l’étape suivante ? Trente huit kilomètres. Oui, c’est tout. Bien sûr, nous traversons moult paysages ravissants et variés, tous plus secs les uns que les autres, mais le seul souvenir que je garderai de cette étape est que c’est celle qui précède la grande étape, que l’on appelle « étape de nuit », même si les meilleurs arriveront sans doute avant celle ci. Au dernier CP, je ressens une douleur derrière le genou gauche… mauvaise nouvelle. Elle se fait plus intense lorsque je redémarre, mais une fois chaud, ça va. Je vais quand même à la tente médicale à l’arrivée. Jean Marc, qui est arrivé peu après moi, m’accompagne. Il sera reçu par une ravissante infirmière, ce qui ne sera pas mon cas ; la chance ne change pas de camp à chaque tournant.

Pendant ce temps, le vent pousse le sable dans les tentes. On a beau les fermer à moitié, les sacs et duvets se remplissent petit à petit. Je rentre avec ma pommade. Bernard en profite pour examiner un peu l’état de la blessure. Il ne fait pas vraiment partie de notre équipe, mais il en assure un peu la logistique : il a toujours un pansement à nous donner, de l’eau chaude en trop, soigne les bobos,… et surtout il a toujours le mot pour rire. Enfin quelqu’un qui ne parle pas que de la course d’hier, de celle d’aujourd’hui, de celle de demain…

Le lendemain, c’est le départ de la grande étape. Discours quotidien des organisateurs, un air de samba avant le départ, et la majorité des concurrents s’élancent. Les cinquante premiers au général partiront dans trois heures. Actuellement, il est neuf heures. Pas de douleur au genou. La route paraît moins longue qu’elle n’est réellement lorsque l’on avance à rythme modéré, que l’on se délecte des paysages et que l’on prend des photos. Jean Marc me rejoint bientôt et on fait une longue partie du chemin en semble. Nous nous séparons lorsqu’il décide de marcher un peu… pour ma part, je continue en courant.

Il me dépassera au CP4, lorsque je m’arrête une demi-heure pour manger et me reposer. Là, j’ai déjà les jambes coupées… je suis devant le mur du marathonien et il me reste encore près de quarante kilomètres à courir. Je le croiserai un peu plus loin, ayant repris ma course, les jambes de plus en plus douloureuses.


Il est pratiquement dix-sept heures. J’avance tant bien que mal dans le sol en terre dure recouvert d’une épaisse couche de sable que le vent pousse au fur et à mesure. Soudain, je sens quelqu’un se rapprocher à vive allure. C’est l’un des deux frères qui m’a déjà rattrapé. Parti trois heures après moi, ces champions du marathon des sables depuis plusieurs années semblent survoler le désert. J’applaudis respectueusement lorsqu’ils me dépassent. Aucun ne daigne se retourner pour voir le vulgaire trotteur qui les encourage. Quelques minutes plus tard, je suis au dernier CP. On accroche à mon sac une petite lumière pour que je sois plus facilement repérable dans la nuit par les autres concurrents et par l’organisation. La nuit ne va pas tarder à tomber. Je continue à courir tant que je peux, mais mes jambes me font souffrir. J’aperçois au loin le dernier point de contrôle. Il semble possible de le toucher en allongeant la main, mais j’ai beau allonger la foulée il me semble ne pas se rapprocher. J’y arrive enfin. J’arrive à forcer un sourire et une mauvaise boutade à l’attention de ceux qui notent mon numéro, me donnent de l’eau, s’enquièrent de ma santé et m’accrochent un petit bâton lumineux à l’arrière du sac à dos en prévision de la nuit qui tombe déjà. Je repars tant bien que mal au petit trot, mais les douleurs finissent par me faire hésiter à changer de rythme. Et voilà que la lumière décroît de plus en plus… Je mets en route ma frontale, que j’avais fixée sous la visière de ma casquette au dernier CP, mais le résultat n’est pas concluant. J’essaie à la fois de garder le rythme pour ne pas perdre de vue les lumières de ceux qui me précèdent, et de regarder où je mets les pieds entre les sols sablonneux et plus durs. Mais soudain je perds l’équilibre, mon sac part à la verticale devant moi et m’entraîne au sol. Je me relève, mais j’ai de plus en plus mal. J’essaie de courir un peu pour pas me retrouver isolé, mais peu à peu, je n’en peux plus, je marche, je marche, j’ignore où j’en suis, je suis crevé… Je grogne comme un animal en voyant disparaître les petites lucioles qui me dirigeaient, mais n’ai plus la force ni la volonté de reprendre la course. Il ne me reste plus qu’à avancer, avec des enjambées les plus grandes possibles pour limiter mon retard. Plus rien devant moi. Je n’ai pas envie de sortir ma boussole, pourtant à portée de main, ni mon road book. De toutes façons, je suis incapable de deviner la distance parcourue depuis le dernier point de contrôle. Je garde pourtant confiance, j’avance dans la direction où j’ai vu disparaître les lumières et j’ai bon espoir de voir bientôt l’arrivée. Mais celle ci n’apparaît toujours pas après plus d’une heure de marche. Les lumières disposées par l’organisation et les véhicules qui commencent à prendre place pour nous éclairer me renseignent et me rassurent bien vite. Mais plus que tout, ce sont les concurrents qui se font de plus en plus nombreux à me doubler qui me confirment la route à suivre. Je n’ai absolument pas peur de me perdre, mais plutôt de perdre du temps à ne jamais voir les lumières du bivouac. Moi qui avais fait une si bonne course (considérant mon niveau, j’entends bien !!!), peiner autant sur les derniers kilomètres ! Un groupe me dépasse. Je reconnais Jean Marc. Dans un élan de motivation j’essaie de remettre le moteur en marche, de l’accompagner… ce serait vraiment agréable de terminer ensemble après avoir parcouru une grande partie de l’étape côte à côte ! Je lève les pieds, tente deux foulées et abandonne. Le voici qui disparaît au loin. Lui ne m’avait pas reconnu dans la nuit. Et je continue à avancer… l’arrivée me semble une chimère, que j’espère cachée derrière chaque virage mais qui demeure en fait en un autre monde. Plus je repense aux premiers kilomètres, aux petites secondes gagnées en accélérant dans des côtes, plus je prends conscience du temps qui s’écoule tandis que je me traîne lamentablement, et plus je peste contre moi-même. J’en arrive à me réciter les pires insultes auxquelles je n’ai jamais pensées face aux rares personnes que j’abhorre réellement. Mais l’on a beau frapper l’âne, il n’avance pas plus vite. Et soudain, face à moi de nombreuses lumières… la fin est proche… mais de combien ? Tous ces phares sont ils devant, derrière la banderole ? Et dans ce décor extraordinaire, voire fantastique, à quelle distance réelle me situé-je ? Je n’en sais rien, inutile d’accélérer, de toutes façons je ne peux pas. Je continue pas à pas, et je me moque d’être encore à cinq-cent mètres ou huit kilomètres. De toutes façons j’arriverai, dus-je marcher encore pendant quatre heure. Mais quelques détails se précisent et semblent finalement bien vouloir se rapprocher au fur et à mesure de mon effort. Oui, c’est bien là, sous ces deux gros projecteurs. Et je m’imagine franchir la porte terrassé, tomber sur les genoux, au comble de l’épuisement. Des gens sont là, applaudissent, m’encouragent. J’affiche toute la douleur dans une moue expressive, mais cette dernière disparaît, remplacée par le bonheur d’avoir terminé. Une charmante jeune fille s’approche, m’ayant vu boiter, froncer le front, serrer les dents : « Comment vas-tu ? ». En fait, je n’en sais rien. Je ne sens plus mes jambes. Je la regarde. « Je ne me suis jamais senti aussi bien ! »


· Chapitre 5 : Trêve provisoire


Après avoir récupéré mes bouteilles d’eau, je jète un regard circulaire sur le campement. Seuls quelques deux cents mètres me séparent de ma tente, mais après cette épreuve la distance me paraît insurmontable. Le temps de reprendre un peu mes esprits et j’y vais. La tente de mail est encore ouverte… j’essaierai d’envoyer un message pour rassurer mes nombreux fans… enfin,… mes parents. J’avance à petit pas. Il me tarde de poser ce sac qui m’a déchiré les épaules pendant la course. Je m’allonge un peu. J’ai mal au jambes. Je me relève. J’arrive finalement trop tard pour envoyer mon message. Je me recouche donc. Jean Marc dort déjà. En vain j’essaierai de trouver le sommeil, me retournant dans mon sac essayant de trouver une position moins douloureuse. Combien de fois hésiterai-je à me lever pour aller à la permanence médicale demander un comprimé anti-douleur ? Mais je n’en aurai pas la force. Voici déjà Greg qui arrive. Il était parti trois heures après nous, comme le veut le règlement à la grande étape pour les cinquante premiers au classement général. La tente se remplit au fur et à mesure au cours de la nuit. Bernard quant à lui arrivera vers les sept heures. Il a couru pendant toute la nuit ; c’est admirable. La journée dite « de repos » passe très vite. Je pensais pouvoir en profiter pour prendre des notes, ayant emporté papier et crayon à cet effet, sur mes impressions face aux somptueux paysages rencontrés, mais entre les siestes, les repas pendant lesquels il faut parfois se forcer à manger, lutant contre la fatigue, et l’attente pour écrire un petit message disant que tout va au mieux, le temps passe incroyablement vite. Je suis heureux de voir qu’au fur et à mesure de la journée, mes douleurs musculaires s’effacent. La douleur qui avait apparu avant hier derrière mon genou semble être maintenant au niveau de la hanche. Mais il y a tellement de monde qui attend pour des soins que je renonce à l’idée d’aller faire la queue.

En mettant un peu d’ordre dans mes affaires, je remarque que ma fusée de détresse a disparu… Je ne l’avais pas remarqué plus tôt. Me l’aurait on prise ? La logique est qu’elle sera tombée lors de ma chute la nuit dernière. Grosse déception dans l’équipe : nous allons sans doute avoir droit à une pénalité ; quel dommage alors que notre classement était bon ! Mais encore une fois, c’est Bernard qui me vient en aide. Il me prêtera la sienne le lendemain après l’épreuve. Les risques de se faire contrôler d’ici là sont infimes.

Et c’est déjà la dernière distribution de mails de la soirée. Je suis aux anges… elle m’envoie un petit message plein d’humour ! Je n’ai plus mal nulle part et ne tarderai pas à m’endormir.

· Chapitre 6 : Un marathon pour rigoler


Greg nous avertit de nouveau au petit matin : restons calmes, car cela risque d’aller vite aujourd’hui. En effet, le rythme est rapidement donné au départ. Jean Marc et moi-même partons tranquillement. Nous restons à peu près au même niveau jusqu’au premier point de contrôle, mais ma douleur à la hanche se fait de plus en plus sentir ; elle devient même insupportable lorsque mon pied gauche heurte un caillou. Ma course se fait de plus en plus claudicante. Me voyant arriver au poste suivant, l’infirmière me propose un cachet contre la douleur et de prendre un peu de repos. J’accepte la première proposition bien volontiers, mais pas la seconde. En guise de compromis, je passe à la tente médicale pour recevoir un peu de pommade à étaler sur mon corps torturé… et repars bien vite.

Les décors sont toujours magnifiques, mais je les apprécie de moins en moins. En revanche, quelle émotion lorsque nous traversons un petit village de quelques maisons, ces habitations en terre cuite mêlée de paille et au toit en terrasse, et que des enfants courent aux côtés des sportifs pour les encourager : deux bouts de choux me prennent une main chacun et me tirent sur quelques mètres ; involontairement j’accélère la foulée et continue sans peine à ce nouveau rythme jusqu’à ce que mon articulation maudite se rappelle à nouveau à mon souvenir…

La course est assez pénible sur les derniers kilomètres ; encore une fois, lorsque l’arrivée est en vue, il reste encore un long chemin à parcourir, en raison de ces grandes étendues vides si inhabituelles pour des citadins. Je ressens toujours ces tourments à chaque pierre, laissant parfois échapper un court rugissement d’animal blessé.

Derniers mètres ; je me sens rattrapé par deux concurrents. Ils prennent un sprint. Je tente de faire de même, mais en boitant, on perd beaucoup d’efficacité et je me fais doubler littéralement sur la ligne. Je suis contrit. J’aperçois alors Greg avec son coupe-vent à la main. C’est sympa d’être venu m’accueillir ! Il me félicite rapidement pour ma course ; le résultat est pourtant médiocre, mais je n’ai pas été aidé par ma condition du jour. Il ajoute que nous avons un contrôle de sac pour toute l’équipe ; Jean Marc et lui-même y sont déjà passé. Il a une fusée de détresse avec lui mais ne sait pas comment me la donner discrètement. Je prends mon eau, et effectivement on vient me demander de passer dans la tente accueil pour le contrôle. La douleur aidant, il ne me faut pas ajouter grand chose pour gémir en m’allongeant sur le sol avec l’aide de Greg. Urgence, je me sens mal. La jeep vient me chercher pour franchir héroïquement les quelques vingt mètres qui nous séparent de la « clinique » ; le team leader se porte volontaire pour passer le contrôle à ma place, étant donné qu’il a gardé mes affaires à l’arrivée. Il me faudra quand même faire la queue pour être soigné, après avoir avoué n’être pas, finalement, si mourant que ça ! Cela en vaudra la peine, car une charmante infirmière me soignera les ampoules, s’inquiètera de voir mes yeux rouges et me donnera des gouttes pour les soigner, ainsi que des anti-inflammatoires pour ma hanche ; ensuite l’ostéopathe me redressera un peu, et c’est reparti pour la course de demain !


· Chapitre 7 : Retour à Ouarzazate


Dernier jour. Enthousiasme et déception se mêlent en mon âme. C’est en effet un balais de sentiments, entre la joie d’en finir, d’être si prêt du but, et le regret d’une aventure qui prend fin. Langueur habituelle au matin… je vais chercher mon eau pendant que d’autres restent allongés, les yeux plissés de vouloir les fermer suffisamment pour bloquer les premiers rayons de soleil qui viennent les frapper sans l’obstacle de cette toile de tente déjà retirée. Greg nous avertit que cela va encore partir vite ; lui même se tient prêt à soulever des nuages de sables sur son passage. Chacun s’élance à l’heure du départ pour cet ultime semi marathon ; le parcours est somme toute roulant et bientôt nous apercevons les premiers signes de civilisation : quelques maisons de terre semblent sortir peu à peu des sables. Malgré quelques douleurs que la course ravive, l’exaltation de ces derniers kilomètres m’entraînent à accélérer le pas. Plus encore lorsque nous entrons dans le petit village de Tazarine. Mais les derniers kilomètres sont toujours les plus difficiles, et ils me semblent même interminables. Je suis exténué quand nous arrivons sur le bitume ; à chaque virage, j’attends l’arrivée, mais suis longtemps déçu. Le chemin est pénible, il fait chaud, je suis en nage, mais trouve la force de sourire ironiquement aux gamins quoi nous demandent de l’argent ou des cadeaux en nous voyant passer. Je ne suis généralement pas très philanthrope, mais là, il est hors de question que je m’arrête pour sortir une paire d’euros du fond de mon sac !!!

Enfin, au bout d’une côte, une route qui descend vers la droite est particulièrement animée ; et juste là, en contrebas, l’énorme couloir gonflable dénonce la ligne d’arrivée. Dès que je réalise, je sprinte, mais c’est un peu tard… le temps d’accélérer un peu, en boitillant pour la forme, et me voici déjà de l’autre côté, les épaules tenues par le président de la course qui me remet la médaille de finisseur et me fait l’accolade.

Le temps de souffler un peu, de déposer mon sac par terre, et je ne tarde pas à voir Greg qui vient à ma rencontre. Jean Marc est déjà arrivé, et il m’attend avec Eric sous une tente berbère près des bus. En raison de mon arrivée tardive par rapport à mes collègues, le numéro de bus qui m’a été attribué partira dans près de deux heures. Et j’ai pourtant tellement besoin de prendre un bon bain, de me reposer ! Mais Greg aura tôt fait d’échanger mon ticket contre un autre… je monte rapidement dans l’autocar, Jean Marc à côté de moi et commence à poser ma tête contre la vitre. J’ai alors envie de prendre une photo à l’extérieur. Mais je n’ai pas la force de me lever et de ressortir. Tant pis, je la prends à travers la vitre. On verra les reflets des rideaux, mais tant pis. Je reste ainsi figé dans un état second, jusqu’au moment où le véhicule se mettra en route. Et c’est là que commencera vraiment l’aventure, celle qui a le goût du danger et de l’imprévu. En effet, le chauffeur semble encore plus pressé que nous d’arriver. Nous le forcerons tout de même à s’arrêter après vingt minutes de route pour fermer un coffre à bagage latéral qu’il avait laissé ouvert. Ensuite, ce sera la course avec les autres bus, puis les voitures lorsque ceux là seront dépassés. Les routes en lacet bordées de précipices seront avalées à une vitesse démente, le chauffeur doublant sans vergogne tout autre véhicule dans les virages. Certains coureurs, qui avaient vaillamment conquis les plaines et les dunes du Sahara, soudain pâlissent. Et puis Ouarzazate apparaît au loin… et presque aussitôt nous y sommes. Nous tournons un peu avant de trouver l’hôtel. Après confirmation du nom, nous descendons rapidement, soulagés de retrouver cette chère terre ferme, et je me rue vers le lieu où sont entreposés les sacs pour récupérer le mien. Ca y est, je l’ai. Jean Marc, dont je partage la chambre, a pu récupérer le sien également. Nous nous étions mis d’accord dans le bus sur les ordres d’accès aux toilettes et à la salle de bain. Je prendrai deux bains et une douche d’affilée, et mes affaires salles rejoindront les siennes sur le balcon. Je m’allonge quelques minutes, et après s’être accordés avec Greg, dont la chambre mitoyenne nous permet de dialoguer depuis le balcon, nous descendons prendre une bière sur la terrasse de l’hôtel. Greg est tout excité : ce soir c’est le buffet à l’hôtel


· Chapitre 8 : fin de l’aventure !


J’ai retrouvé mon livre dans mon sac, mais pas ma chevalière, que j’avais abandonnée après de longues hésitations. Je retourne le bagage dans tous les sens sans succés. Je chercherai mieux demain. Greg meurt d’impatience, et de faim ; il nous attend pour aller nous jeter sur le buffet. Ce dernier est effectivement fort alléchant ; aussi nous remplissons tous nos assiettes avec de la semoule, des viandes, des légumes, et n’avons pas entamé la première assiette que nous pensons déjà avec envie à la seconde. Mais là, oh, stupeur ! notre estomac se serre rapidement et il devient presque impossible de finir l’assiette. A force de nourriture hyophilisée, s’est rétracté, et en dépit de cette abondance ne nous laisse pas assouvir notre faim complètement.

Mais dès le lendemain, le problème s’estompera. Un bon petit déjeuner à l’hôtel après une bonne nuit, oh confort suprême, passée dans un lit, une petite visite guidée de la cité historique avec quelques uns de nos collègues de tente, et nous voici attablés dans un bon restaurant de la ville. Bien sûr, nous nous reposerons l’après midi pour être frais et dispos pour le buffet du soir. Encore une douce nuit et lever bien avant les premiers rayons du soleil pour partir vers l’aéroport. Les cousines de Jean Marc nous attendent à Roissy avec leur maman pour célébrer le retour de leur champion. De mon côté, j’enregistre mes bagages pour Madrid où j’arriverai dans la soirée. Je déballe mes affaires, prépare une machine, tourne un peu en rond, réfléchis… je devrais attendre demain. Jose, mon chef, m’appelle pour prendre des nouvelles et me féliciter. Il m’invite même à dîner mais je ne me sens pas pour des agapes ce soir. J’hésite encore, puis je me décide. Je me lève, je sors de chez moi et m’avance vers la porte de ma voisine. Je reprends mon souffle. Mon cœur bat à vive allure. Ce sera le moment de vérité. Va t elle m’avouer n’avoir eu qu’envie de passer une nuit avec moi, et on n’en parle plus, ou va t elle se jeter dans mes bras, avant que nous passions la nuit ensemble à parler de ma course et des prochaines folies que nous ferons, cette fois, ensemble ? Ma main se lève et s’arrête à quelques centimètres de la sonnette. Je ressens encore cette angoisse mêlée d’excitation qui m’envahissait à chaque départ quelques jours auparavant. Doucement, telle une caresse donnée à l’interrupteur de plastique, je sonne…