"La vie ne fait pas de cadeau" chantait Jacques Brel. Hélas ! ce n'est que trop vrai et tous, nous avons éprouvé plus ou moins la rudesse de l'existence. Certains ont connu la pauvreté parfois dès leur enfance. Et la misère même n'était pas très loin, avec la faim qui tenaille sinon les enfants du moins la mère qui se prive pour eux. Et le "malheur qui est profond, profond, profond" fait pleurer : que de larmes versées en secret ou devant les compagnons de cellule, les soirs où le remords est trop violent, où la solitude est sans fond, où la misère intérieure devient abime ! Et que dire de la violence subie de la part de ceux qui se croient meilleurs : insultes et crachats, ragots et médisances répandus faussement au long des couloirs, et cela jusqu'aux coups parfois. "Ici, c'est pas la joie !" : voilà la première parole que j'ai entendue dans un parloir alors que j'étais visiteur. Et nous savons bien que ce n'est pas seulement ici, hélas ! que ce n'est pas la joie. "Le bonheur, c´est toujours pour demain" affirme Pierre Perret dans une chanson pessimiste. Pour demain, c'est-à-dire qu'il n'est qu'un rêve aussi perpétuel qu'irréaliste.
Et voilà Jésus qui ose annoncer le bonheur et proclamer heureux les pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui ont faim, ceux qui sont persécutés, insultés, ceux dont on dit faussement toute sorte de mal. Serait-il donc vraiment "le doux rêveur de Galilée" comme disait l'écrivain Renan au 19° siècle ? Ses proclamations sont-elles bien sérieuses puisque, finalement, elles l'ont mené à l'échec et à une mort dégradante ?
Bien évidemment, ces béatitudes, ces neuf déclarations commençant toutes par le mot "heureux" ne constituent pas un programme politique, économique ou social. Ce ne peut être le préambule de la constitution de quelque Etat que ce soit. Mais c'est bien plutôt la charte du Royaume de Dieu, le Royaume des Cieux comme dit Matthieu. Drôle de royaume, en vérité, dont le roi ne sera proclamé que sur la croix : "Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs" dit l'écriteau fixé au-dessus de sa tête. Et son peuple n'est guère reluisant lui non plus : une foule de petites gens, des moins que rien parmi lesquels des boiteux, des lépreux, des voleurs et des femmes de mauvaise vie, des gars agités et perturbés par leurs fantasmes quasi démoniaques. Sans oublier une douzaine de disciples qui le suivent. Pour l'instant du moins, car en cas de coup dur comme lors de son arrestation, tous s'enfuient et le renient. Et lui, Jésus, de maintenir : "Heureux êtes-vous !"
Heureux quand ça va mal ? Les plus âgés parmi nous ont connu dans leur jeunesse une religion qui présentait la vie sur terre comme la traversée d'une vallée de larmes. Mais, disaient les prédicateurs, si vous supportez les épreuves que Dieu vous envoie, - comme si Dieu était la source de nos souffrances ! - vous serez récompensés au ciel après votre mort. Heureusement, cette religion doloriste a disparu. Trop centrée sur la croix, elle oubliait trop le matin de Pâques. Jésus n'exalte pas la pauvreté, les pleurs, la faim et les persécutions et autres malheurs. Toute son action dit le contraire : il console la mère qui pleure son fils mort, il relève le boiteux qui se traînait au sol, il rend sa dignité au lépreux méprisé et rejeté, il apaise le possédé qui hurlait et lui redonne son humanité. Et loin de chercher lui-même à souffrir, il se cache quand il se sent en danger. Pour Jésus, - comme pour nous - la souffrance est un mal qu'il faut combattre et éliminer.
Alors, que veut-il dire ? Comment comprendre ces neuf proclamations de bonheur ?
Tout d'abord, remarquons qu'il ne s'agit pas de commandements, d'une liste de choses à faire. Les seuls impératifs – donc en forme d'ordre – sont : "Réjouissez-vous, soyez dans l'allégresse !". Voilà qui porte à l'optimisme !
Ensuite, comprenons bien que, pour Jésus, la pauvreté, la faim, les épreuves n'ont aucune valeur en elles-mêmes. Ce qui importe, c'est le cœur de l'homme. Ce qui importe, c'est, comme il le dit sans cesse au long des chemins de Galilée et de Judée, le Royaume de Dieu. Royaume qui, encore une fois, n'est pas dans l'au-delà mais dans l'ici et maintenant. C'est le monde nouveau de Dieu. Aujourd'hui. Rappelons-nous cette parole adressée à Zachée le percepteur voleur : "Aujourd'hui, le salut est entré dans cette maison". Ce monde nouveau n'entraîne pas automatiquement la transformation de notre quotidien comme par un coup de baguette magique. Ce qui est transformé et qui amène Jésus à proclamer heureux ses disciples, c'est la conscience nouvelle donnée à chacun et reçue de la part de Dieu : vous qui êtes pauvres, vous qui souffrez de la faim, vous qui êtes persécutés, vous avez valeur infinie. Vous êtes plus que ce que vous croyez : vous êtes "appelés enfants de Dieu" – "et nous le sommes" répète l'apôtre Jean dans sa 1° lettre au cas où nous aurions encore quelque doute.
Le monde nouveau de Dieu montré dans les béatitudes, c'est aussi un style de vie à la suite de Jésus le Christ. Style qui est souvent contraire de celui du "monde puisque celui-ci n'a pas connu Dieu". C'est la douceur, qui se manifeste dans le respect de l'autre, dans la fraternité ; la miséricorde qui pousse à pardonner et à ne pas laisser l'autre dans sa misère intérieure et parfois dans sa colère ; la pureté du cœur, la limpidité du regard et de l'intention qui ne possède pas autrui mais lui laisse sa liberté. Et sans doute aussi une grande paix intérieure même quand la vie est rude, même dans l'adversité, même sous les coups de la méchanceté et de l'oppression.
"Heureux les pauvres, les doux, les artisans de paix…". Est-ce une promesse pour plus tard ? Oui sans doute et les verbes au futur le suggèrent : "ils seront consolés, ils verront Dieu…". C'est que le monde nouveau de Dieu, son Royaume n'est pas encore pleinement établi, nous ne le savons que trop. Dieu ne fait pas défaut, non, mais nous les hommes sommes lents et lourds pour vivre dans la nouveauté chrétienne. Les béatitudes : une promesse mais aussi une constatation : vous êtes heureux dès maintenant, dit Jésus, si vous vivez à ma suite, selon mon style, dans la mouvance de mon Esprit. Avouons que nous avons encore bien de la peine à y croire. Bien de la peine à en vivre.
Et si nous ne sommes pas heureux, trop écrasés par le malheur et la faiblesse, rappelons-nous cette parole de Jésus, cette béatitude rapportée au livre des Actes des Apôtres par l'apôtre Paul : "Il est plus heureux de donner que de recevoir".