Si l'on en croit les évangiles selon Matthieu, Marc et Luc, Jésus était très doué pour raconter des histoires, des paraboles. "Le Royaume des Cieux est semblable à…" et un petit récit délicieux suit qui amène l'auditeur là où il ne croyait pas aller, à l'inattendu. Et finalement, à un choix à faire pour sa vie quotidienne.
Dans l'évangile selon Jean, écrit quelques dizaines d'années plus tard que les autres, c'est différent. La communauté où est né cet évangile a beaucoup médité. Elle est arrivée peu à peu à comprendre que le Royaume de Dieu annoncé n'est pas à attendre dans un futur plus ou moins lointain. Le Royaume est déjà réalisé, déjà présent en Jésus ressuscité. Finalement, le Royaume de Dieu, c'est Jésus Christ. Alors, au lieu de dire "Le Royaume est semblable à une vigne, ou à un chemin, ou encore à du pain partagé, à la lumière…", l'évangéliste fait dire à Jésus : "Je suis la vigne, le chemin, le pain…". Et aujourd'hui "Je suis le bon berger". On pourrait dire qu'il n'y a là que remarque d'ordre littéraire et que cela ne change pas grand-chose. Je pense que si. Car en disant "Je suis le berger et vous êtes les brebis", Jésus s'établit avec nous dans une relation personnelle forte.
Dire "je suis", dire qui nous sommes est en effet chose risquée et forte. C'est toujours incomplet et donc insatisfaisant. Je suis ceci mais aussi cela et encore autre. Et nous ne supportons pas – avec raison – qu'on nous enferme dans une identité, qu'on nous réduise à un aspect de notre être, de notre "je suis". Encore moins qu'on nous réduise à l'identité avec un de nos actes passés. On peut dire que Jésus est mort du refus qu'on a opposé à son identité, à son "je suis". Car dire "je suis", c'est risqué. Voire dangereux. Dire "Je suis juif" n'a pas la même densité dramatique en 2007 qu'en 1940. Dire qui l'on est oblige l'autre à se positionner et parfois à accepter de changer. Je me souviens d'un épisode vécu ici même il y a 4-5 ans. Pendant la messe, la porte s'ouvre et des insultes vous sont, nous sont adressées. Je sors dans le couloir et un excité me demande avec agressivité: "T'es qui, toi? – Je suis un des aumôniers". L'autre a été désarçonné et a pu entendre ce que j'avais à lui dire. Dire "Je suis" est engageant, exigeant. "Je suis chrétien": il me faut alors être logique avec moi-même et vivre en conséquence sous peine d'hypocrisie. "Je suis père d'une fille et d'un fils" et ma vie entière en est changée. "Je suis le bon berger" et c'est très risqué.
Le berger n'est pas ici montré comme un gardien qui oblige à faire ceci ou cela et à ne pas dépasser telle ou telle ligne ou clôture. Vous avez vu sans doute des gens menant leur troupeau de vaches. Le chien, le bâton, les cris et les coups mènent sans faille le troupeau à son pré. En Palestine, au contraire, le berger marche devant ses moutons et ils suivent. Ce qui fait marcher ensemble, c'est la connaissance mutuelle et l'écoute de la voix qui guide. Autrement dit, Jésus nous montre le chemin et nous invite à le suivre. En toute liberté. Suivre est ici, comme dans tous les évangiles, un verbe fort. C'est le verbe qui signifie être disciple. "Viens et suis-moi… Si tu veux…" On sait bien que se lever et suivre Jésus n'est pas sans risque, n'est pas de tout repos. Le chemin aboutit au pied de la croix, ou du moins, passe par la croix. Suivre ce berger, c'est s'engager dans une vie bousculée, sans cesse remise en question. Le confort d'une petite existence tranquille n'est pas pour le disciple de Jésus car il lui faudra s'engager pour que sa vie soit toujours plus conforme à celle de son maître. Il lui faudra s'engager pour que ce monde parfois si terrible et inhumain ressemble un peu plus chaque jour au Royaume de Dieu. "Pour la gloire de Dieu et le salut du monde" disons-nous à la messe. Et j'ajoute parfois : Et il y a du travail à faire pour que ce soit vrai ! Ici et maintenant.
La tâche est donc rude. Car les résistances sont grandes. Autour de nous, le monde est dur, les situations inhumaines parfois. Très compliquées en tout cas, et on ne sait trop par où commencer pour résoudre les problèmes. Mais en nous-mêmes, les résistances sont aussi importantes. Inutile d'en faire la litanie trop intimement connue par chacun. Et puis il y a les autres à porter et à supporter parfois. Etre disciple, suivre ce berger qu'est le Christ Jésus, c'est rude. Mais notons que par deux fois, il est dit que "personne ne pourra les arracher de ma main" ou "de la main du Père". Qu'est-ce à dire ? N'allons pas croire à quelque intervention directe de Dieu ou du Christ dans nos vies pour nous protéger de quelque épreuve ou danger. Mais entendons là une parole de confiance. Non un conseil mais une assurance exprimée. Ceux d'entre nous qui ont des enfants savent ce que veut dire tenir par la main. Un échange de confiance donnée et reçue dans la réciprocité. Et pour l'enfant, l'assurance d'être protégé des dangers et de soi-même dans sa propre impétuosité immature, la tranquille assurance qui permet de se construire humainement. C'est dans cette confiance que Jésus veut nous établir, dans une relation personnelle forte (comme nous disions tout à l'heure), avec lui et avec Dieu appelé Père. Oh bien sûr, cela ne résout pas les problèmes, cela n'élimine pas le fond d'angoisse qui menace toujours de nous submerger. Cela ne guérit pas l'état dépressif permanent ou passager qui embrume l'existence de tel ou tel. Et pourtant ! Pourtant il y a dans la foi chrétienne un optimisme fondamental qui est le socle de nos existences. Malgré toutes les difficultés dues à nos déficiences et à nos failles personnelles, malgré la dureté de la vie qui nous est imposée par les structures sociales, par les murs qui nous entourent, nous vivons avec un fond de confiance. Et, pourquoi ne pas le dire ? avec une joie de vivre qui fait l'arrière-fond de nos vies parfois très chaotiques.
D'où vient cette confiance ? Du Bon Berger, celui qui est allé jusqu'à donner sa vie pour ses brebis. Celui qui est allé jusqu'à la mort pour proclamer à la face du monde que le plus petit, le plus misérable est aussi un membre à part entière du troupeau, un membre à part entière de la famille humaine. Pour proclamer que le boiteux, le tordu et le malpropre sont eux aussi enfants du Dieu Père. Cette confiance qui nous habite, qui nous est donnée prend sa source au petit matin de Pâques, quand le Bon Berger a été relevé par Dieu et exalté, ressuscité. (C'est pourquoi nous lisons cet évangile au 4° dimanche de Pâques).
Cette confiance prend sa source dans l'amour, dans la confiance qui unit Jésus à son Dieu quand il va jusqu'à affirmer : "Le Père et moi, nous sommes un". C'est un don qui nous est fait, gratuit, total, sans contrepartie : le berger n'attend pas de reconnaissance de ses brebis. Et Jésus nous dit la réalité de ce don : "Je leur donne la vie éternelle". Il ne dit pas : Je leur donnerai – et nous pensons alors à ce qui pourrait suivre la mort. Il dit : "Je leur donne". C'est présent, aux deux sens du mot, c'est-à-dire un cadeau dans notre aujourd'hui. Aujourd'hui, nous sommes vivants de la vie éternelle. Aujourd'hui nous recevons le don de la confiance de Jésus. Aujourd'hui, nous avons à vivre concrètement, quotidiennement, banalement, dans cette vie éternelle, dans cet amour qui nous est proposé, qui nous est donné par le Bon Berger. Apparemment, rien n'est changé. Et pourtant, tout est transfiguré.