Très doué pour inventer des histoires, Jésus nous présente aujourd'hui deux personnages hauts en couleurs. D'abord un juge qui "ne craint pas Dieu et ne respecte pas les hommes". Comment cela se manifeste, le narrateur ne nous le dit pas : sans doute fainéant laisse-t-il traîner en longueur les dossiers ou ne se met-il au travail que si on lui verse quelque pot de vin. Quant à la foi en Dieu, c'est le dernier de ses soucis. La veuve, elle, est comme toutes les veuves de l'époque : sans mari, elle est sans appui, sans protecteur et sans ressources. Et de plus opposée à un adversaire qui lui cherche noise. Mais c'est une femme de caractère : elle ose réclamer avec insistance. Finalement, le juge la craint : il finit par lui rendre justice pour, dit-il, "qu'elle ne vienne pas me mettre un œil au beurre noir" – c'est en effet la traduction littérale ! Donc une femme prête à faire le coup de poing !
Deux personnes vraiment différentes. En effet, si nous regardons de plus près, nous remarquons que le juge n'a pas d'interlocuteur. Il se parle à lui-même dans un monologue très égocentrique, uniquement centré sur lui et sur sa tranquillité, voire sa sécurité. La femme au contraire est dans la relation. Relation conflictuelle avec son adversaire, relation de plainte face au juge, relation très forte qui peut éventuellement aller jusqu'au coup de poing à la figure. Une femme de dialogue qui prend sa vie en mains et qui sait ce qu'elle veut.
Cette histoire, dit Jésus, ces deux personnages sont une parabole qui symbolise les rapports entre Dieu et nous. Etonnant pour le moins ! Mais avec Jésus, on est habitués aux histoires pleines de paradoxes et d'étrangetés. Et le pourquoi de cette parabole nous est signalé d'entrée par l'évangéliste Luc : c'est "pour montrer qu'il faut toujours prier sans se décourager" - prier pour demander, suggère l'histoire.
La question qui se pose à nous est d'abord celle-ci : est-ce que nous prions ? est-ce que nous demandons à Dieu ? et si oui, quoi ? Certains parmi nous prient chaque jour avec la revue "Prions en Eglise" ou d'autres manières. Ainsi la lecture de la Bible et du Nouveau Testament faite da la solitude de la cellule. Pour beaucoup, la prière ne se fait qu'ici lors de la célébration.
Mais souvent, nous devons reconnaître, comme le prophète Habacuc voici quinze jours : "Combien de temps vais-je t'appeler au secours et tu n'entends pas ?". Aucune réponse à nos demandes, aucune amélioration dans notre existence. Apparemment du moins, car sommes-nous si sûrs que prier ne change rien ? Peut-être manquons-nous de foi, comme Jésus se le demande : "Le Fils de l'Homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ?". Par exemple, au début de la messe, nous chantons "Seigneur, prends pitié" et le prêtre souhaite "que Dieu nous fasse miséricorde et nous pardonne nos péchés". Avons-nous vraiment foi en la miséricorde de Dieu ? Croyons-nous vraiment qu'il nous écoute et nous pardonne ? Ou au contraire restons-nous à mariner dans notre mal, notre détresse et nos remords, persuadés de notre peu de valeur, pessimistes sur nous-mêmes et sur notre avenir ? Croyons-nous, finalement, que nous sommes sauvés, que nous sommes dignes d'être sauvés et aimés comme nous sommes ?
Pour ma part, je suis persuadé que prier et demander à Dieu est efficace et nous transforme. Prier, c'est entrer en relation. Comme la femme qui sort d'elle-même et réclame son dû au juge. Nous le savons d'expérience : vivre une relation avec autrui nous transforme. Pensons par exemple à la vie partagée avec une femme, à l'amour pour nos enfants. Et aussi plus simplement à nos contacts avec les autres ici. Je peux témoigner que douze ans de présence en cette prison, dans la solidarité et l'opiniâtreté de la proximité, m'ont transformé. Et enrichi humainement. Et l'autre aussi est transformé par la rencontre et le contact. Comme le juge qui tout à coup devient agissant et, qui sait ? peut-être un peu moins sourd. Faut-il aller jusqu'à dire que Dieu est transformé par notre prière ? Oui sans doute. Notre foi juive et chrétienne nous dit que Dieu a fait alliance avec le peuple des hommes. Et une alliance suppose des compromis de part et d'autre. Dieu est engagé dans une histoire avec nous, il a des histoires avec nous. Des histoires compliquées comme en témoigne la Bible à chaque page. C'est que nous, les hommes, nous sommes bien compliqués et quelque peu tordus. Prier, crier vers Dieu, lui ressasser nos demandes, lui redire encore et encore nos besoins et notre désir de vivre ne le laisse pas indifférent. Rappelons-nous la parabole lue il y a quelques semaines, celle dite "du père et de ses deux fils". Comme le père voyant revenir son fils, Dieu est pris de pitié, littéralement ému aux entrailles. Quand nous le supplions et l'appelons à l'aide, Dieu se découvre Père, nous le faisons être Père.
Mais attention : pas de miracle à attendre, pas d'intervention directe de Dieu en nos vies et dans l'histoire humaine. Souvenir : un gars déclare : "Je ne comprends pas, avant mon procès j'ai prié Dieu et me suis confessé, le prêtre me dit que Dieu me pardonne et le juge, lui, me met quand même trois ans de prison"... Autre souvenir de mon enfance : les processions dans la campagne pour demander la pluie en période de sécheresse… sans résultat. A notre prière, pas de miracle mais sans doute des changements imperceptibles au moment même. Si nous sommes persévérants, si nous sommes hommes de foi comme le souhaite Jésus, nous pouvons prendre conscience en regardant en arrière que notre vie a été transformée. Illuminée, même discrètement. Nous découvrons qu'elle a un sens, une direction et que cela n'est pas dû à nos seuls efforts, à nos mérites mais nous a été donné. Nous découvrons que la relation à Dieu dans la prière a été efficace : nous ne sommes plus les mêmes qu'autrefois. Un peu de paix, un peu de bonheur nous habite. Quelque chose comme la fierté d'être des hommes debout en marche.
Bien sûr, rien n'est facile. Toute relation est compliquée, nous le savons bien et parfois douloureusement. Avec Dieu, c'est pareil. Ce n'est pas simple. La veuve qui réclame nous est proposée comme modèle. Elle n'est pas geignarde, elle n'est pas dans la lamentation sur elle-même. Elle n'est pas même dans l'accusation : elle ne dit pas que c'est la faute de l'autre. Mais elle est dans le combat – le juge craint de se faire casser la figure par elle - pour réclamer son dû dans la clarté et la justice. La justesse. Image de notre relation à Dieu, de notre vie chrétienne. C'est une lutte qui demande persévérance et parfois violence envers nous-mêmes pour résister à ce qui nous tire vers le bas, vers le laisser-aller. Résister à la tristesse et au dégoût qui sont des formes de manque de confiance en Dieu. Résister au silence de Dieu. Le Christ Jésus à chaque page d'évangile nous est montré comme celui qui révèle à chacun sa propre valeur. Combien de fois ne dit-il pas : "Va en paix, ta foi t'a sauvé". Lui-même a vécu cette foi, cette relation éprouvante avec Dieu jusqu'à sa prière de doute sur la croix. Mais toujours et jusque dans la mort même, il proclame et supplie : "Mon Dieu !".
"Dieu ne fera-t-il pas justice à ses élus, qui crient vers lui jour et nuit ? Est-ce qu'il les fait attendre ? Je vous le déclare : sans tarder, il leur fera justice".