Quand, quelque part en Syrie, est rédigé l'évangile selon Jean, Jésus est mort depuis 60 ans déjà. Les témoins qui disent l'avoir vu ressuscité sont morts eux aussi. La seule expérience que font les membres de cette communauté est celle de l'absence. Il est mort, c'est sûr, il est ressuscité nous a-t-on dit, mais il n'est plus là et nous sommes devant le vide, devant cette dure réalité : il n'est pas présent. Rude expérience qui pousse la communauté à réfléchir, à méditer, à discuter lors de ses réunions où l'on partage le pain et le vin, où l'on partage la parole et la vie, où l'on rumine le texte de la Bible, où l'on s'efforce de distinguer et de saisir la Parole de Dieu pour l'aujourd'hui de la vie. On écoute des prophètes qui se lèvent et proclament : "A l'heure où Jésus passait de ce monde à son Père, voilà ce qu'il disait à ses disciples". Et il est alors question du Père, de la fidélité à la parole entendue du Christ, de l'Esprit donné à tous, de la paix et de la joie, de l'amour, de l'absence et de la présence au cœur même de cette absence.
Cette expérience de la communauté de l'évangéliste Jean, n'est-elle pas aussi un peu la nôtre ? Expérience du partage que les uns et les autres font lors des réunions d'aumônerie. Et aussi expérience cruelle de l'absence. Absence de ceux et celles qui sont morts parmi nos proches – et vous faites mémoire d'eux douloureusement parfois au cours de la messe. Plus dur encore, ceux et celles qui sont absents de nos vies par la séparation que créent les hauts murs qui nous cernent. Impossibilité de parler, d'échanger, de rire et de pleurer ensemble, de vivre ensemble tout simplement. Et puis l'expérience du vide, plus cruelle encore. Ceux qui ont été épargnés par cet abîme ne peuvent l'imaginer. Le sentiment que rien ne vaut, que rien n'a de sens, que rien n'a d'intérêt. Le sentiment de l'ennui qui envahit tout le champ de la conscience. Ennui mortel. Le temps qui passe alors ne fait plus histoire, il n'est plus qu'un instant qui perdure indéfiniment et infiniment vide. On n'a plus goût à la vie, on n'a pas même envie de mourir.
Eh bien, c'est au cœur d'une telle expérience que l'évangéliste fait surgir la parole de Jésus, au cœur de son absence, au cœur de ce doute qui ronge la communauté assemblée : si on s'était trompé en le suivant ? Si tout cela n'avait pas de sens et n'était que vide et radotage de femmes, comme disaient déjà Pierre et ses compagnons au matin de Pâques ? Que dit donc cette parole donnée à Jésus ? Des choses très fortes. En effet, il est question de "garder ma parole" et c'est, dit Jésus, une question d'amour, une question de fidélité. Apparemment, il s'agit là de quelque chose de pas très dynamique : garder la parole, être fidèle peut sembler du conservatisme. On vit dans le souvenir du passé qui, c'est évident, était plus rose qu'aujourd'hui. On ne change aucun objet de place dans la chambre du défunt ou celle du fils qui a quitté la maison. On se remémore les paroles de l'absent, on relit lit cent fois ses lettres, on ressasse le passé.
Ce n'est évidemment pas cela que veut dire l'évangéliste. Parce que la parole de Jésus – et c'est lui qui le dit – "n'est pas de moi : elle est du Père qui m'a envoyé". Rien de statique mais au contraire un envoi par un souffle dynamique, le Souffle Saint, l'Esprit Saint. Et nous le savons bien par un autre passage du texte de Jean: "Le vent souffle où il veut et tu ne sais pas où il va". On ne sait pas où il va car vivre en chrétien est toujours une aventure risquée. Mais on sait d'où il vient car il prend sa source dans la vie et l'action de Jésus sur les routes et dans les villages de Galilée à la rencontre de tous les blessés de la vie. Le Souffle Saint de Dieu nous apporte l'écho de la parole qui relève, qui transforme le vide, l'absence - qui parfois remplit nos vies jusqu'à l'écoeurement - en présence fraternelle. Il nous fait souvenir de tout ce que Jésus a dit. Et quoi donc ? "Heureux les pauvres, heureux les hommes de paix, heureux même les affligés et ceux qui pleurent" – c'est le monde à l'envers ! Et encore : "Lève-toi et marche !". Alors, si nous gardons la parole fidèlement, nous ne serons pas dans le statique, dans le passéisme, dans la nostalgie et la passivité stérile. Garder la parole, c'est vivre, c'est agir pour que l'amour dont parle Jésus, amour qu'il décrit comme une circulation entre lui, son Père et nous, devienne réalité concrète dans nos vies. Et dans notre monde qui en a bien besoin et où il y a tant à faire pour que se réalise le "Lève-toi et marche !".
Ne nous faisons pas illusion par de belles phrases, même à coloration évangélique. Il ne s'agit pas de mettre en œuvre la méthode Coué. L'absence et le vide que nous évoquions tout à l'heure ne sont pas comblés par le souvenir pieux de Jésus. Il ne suffit pas de répéter : "Jésus est présent", ou : "Jésus revient". Aucune évidence dans notre foi, aucune assurance ferme et définitive. Mais seulement une confiance accordée. Confiance en Jésus mort et ressuscité qui a donné sa confiance à Dieu qu'il nommait Père alors même que, sur la croix, il criait "Pourquoi m'as-tu abandonné ?". Confiance dans la confiance que Jésus mettait en Dieu.
Finalement, pour reprendre les mots de l'évangile, il s'agit d'amour. Et l'amour est toujours une tension entre la présence et l'absence, entre l'assurance et le doute, entre la plénitude et le vide, entre le compagnonnage et la solitude.
Finalement, c'est la paix qui nous est proposée. Proposée et donnée. La paix et la joie. Mais Jésus nous le précise : "pas à la manière du monde". C'est-à-dire pas comme une assurance tous risques, pas comme une exaltation, un enivrement qui fait oublier le réel. Mais sans doute est-ce plutôt la paix et la joie du Ressuscité qui porte aux mains et aux pieds la trace de la croix.