Depuis 5 dimanches, nous lisons le chapitre 6 de l'évangile selon Jean. Tout avait commencé par la multiplication des pains, à la suite de quoi l'évangéliste met dans la bouche de Jésus un discours sur le pain de vie, sur sa chair à manger, sur sa parole à écouter et à réaliser, discours qui nous a paru souvent bien compliqué. Et, disons-le, quasi incompréhensible parfois. Si cela peut nous rassurer, nous voyons aujourd'hui que nous ne sommes pas les seuls à ne pas tout comprendre : "beaucoup de ses disciples" jugèrent que "ce qu'il dit là est intolérable". Et ils "cessèrent de marcher avec lui". Alors la question de Jésus est posée aux Douze et à nous aussi : "Voulez-vous partir vous aussi ?". C'est l'heure du choix.
Des choix, nous en faisons dans la vie. Mais à vrai dire, les grands choix sont relativement rares, de ces choix qui sont le fruit de notre liberté fondamentale, de ces choix qui marquent notre vie de façon profonde et durable. Chacun peut ici penser à quelques décisions fortes qu'il a prises et qui ont orienté sa vie. Mais nous avons bien conscience en même temps que notre liberté est limitée, qu'il y a dans nos vies une part de hasard, de conditionnement social, psychologique ou autre. Notre capacité de choix est limitée, qu'il s'agisse de faire le bien ou de poser des actes plus ou moins délictueux. Malgré tout, il n'en reste pas moins que nous sommes des êtres de liberté et donc responsables de ce que nous faisons. Nous reconnaître responsables de nos choix et de nos actes, c'est reconnaître notre dignité inaliénable.
Mais la plupart du temps, nous avons à faire de tous petits choix. Et c'est fatigant. Parce que c'est quotidien. Je me souviens d'une randonnée en haute montagne : tout à coup, un passage très étroit dans la neige. A gauche et à droite, des pentes abruptes de 80 mètres de dénivelé. Alors chaque pas compte et demande une grande attention. Dans notre vie, c'est un peu comme ça : chaque jour, de petits pas à faire, de petits choix à poser. Et si on n'y prend pas garde, on a vite fait de déraper et de tomber. Ranger ses affaires ou vivre dans un désordre total, mettre les déchets à la poubelle ou tout jeter par la fenêtre, regarder une émission valable ou se laisser aller devant un film porno, boire un whisky chaque jour ou seulement le dimanche – ça, c'est pour moi… Chacun pourrait continuer la liste à l'infini de tous ces petits choix auxquels il est affronté chaque jour. Choix qui peu à peu constituent une ligne de vie, un style de vie. Choix qui, peu à peu, nous constituent dans notre identité, dans notre humanité.
Tout cela concerne aussi notre identité de chrétien. Le choix, comme on l'a vu, est posé clairement par l'évangile : continuer à écouter Jésus ou partir nous aussi comme ceux qui "cessèrent de marcher avec lui". Accepter d'écouter sa parole et de la vivre, de la mettre en pratique, accepter de manger son pain de vie ou ne pas croire. Le texte d'aujourd'hui parle à nouveau de "manger sa chair et boire son sang" et il est question aussi de "celui qui le livrerait". Il y a là des allusions claires à la mort de Jésus. Le style qu'il a adopté, les choix qu'il a posés l'ont mené jusqu'au don de sa vie, jusqu'à la mort par fidélité à son engagement envers Dieu et envers les autres, surtout les plus abimés et les plus méprisés. Il l'affirme : "les paroles qu'il a dites – et les actes qu'il a posés en conséquence – sont esprit et vie". Paroles et actes ont révélé un Dieu plein de miséricorde et de tendresse pour les petits et les pauvres, pour tous les exclus. Paroles et actes nous ont révélé et donné l'Esprit de Dieu et la vie à plein. "La vie éternelle", comme dit Jésus. Et cette vie, le disciple l'a déjà, dans son aujourd'hui, dans la banalité de son existence quotidienne. Dans sa rudesse parfois, tant il est vrai que suivre le Christ Jésus, c'est s'engager sur un chemin qui passe par la croix. C'est sans doute pour cela que certains de ses disciples le quittent : ils avaient rêvé d'un messie qui soit leur roi – rappelons-nous la fin du récit de la multiplication des pains – et voilà que Jésus parle de se donner corps et âme jusque dans la mort même, ce qui peut paraître comme un échec. Il parle de se donner jusque par delà la mort car ainsi "le Fils de l'Homme montera là où il était" c'est-à-dire près de Dieu, lors de sa résurrection.
"Voulez-vous partir vous aussi ?". Choisirons-nous d'engager notre vie dans la ligne de Jésus, de vivre selon son esprit, d'adopter son style de vie ? Ou bien choisirons-nous une autre route, mais laquelle ? Un chemin qui paraîtrait moins exigeant, qui ne passerait pas par la croix, une voie qui flatterait notre désir de réussite immédiate comme ceux qui voulaient le faire roi ? Le chemin que propose Jésus, nous le connaissons par tout l'Evangile. Rappelons-nous ainsi les béatitudes : elles annoncent le bonheur à ceux qui, alors même qu'ils sont dans l'épreuve, dans la dureté de la vie – et comme elle est dure, n'est-ce pas ? – font confiance à Dieu reconnu comme Père. "Personne ne vient à moi si cela ne lui est pas donné par le Père" dit Jésus. Parole au sens peu évident mais qui veut sans doute signifier qu'il nous faut être dans une attitude d'accueil. Recevoir la vie, se recevoir soi-même, tels que nous sommes, comme un don de Dieu. Accueillir le don de Dieu qu'est Jésus-Parole-de-Dieu, Jésus-Pain-de-Vie offert à tous sans condition et gratuitement. Contrairement aux apparences, il n'est pas facile d'être ainsi dans une attitude d'accueil, d'avoir un cœur ouvert. Suivre Jésus, c'est d'abord et avant tout être dans une démarche d'ouverture. Comme lui qui était accueillant à Dieu qu'il appelait son Père.
Suivre Jésus, ce n'est pas d'abord faire des actes religieux comme participer à la messe, prier, lire la Bible, etc. Beaucoup d'entre vous m'ont dit : "Quand j'étais dehors, je n'allais plus à la messe depuis longtemps ; prière et lecture de la Bible étaient de vieux souvenirs. Et quand je serai sorti d'ici, il n'est pas sûr du tout que je remette les pieds dans une église chaque dimanche". Mais est-ce bien là l'important ? Nous connaissons cette parole de Jésus : "Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur ! qui entreront dans le Royaume de Dieu mais ceux qui font la volonté de mon Père". Autrement dit, ce qui compte, ce ne sont pas les prières que nous faisons, mais c'est la vie que nous menons, les actes que nous posons ou ne posons pas. C'est notre relation aux autres et surtout aux plus démunis et aux plus faibles. C'est, malgré tout, malgré toutes les sollicitations et tentations, malgré nos conditionnements et notre liberté limitée, la façon dont nous posons de tous petits choix au quotidien. C'est la façon dont nous restons dignes de notre humanité, fidèles à nous-mêmes, à notre être profond qui est image et ressemblance de Dieu, comme dit la Bible. Ce qui est important, c'est que nous ayons courage de continuer à écouter l'Esprit de Jésus en nous, que nous nous efforcions de continuer à marcher avec lui, en gardant forte en nous et malgré tous les aléas de nos histoires, malgré nos errements et nos chutes parfois, la conviction que son chemin est un chemin de salut et de vie.