Comme dimanche dernier, nous lisons un passage de l’évangile selon Jean. Comme dimanche dernier, ce n’est pas un texte facile à saisir car il semble très décousu. Il commence comme l’histoire de quelques pèlerins grecs qui veulent voir Jésus, pèlerins dont on ne parle plus ensuite … Mais l’auteur met dans la bouche de Jésus des considérations très théologiques sur sa mort, sur sa glorification. Et il ajoute l’épisode étonnant d’une voix céleste. Tout cela fait beaucoup pour nous et notre petite compréhension. Cependant, comme les évangiles n’ont pas été écrits pour des spécialistes mais pour des chrétiens de base comme nous, essayons d’y voir un peu plus clair.
Donc voici quelques Grecs, des païens sympathisants du judaïsme, qui veulent "voir Jésus". Demande assez ambiguë. En effet, pourquoi veulent-ils "voir Jésus" ? Peut-être ont-ils envie de voir de près ce prophète dont on parle ? Ca leur fera un beau souvenir de voyage ! Peut-être espèrent-ils le voir à l’œuvre dans une de ses polémiques avec les Juifs ? Ou, pourquoi pas, le voir guérir quelque aveugle ou même ressusciter un mort comme on dit qu’il l’a fait récemment pour son ami Lazare ? Plus profondément, peut-être sont-ils en même temps attirés par son message dont ils ont entendu parler ? – Mais déjà, nous pouvons nous reconnaître dans ces Grecs. Quand nous abordons, vous comme moi, non pas "Philippe de Bethsaïde en Galilée", mais la communauté chrétienne, ou un prêtre ou un aumônier, que lui demandons-nous ? "Nous voudrions voir Jésus". C’est-à-dire parfois quelqu’un qui fasse un coup d’éclat et résolve nos problèmes, qui change le cours des choses qui vont mal : la maladie, les difficultés du couple ou des enfants. Quelqu’un qui nous apporte la consolation dans notre épreuve, que ce soit l’incarcération ou la solitude ou autre chose encore. Quelqu’un qui influe sur le cours des événements, sur notre avenir personnel ou collectif. Nous attendons comme un coup de tonnerre qui bouleverse enfin cette vie si dure à supporter, ce monde si pourri qui nous entoure, cette hypocrisie qui se pare du nom de guerre du Bien contre le Mal ! Nous rêvons d’une voix céleste – et certains voient partout l’influence des anges – qui révèle enfin le pourquoi et le comment de toutes choses.
"Nous voudrions voir Jésus". Le texte évangélique ne nous raconte pas l’entrevue entre Jésus et ces Grecs et ne nous dit même pas si elle a eu lieu. Mais il nous livre un discours de Jésus qu’il termine par ce commentaire : "Il signifiait par là de quel genre de mort il allait mourir". – Ne nous trompons pas : Jésus, ici pas plus qu’ailleurs, ne fait pas une prophétie sur sa crucifixion. Il sait bien qu’il risque la mort : il a échappé à la lapidation, à l’arrestation et il s’est même caché pour l’éviter. Ce n’est pas une prophétie mais un éclairage sur sa mort. Plus même : c’est une révélation sur lui-même que donne ici Jésus par l’intermédiaire de l’évangéliste.
"Voir Jésus". Le verbe voir a une grande importance dans l’évangile de Jean. Cela commence au chapitre 1, 1 : "Le Verbe s’est fait chair … et nous avons vu sa gloire" – et cela se termine avec Thomas l’incrédule à qui Jésus dit : "Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru". Pour Jean, en effet, voir et croire, c’est tout un. C’est très clair quand Pierre court au tombeau le matin de Pâques : l’autre disciple, arrivé le premier, "entra dans le tombeau, il vit et il crut". Voir Jésus en vérité, ce n’est pas seulement l’apercevoir, ce n’est pas seulement s’extasier devant ses miracles et ses belles et bonnes paroles ("Jamais homme n’a parlé comme cet homme !"). Ce n’est pas chercher à voir le concret de nos vies changer comme par enchantement grâce à lui. Voir Jésus, c’est croire en lui, c’est-à-dire se mettre à sa suite, être son disciple. – On est donc loin, avec lui, d’une religion de consolation, d’une religion qui endort et dispense de la lutte pour changer les choses, d’une religion opium du peuple.
En effet, Jésus nous déclare : "Vous voulez me voir ? Eh bien, regardez-moi, qui suis élevé de terre". Elevé de terre, c’est-à-dire crucifié, précise l’évangéliste. Et Jésus nous livre la parabole du grain de blé. S’il ne tombe en terre où il semble pourrir et mourir, s’il ne se fend pas, ne se déchire pas en deux pour laisser passer le germe, il est inutile. Il finira en poussière au fond du grenier ou dévoré par les souris. Livré à la mort en terre, il germera et portera un épi après le long hiver. Parabole qui éclaire a posteriori la mort de Jésus, bien sûr, qui a été et reste féconde pour tant d’hommes et de femmes et pour nous tous ici présents. Parabole qui éclaire notre propre vie. Nous le savons bien, car c’est une réalité profondément humaine avant même d’être chrétienne : une vie réussie, ce n’est pas une vie protégée qui baignerait dans la facilité, dans le bien-être, dans le confort et la richesse. Une vie réussie, c’est une vie donnée. Une vie livrée, pour reprendre les mots de l’évangile. Expérience féconde, nous avons pu le découvrir au long des années. Quelle qu’en soit la difficulté, voire les échecs, c’est, par exemple, le fait d’être père et de donner sa vie pour ses enfants. C’est encore le fait de sacrifier son temps pour les autres : parmi nous, il n’en manque pas qui ont donné leur temps, leur énergie et parfois leur argent pour animer une association, sportive ou autre – et beaucoup le feront à nouveau en sortant d’ici. Plus humblement, c’est, ici même dans cette maison, perdre quelques moments de sa vie pour écouter un autre et l’accueillir ; c’est perdre du temps et de l’énergie pour l’aider dans telle démarche ; c’est sacrifier un peu de soi pour transformer la révolte et la haine qui animent l’autre en force réelle de changement de vie.
On est alors en plein paradoxe : la mort mène à la vie. Ou, pour reprendre les mots de l’évangile : à la gloire. Dans une de ses lettres, Paul dira que c’est là la folie de Dieu. Folie qui est sagesse de Dieu. C’est la folie de Jésus : il fait, en effet, une confiance folle à Dieu son Père. Il croit que tout ce qu’on fait pour les autres, tout ce qu’on fait pour ce qu’il appelle le Royaume de Dieu ne mène pas à l’échec, à la mort, au vide. Malgré les apparences, parfois. Non, au contraire, il croit de toutes ses forces, de toute son existence que cela mène à la vie, à la libération de l’homme. Il croit qu’aller jusqu’au bout de lui-même et de sa mission, - et ce sera la croix – c’est porter du fruit, c’est mener une vie qui se répand et donne vie à tous. Une vie qui ne peut finir mais s’épanouira éternellement.
L’évangéliste nous prévient : vivre comme Jésus, prendre le même chemin, être son disciple, c’est opérer un jugement, un tri. Le mal, le Prince de ce monde, comme dit l’évangéliste, c’est l’égoïsme et le repli sur soi. La vie pleine et réussie, la vie accomplie en plénitude passe par la croix. – Rude chemin auquel ne s’attendaient certainement pas les Grecs qui voulaient voir Jésus !