"Il est Allah, Unique, Allah, le seul à être imploré pour ce que nous désirons. Il n'a jamais engendré, n'a pas été engendré non plus et nul n'est égal à lui". Voilà la profession de foi de l'islam exprimée dans la sourate 112 du Coran. Un juif pourrait y souscrire. De même qu'un chrétien, du moins à première vue. Un Dieu unique, et nous voilà loin des religions antiques mais aussi du foisonnement divin encore vivant en Inde ou des animismes divers ici et là dans le monde. Loin aussi de tous les dieux de nos sociétés modernes. Nul ne peut nier que les dieux Argent et Pouvoir sont des idoles largement vénérées dans notre société. Et s'y ajoutent de multiples petites divinités, telles le plaisir, la beauté physique, le jeunisme et les ivresses diverses. Face à tout cela, islam, judaïsme et christianisme proclament : Dieu est unique, sans rival ni égal. Avant d'aller plus loin, reconnaissons que notre affirmation commune de foi doit nous questionner sans cesse sur notre façon de vivre. Nos pratiques quotidiennes sont-elles en concordance avec nos proclamations religieuses ? Chacun doit regarder sa vie et débusquer les petites idoles auxquelles il sacrifie et qu'il adore, les faux dieux dont il est le disciple fidèle.
Mais si l'on revient à la sourate 112, il n'est pas difficile d'y déceler une réfutation de la foi chrétienne quand il est dit que Dieu "n'a jamais engendré et n'a pas été engendré non plus". Or, notre Credo dit ceci : "Le Seigneur Jésus Christ, Fils unique de Dieu, né du vrai Dieu, engendré non pas créé, de même nature que le Père". Quant à l'Esprit Saint, nous le croyons "Seigneur qui procède du Père et du Fils". Notre Dieu est Trinité. Et nous l'affirmons à chaque fois que nous faisons le signe de la croix : nous sommes "dans le nom du Père, du Fils et du Saint Esprit". Avouons quand même que tout cela est bien compliqué et les cours de théologie sur ce mystère de la Trinité relèvent souvent d'un savant équilibrisme. Et quand on est rendu à la fin du cours, on n'est guère plus avancé qu'au début ! Il n'est guère étonnant qu'aux 7°-8° siècles, les chrétiens d'Afrique du Nord se soient rapidement convertis à l'Islam où ils découvraient une doctrine infiniment plus simple que les débats continuels sur la nature de Dieu dans lesquels s'affrontaient leurs prêtres et évêques. Augustin, l'évêque d'Hippone, mort au 5° siècle, reconnaissait déjà humblement ceci : "Trinité, c'est la formule que les théologiens ont employée, puisqu'ils ne trouvaient pas une meilleure manière de dire avec des mots. Quand on cherche ce que sont les Trois, la parole humaine souffre de la pauvreté la plus totale. On dit "trois personnes" non pour exprimer la réalité mais …pour ne pas se taire" (De Trin. 5, 9, 10).
Notre Dieu, à nous chrétiens, n'est pas simple. Il n'est pas simple parce qu'il n'est pas singulier, il n'est pas solitude. Relisons le récit de la création en Genèse 1 : "Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance. Homme et femme il les créa". Ce qui caractérise l'humain, c'est la différence, la complémentarité, l'échange, le partage. Pour l'humain, le repli sur soi, la solitude n'est pas une vie pleine et heureuse. "Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie" disait l'écrivain André Gide. Alors, s'il est vrai que nous sommes image et ressemblance de Dieu, c'est que la différence qui existe dans l'humain existe aussi en Dieu. Il y a de la diversité en Dieu, il y a de l'autre en Dieu. Ce qui nous habite au plus profond : ce désir de fraternité, ce besoin infini d'amour et de partage est ressemblance de Dieu. Notre Dieu est le Tout Autre : " nul n'est égal à lui" dit le Coran, mais il y a de la place pour l'autre en lui. Dieu est unité et il est aussi communion, échange, relation. Ce qui nous habite au plus profond : ce désir de fraternité, ce besoin infini d'amour et de partage est ressemblance avec Dieu.
Cette découverte de la diversité en Dieu, de la communion et du partage d'amour qui le caractérise n'est pas le fruit d'une révélation tombée du ciel. Non bien sûr. Cette découverte s'est faite peu à peu au long de l'histoire du peuple juif et la bible en porte le témoignage. Au cœur même de ses épreuves, le peuple a pris conscience que son Dieu n'était pas d'abord le Justicier tout puissant mais qu'il était avant tout plein de miséricorde, "lent à la colère et plein d'amour" comme dit un psaume. Et Jésus, par sa prière, sa parole et sa vie, a donné à voir un visage inconnu de Dieu : Dieu est Père, et il le priait en disant : Abba, Papa. L'évangéliste Jean rapporte cette parole étonnante, que nous avons lue voilà quelques dimanches : "Celui qui m'a vu a vu le Père". Voir Jésus à l'œuvre, c'est voir Dieu à l'œuvre. Et par le témoignage des évangiles, nous savons quelle a été l'action de Jésus. Non pas des démonstrations de puissance miraculeuse et divine mais l'accueil de tout homme et femme rencontré dans la fraternité et la solidarité. Non pas le rejet de qui ne vit pas selon les normes de la loi mais l'ouverture à chacun même le plus pitoyable et l'appel à aller plus loin que ses petits enlisements dans le péché. Et comme des signes donnés à tous pour dire le salut donné par Dieu, pour dévoiler aux yeux de tous l'image et la ressemblance de Dieu cachée dans le plus petit, le plus faible, le plus défiguré, Jésus a relevé les écroulés, il a redressé les tordus, il a réveillé ceux qui s'enfonçaient dans la mort. En redonnant du souffle à tous les essoufflés, ceux qui n'en pouvaient plus de vivre si péniblement, il a dévoilé que Dieu est Souffle de vie. Et finalement, c'est sur la croix qu'il a remis, qu'il a donné son Souffle. "Recevez le Souffle Saint" dira la Crucifié-Ressuscité à ses disciples.
Dès lors, si tel est notre Dieu, notre vie tout entière doit en être transformée. Paul le dit avec son énergie habituelle aux Romains : "L'Esprit que vous avez reçu ne fait pas de vous des esclaves, des gens qui ont encore peur. Il fait de vous des fils". Ne plus avoir peur : voilà qui a du sens en cette maison. Pourtant, tout ou presque semble fait pour le contraire… Malgré les brimades imbéciles de quelques compagnons, malgré les lourdeurs et lenteurs de l'Administration ou du SPIP ou du JAP, malgré le temps qui passe si lentement et l'âge qui s'avance, ne plus avoir peur. Malgré soi-même parfois, et c'est souvent le plus difficile. Garder confiance malgré tout. Confiance en Dieu dont Jésus nous a révélé qu'il est échange et amour, confiance en Jésus le Crucifié-Ressuscité qui nous dit : "Je suis avec vous tous les jours". Confiance dans les autres et en soi-même. On a pu écrire un "Livre des fragilités" mais il y a aussi un "Livre des merveilles". Et je puis témoigner que l'on voit certains détenus arriver au CD et qui transpirent la peur. La fraternité vécue à l'aumônerie, le message de l'Evangile entendu dimanche après dimanche ici et voilà des gars qui bientôt sont transformés. Des chrétiens qui retrouvent leur dignité. Reconnaissons que l'Esprit de Dieu anime notre petite communauté et qu'il y fait des merveilles, qu'il s'y passe des merveilles. La peur fait alors place au chant et au remerciement, à l'action de grâce, à l'eucharistie, comme on dit en langage chrétien.
Et si nous sommes des fils héritiers de Dieu avec le Christ, nous avons par le fait une responsabilité : vivre dans la ligne qui fut celle de Jésus, lutter pour rester un homme debout et digne, "garder les commandements" comme dit Jésus, c'est-à-dire d'abord et avant tout aimer tout homme surtout le plus faible et le plus méprisé. Vivre "dans le nom du Père, du Fils et du Saint Esprit" est un chemin exigeant. Mais c'est le chemin de notre humanisation et le chemin du bonheur. Comme dit Paul, c'est le chemin "pour être avec le Christ dans la gloire".