Dans les communautés chrétiennes fondées par l'apôtre Jean, la situation n'est pas drôle dans les années 90. Voilà bientôt 60 ans que Jésus est mort et son retour reste incertain malgré ce qu'on s'obstine à chanter, les témoins de sa résurrection sont presque tous disparus eux aussi. De plus, ces groupes chrétiens se sont fait exclure de la Synagogue : on leur reproche non pas d'avoir reconnu Jésus comme messie mais d'en avoir fait presque l'égal de Dieu. Ils vivent donc dans une grande solitude, un sentiment d'abandon. Le doute s'insinue : s'ils s'étaient trompés en voulant vivre dans l'esprit de Jésus ? leur foi toute jeune encore vaut-elle tant de difficultés, tant de soupçons et de rejets, voire de persécutions plus ou moins larvées de la part des Juifs et des populations et autorités de la région ? quel sens a tout cela ?
Pour ces chrétiens désorientés, deux prophètes, deux écrivains chrétiens vont se lever pour dire une parole d'espérance et de paix, tous deux prenant le pseudonyme de Jean, le fondateur de leurs communautés, le disciple bien-aimé de Jésus.
L'un écrit le livre de l'Apocalypse dont nous lisons des extraits depuis plusieurs dimanches. C'est un écrivain à l'imagination furibonde prétendant avoir des visions célestes et futuristes. Pour lui, la civilisation gréco-romaine est comparable à l'antique Babylone qui avait soumis les peuples environnants à sa domination de fer. Rome est la grande prostituée pervertie qui drague les richesses du monde et séduit et asservit les hommes à son idéologie. Jean s'efforce de rassurer les communautés chrétiennes : tôt ou tard, bientôt sans doute, tout ce système politico-religieux et financier s'effondrera sur lui-même et alors apparaîtra l'œuvre de Dieu : le monde nouveau. Plus de culte obligatoire envers les dieux de la cité et envers l'empereur détesté, plus de rites religieux censés procurer le pardon des péchés ni même de temple comme naguère à Jérusalem. Car Dieu lui-même sera lumière et vie au cœur de tout homme. La cité humaine renouvelée jusqu'en son fondement sera équivalemment la cité de Dieu. Alors, à côté de cet avenir plein de bonheur, de paix et de joie, voilà que les épreuves du temps présent perdent de leur importance.
Un autre écrivain, se mettant lui aussi sous le patronage de l'apôtre Jean, compose le livre que nous recevons comme le 4° évangile, l'"évangile selon Jean". Non pas un livre relatant avec exactitude l'histoire de Jésus mais un livre de méditation sur sa personne reconnue comme unique sauveur. Jean fait parler Jésus dans un langage qui ne pouvait être celui du charpentier de Nazareth. Dans le passage que nous venons d'entendre, il lui fait dire : "Le Souffle Saint que le Père enverra vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit". Et il ajoute : "La parole que vous entendez n'est pas la mienne mais celle du Père".
Tâchons donc d'écouter cette parole qui vient du Souffle Saint en nous. Tâchons. Car il s'agit bien d'une tâche, d'un travail à accomplir. L'Evangile, ce n'est jamais Dieu ou Jésus le Christ en direct. Il nous faut sans cesse chercher, seul ou avec les autres, ici à la messe ou dans les réunions d'aumônerie ou encore dans les conversations avec tel ou tel, aumônier ou non, dans la lecture et la prière personnelles. Il nous faut, en fait, faire comme l'écrivain de l'évangile : être à l'écoute de ce que nous enseigne le Souffle Saint. Par deux fois, Jésus dit : "L'aimer, c'est rester fidèle à sa parole". Et tout au début de son livre, l'évangéliste dira : cette parole qui vient de Dieu s'est faite chair, s'est incarnée. C'est Jésus reconnu comme Fils. Autrement dit, la vie de cet homme Jésus de Nazareth, sa pratique, ce qu'il a fait, ce qu'il a proclamé, est parole de Dieu pour nous. Une parole de paix. Une parole de joie.
Paix et joie dont nous manquons tellement. Car nos vies sont pleines de tensions, de rancoeurs, de déceptions, de désamours. Comment être en paix et joie dans l'enfermement entre les grands murs et derrière les portes métalliques ? Comment, alors que le remords et la culpabilité nous rongent parfois jusqu'à l'insomnie ou le mal de ventre ? Comment, alors que grouillent toujours en nous des tendances obscures inavouées et inavouables qui s'ouvrent à des précipices où tomber ? Et puis il y a aussi paix et joie offertes comme des tentations par la société et le monde de l'artifice qui nous est présenté à longueur de jour sur nos écrans de télévision. "Ce n'est pas à la manière du monde que je vous les donne", dit Jésus, mais "c'est ma paix". Celle qui est faite de confiance en Dieu proclamé Père par Jésus. Un Père qui est tendresse et pardon pour la femme adultère, un Père qui relève le paralysé et lui donne d'aller librement, un Père qui ouvre les yeux de l'aveugle, qui nourrit son peuple affamé, qui libère Lazare des liens de la mort. La paix donnée par Jésus est réconciliation avec soi-même malgré et à travers les errances et les noirceurs de nos vies. Elle est faite de confiance obstinée dans la confiance qui était la sienne : sa confiance filiale envers Dieu.
Tâchons d'écouter la parole qui nous est "enseignée et rappelée par le Souffle Saint", nous dit Jésus.
Elle nous est rappelée, c'est-à-dire qu'il nous faut sans cesse, dans la solitude ou la communauté, revenir au texte de la Bible et du Nouveau Testament pour lire et relire, pour méditer et ruminer et prier à partir de ce que nous disent l'histoire et la foi de ceux qui nous ont précédés sur le chemin.
Elle nous est enseignée. C'est-à-dire que cette parole de Dieu est recherche et découverte. Non pas un règlement à respecter, des lois et prescriptions à suivre sans le moindre écart comme prétendent les intégristes de toute religion. La parole de Dieu est sans cesse proposition du neuf dans nos vies. Elle est appel à la liberté intérieure, à la liberté personnelle et communautaire. Chacun en lien avec les autres, en donnant la main aux autres, en écoutant les autres, est invité à trouver sa route pour avancer et vivre. Dans l'assurance tranquille – "la paix", dit Jésus – que là est le Souffle Saint de Dieu, le Souffle de vie. "Et il souffle où il veut et tu entends sa voix mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va". C'est librement que nous sommes invités à faire notre route. Librement mais en n'oubliant pas qu'il nous faut "rester fidèle à ma parole" dit Jésus. Fidélité qui suppose engagement et exigence de notre part. La paix et la joie promises par Jésus se dévoilent au petit matin de Pâques, quand le tombeau est découvert ouvert et vide. Quand l'Agneau a été sacrifié au calvaire et qu'il est descendu aux enfers. Mais "ne soyez pas bouleversés et effrayés" : paix et joie ne sont pas simples promesses en l'air. Elles sont un don qui nous est fait.