Vraiment, c'est un pauvre gars qui n'a pas de chance dans la vie. Sourd de naissance et parlant de ce fait difficilement, il est enfermé dans sa bulle, replié sur lui-même. La rumeur du monde ne lui parvient pas et il subit les événements plus encore que ses parents et voisins. Ce qu'il essaie de dire se perd dans un baragouin informe et bégayant. Pauvre gars, vraiment ! Tellement enfermé dans son handicap, tellement fermé sur lui-même qu'il semble bien qu'il ne veuille pas en sortir. Peut-être même se complaît-il secrètement dans son mal être. En tout cas, il ne va pas de lui-même vers Jésus ; le texte dit en effet : "On lui porte un sourd". Quasiment contre son gré, semble-t-il.
Des sourds et des mal parlant, il n'en manquait sans doute pas en Galilée et en Judée. Mais Marc insiste lourdement pour signaler que Jésus est alors en territoire non juif, païen, au Liban et en Syrie actuelle. C'est qu'au pays d'Israël, beaucoup restaient sourds à l'annonce du Royaume de Dieu par Jésus. Beaucoup et surtout parmi les autorités religieuses et les Pharisiens parlaient mal de Jésus et le jugeaient possédé du démon. Au contraire, voilà que Marc nous montre que même en pays païen, même les étrangers incroyants au Dieu unique s'ouvrent au message de renouveau apporté par Jésus. Même ceux qui semblaient sourds à la Parole de Dieu proclament désormais ses merveilles. L'Evangile proclamé par Jésus n'est pas réservé à un peuple d'élus mais il est destiné à tous, quels qu'ils soient et quelles que soient leurs croyances et pratiques anciennes. Il y a là une Bonne Nouvelle pour nous.
Mais n'allons pas trop vite et revenons à notre gars sourd et mal parlant que d'autres portent à Jésus. Ils le portent comme un poids mort, qui ne bouge pas de lui-même, qui ne se bouge pas, qui reste replié sur lui-même. J'imagine sans peine ce qu'on disait de lui : "Il entend bien ce qu'il veut entendre !" – chose que l'on dit avec un peu de mépris de tous ceux qui entendent mal – j'en sais quelque chose ! Autrement dit, on le soupçonne de jouer de son mal, de s'y complaire quelque peu, d'en tirer profit même. C'est son personnage dans lequel il s'est enfermé plus ou moins confortablement.
Tout à coup, nous commençons à nous reconnaître dans ce gars sourd et mal parlant. Comme lui, ne sommes-nous nous aussi enfermés dans notre surdité et notre difficulté à parler ? En quoi suis-je sourd ? Qu'est-ce que je ne veux pas entendre ? Qu'est-ce que j'ai du mal à exprimer ? Les réponses restent personnelles et donc différentes suivant chacun de nous. Mais ne sommes-nous pas tous semblables, finalement? Ce que nous ne voulons pas entendre, ce à quoi nous sommes sourds, c'est d'abord notre voix intérieure, c'est nous-mêmes. Nous avons peine à entendre la vérité sur nous-mêmes. C'est que cette vérité n'est pas toujours très reluisante. Mais pourtant, nous le savons bien, "La vérité nous rendra libres", comme dit Jésus dans l'évangile selon Jean. La liberté elle aussi nous fait peur, car elle ouvre sur l'inconnu. Sans doute, comme le sourd de notre évangile, avons-nous besoin d'être portés. Comme lui, portés vers celui qui nous ouvrira les oreilles, qui nous ouvrira le cœur. Si nous lisons bien les évangiles non pour y chercher du miraculeux et du divin mais pour y découvrir Jésus et son Esprit à l'œuvre, nous découvrons qu'il a toujours été source de libération pour ceux qu'il guérissait. Il les rendait à eux-mêmes, il les révélait à eux-mêmes, il rétablissait pour eux-mêmes l'image négative qu'ils avaient et les sortait de leur personnage négatif. Mais soyons clairs : pas de miracles à attendre de Jésus le Christ, pas de signes cachés à chercher dans nos vies. Par contre, ce qui est sûr, c'est que nous est donnée la Bonne Nouvelle du salut. Avec Jésus, nous pouvons nous entendre nous-mêmes, nous pouvons nous accepter tels que nous sommes, dans la vérité et la liberté intérieure. Nous pouvons nous aimer nous-mêmes. Et c'est très important. Et c'est là une Bonne Nouvelle à entendre : tu vaux plus que tu ne crois, tu vaux beaucoup au regard de Dieu.
Nous savons aussi que si nous ne restons pas sourds à cette Bonne Nouvelle qui nous est dite chacun au secret du cœur, nous deviendrons de ce fait capables d'entendre les autres. Ce qui n'est guère facile habituellement, reconnaisssons-le. Combien de fois ne restons-nous pas sourds à la plainte de celui qui souffre près de nous ! Il est vrai que cette souffrance est parfois dure à entendre et à supporter car elle s'exprime dans la violence verbale ou le délire. Mais c'est aussi collectivement que nous sommes sourds et voulons le rester. Sourds au cri des pauvres ici dans nos rues et partout dans le vaste monde. Sourds aux appels de ceux qui crient casse-cou à notre société, à la société du fric et du profit. Là encore, la Bonne Nouvelle apportée par Jésus nous proclame une issue. Ecouter les autres, entendre avec bienveillance ce qu'ils disent parfois maladroitement, c'est entrer dans la démarche qui fut celle de Jésus. Démarche d'accueil et de bienveillance au nom de Dieu, démarche qui dit : Salut ! à tout homme rencontré.
Le sourd de notre évangile d'aujourd'hui était aussi mal parlant. Difficulté à s'exprimer, à se dire, à se confier aux autres. Difficulté à engager une vraie conversation, un échange avec les autres. C'est que parler, se dire, dire ce qu'on pense est toujours une prise de risque. Il faut entrer dans une démarche de confiance. Confiance en soi. Confiance dans la capacité d'accueil de la part de l'autre. Jésus révèle à l'homme bègue qu'il est capable de parler, d'entrer en communication. "Le lien de sa langue fut dénoué" dit le texte. Bonne Nouvelle pour lui, Bonne Nouvelle pour nous. L'Evangile qui nous est donné nous révèle à chacun, quelles que soient nos difficultés - voire même notre handicap -, quelles que soient nos connaissances et notre culture, que nous sommes membres à part entière de la communauté des disciples de Jésus et donc dignes de prendre la parole. C'est pourquoi, par exemple, il est demandé à tel ou tel de lire les textes ou la prière à la messe. C'est pourquoi aussi nous sommes invités à participer aux réunions en aumônerie et d'y suggérer des thèmes de réflexion. Et puis il y a toutes les paroles que chacun peut dire aux autres dans la vie courante. Paroles très ordinaires, très banales la plupart du temps mais paroles de salut. Car elles sont de fraternité et de reconnaissance de l'autre. A l'imitation de Jésus.
"Ouvre-toi, dit Jésus. Ses oreilles furent ouvertes et le lien de sa langue fut dénouée…". Et cela suscite l'admiration. Admiration et reconnaissance envers Dieu qui "a bien fait toutes choses". Car c'est Dieu qui, par Jésus, a révélé l'homme à lui-même et l'a relevé de ses blocages. "Ses oreilles furent ouvertes et le lien de sa langue fut dénoué" : tout bibliste sait que ces deux verbes au passif signalent que c'est Dieu qui agit. C'est pourquoi Jésus refuse de garder pour lui le mérite du renouveau quasi miraculeux. Déjà, dans l'évangile de Jean lu voilà quelques semaines, il refusait d'être fait roi suite à la multiplication des pains. Jésus veut bien être reconnu comme Messie mais pas comme guérisseur ou magicien. Et l'évangéliste Marc montrera que ce Messie sera mis en croix. C'est dans ce drame que se révélera paradoxalement sa gloire. C'est dans sa pâque, dans le mystère de sa mort et de sa résurrection qu'on pourra dire en vérité : "Il a bien fait toutes choses". Comme Dieu au jour de la création : "il vit que tout cela était bon".