Dans ce passage d'évangile lu ce matin, on peut remarquer combien Luc insiste sur l'écrit et la lecture. Il a, dit-il, soigneusement"composé un récit, un exposé suivi" . Puis, dans l'épisode situé dans la synagogue de Nazareth, tout est centré sur le livre qui est nommé trois fois, le livre du prophète Isaïe. En ce temps-là, le livre était quelque chose de précieux parce que rare. Et pour les Juifs plus encore : pour eux, le livre par excellence, c'est la Bible, ce que nous appelons l'Ancien Testament. Les rouleaux de parchemins en étaient enveloppés de tissu précieux et rangés dans une armoire comme dans un tabernacle. Mais plus encore que leur valeur matérielle, c'était leur valeur symbolique qui importait. Car ces rouleaux bibliques étaient considérés comme l'œuvre même de Moïse, celui qui, en mission reçue de Dieu, avait fait sortir le peuple de son esclavage en Egypte. Le livre, c'était la Torah, la Loi. A cela s'ajoutaient les livres des prophètes et d'autres écrits, tous considérés comme des ajouts explicatifs au livre essentiel : la Torah de Moïse inspirée par Dieu. On peut dire que la Bible, c'est le peuple juif et que le peuple juif, c'est la Bible. Toucher à l'un, c'est toucher à l'autre; et on va voir que c'est ce que fait Jésus.
Cette sacralisation de l'écrit biblique produisait une véritable sclérose de la vie spirituelle. Le livre était devenu pour ainsi dire intouchable. Seuls, les spécialistes – ceux que les évangiles appellent les scribes - pouvaient le commenter, l'expliquer pour le peuple ignare. Et encore, leurs explications n'étaient souvent que des commentaires de commentaires, du type : Rabbi Untel a dit que Rabbi Untel a expliqué tel passage de telle façon. Plus encore : lire la Bible était devenu peu à peu la recherche incessante de directives pratiques pour la vie quotidienne, la quête de règlements tatillons à mettre en pratique pour obéir à la Loi de Dieu. On sait qu'au temps de Jésus, les Pharisiens en étaient arrivés à établir le compte de plus de 600 commandements régissant le moindre détail de la vie quotidienne.
Tout cela peut nous paraître réalité du passé, sans rapport avec notre pratique religieuse. Est-ce si sûr ? On peut lire la Bible en prison comme d'autres lisent le Coran : pour y trouver la façon de régler tel problème, pour savoir comment agir dans le concret de l'existence. Cela peut aller jusqu'à la caricature évidemment, jusqu'à savoir ce qu'il faut manger ou non, comment il faut s'habiller, etc. Et chacun de nous pourrait à ce sujet raconter quelques souvenirs remontant à sa jeunesse. De nos jours encore, certains lisent la Bible de façon fondamentaliste, prenant le texte au pied de la lettre, jusqu'à l'incohérence. Jusqu'à en oublier l'essentiel. Alors, rappelons-nous cette parole de Paul écrivant aux Corinthiens : "La lettre tue mais l'esprit vivifie" (2 Co 3,6).
Donc voilà Jésus qui lit le texte sacré. Et soudain, du neuf surgit. De l'inouï, du jamais entendu. "Aujourd'hui, cette Ecriture est accompli pour vous qui l'entendez". Nous ne sommes plus dans le sacré, dans l'inaccessible, dans l'intouchable mais dans notre aujourd'hui si morose et si banal. Il n'est plus question de révérer un écrit qui nous serait venu de Dieu quasi en direct mais il s'agit de notre présent. Il n'est plus question de chercher encore et encore comment le texte de la Loi régit notre pratique. Il s'agit d'autre chose de plus fondamental : "vivre l'aujourd'hui de Dieu", comme disait Roger Schutz le prieur de Taizé.
Les gens de Nazareth ont eu bien de la peine à recevoir cette parole. Pour eux, l'Ecriture était intangible, comme un bijou précieux à ne pas toucher et à admirer, comme une Loi à laquelle se soumettre humblement pour être sauvés. Devant elle, leur vie n'était que pauvreté et misère continuelles. Jésus les bouleverse, les réjouit même, mais la suite du récit montrera qu'ils n'acceptent pas ce séisme spirituel : ils vont tenter illico de tuer Jésus. Nous-mêmes, sommes-nous si différents ? Quelle image nous faisons-nous de notre aujourd'hui ? Reconnaissons que souvent il est perçu comme une réalité sans rapport avec notre foi, une réalité peu valorisante. Autrefois est parfois idéalisé : le bon vieux temps où tout était simple. Ou au contraire, c'est l'horreur qui pétrifie notre quotidien : ainsi certains vivent dans une culpabilité paralysante et des regrets qui stérilisent leur présent. Aujourd'hui peut aussi, pour d'autres, n'avoir d'autre valeur que d'être tourné vers demain. Demain, ce sera bien et mieux, demain je serai libre, demain ce sera la vraie vie alors qu'aujourd'hui, c'est le vide, l'attente dans une sorte de parenthèse.
Jésus dit le contraire : c'est aujourd'hui que ça se passe, c'est aujourd'hui qu'est la vie. Comme il le dira un jour à Zachée : "Aujourd'hui, le salut est entré dans cette maison" (Lc 19). Disons autrement : aujourd'hui, l'Ecriture n'est plus chose sacrée à révérer et recevoir avec piété et soumission mais elle devient Parole de Dieu. Ici, réfléchissons à ce que nous disons après la lecture de l'évangile de la messe. Quand le prêtre a achevé la lecture, il nous montre le livre et dit : "Acclamons la Parole de Dieu". Nous ne répondons pas : "Louange à toi, Parole de Dieu" mais "Louange à toi Seigneur Jésus". On pourrait dire que l'Ecriture disparaît pour laisser percevoir la Parole de Dieu révélée en Jésus le Christ.
Que nous dit cette Parole ? Que nous dit Jésus ? Ceci : "Bonne Nouvelle aux pauvres". Ce n'est pas un souhait, un vœu comme on en fiat en janvier. Il n'est pas question d'un avenir qui sera radieux. Ce n'est pas : Demain on rase gratis. C'est le constat qu'aujourd'hui est Bonne Nouvelle. Aux captifs : la libération. Aux aveugles : une vue claire. Aux oppressés : renvoi en liberté. Pour tous : une année cadeau de Dieu. Tout cela s'accomplit dans notre aujourd'hui. Malgré les apparences contraires. Et si nous avons peine à entendre cette Bonne Nouvelle qui nous semble pure utopie, c'est peut-être que nous sommes trop centrés sur nous-mêmes, sur nos malheurs petits ou grands, sur notre difficulté à être des hommes et des femmes debout. C'est peut-être que nous avons trop intégré, comme une composante fondamentale de notre être et de notre vie, notre enfermement. Enfermement entre ces murs, évidemment. Enfermement en nos difficultés, nos penchants, notre misère morale. Enfermement dans une mauvaise image de nous-mêmes que nous renvoient sans cesse la société, le système carcéral et jusqu'au regard de nos compagnons eux-mêmes. La Bonne Nouvelle que proclame Jésus dit le contraire : aujourd'hui, nous sommes sauvés. Il nous faut maintenir coûte que coûte cette conviction, cette foi. Cette confiance. Il nous faut vivre dans la confiance en la confiance de Jésus. Il avait confiance en Dieu qu'il appelle Père. Nous faisons confiance à Jésus qui nous entraîne et nous appelle à un changement de regard sur notre vie, à un changement de style de vie. Aujourd'hui.