Ce passage d'évangile que nous venons d'entendre se situe lors de la montée de Jésus vers Jérusalem, "alors que, dit l'évangéliste, s'accomplissait le temps où il devait être enlevé" (9, 51), enlevé c'est-à-dire mis à mort. Tout ce qui est raconté alors prend soudain un caractère d'urgence et de drame sur l'horizon de la croix. Y compris donc cette scène domestique et amicale où un repas se prépare.
Ce jour-là, interrompant sa marche vers Jérusalem, Jésus laisse ses disciples et se trouve donc seul chez une femme, Marthe, qui a aussi invité sa sœur Marie. Situation banale pour nous mais impensable en ce monde juif d'alors. Rappelons-nous aussi comment les disciples "s'étonnaient que Jésus parlât à une femme" au bord du puits de Jacob en Samarie. Déjà, dans cette simple situation, Jésus reçu par deux femmes, nous est révélée une Bonne Nouvelle : les barrières sociales, les coutumes et les traditions qui hiérarchisent les humains suivant l'âge, le sexe, la réussite économique, tout cela n'arrête pas Jésus, tout cela ne saurait avoir valeur dans le monde nouveau de Dieu, dans le Royaume de Dieu, comme dit Jésus. L'Evangile est pour toutes et tous sans distinction aucune, sans condition préalable et quel que soit le passé plus ou moins chaotique de chacun.
Ceci dit, l'évangéliste Luc nous met en présence de deux femmes aux attitudes assez différentes voire opposées, semble-t-il.
Marthe est accueillante : elle ouvre sa maison au prophète de Galilée, elle s'active pour le repas. Elle est, dit le texte, "tiraillée par un multiple service". Elle est tout entière dans le "diaconia", dans le service de l'autre. Tout comme Abraham et Sara qui accueillent les trois voyageurs étrangers sous leur tente. Et pour l'Evangile, ce n'est pas rien. Rappelons-nous la parabole du jugement : "Venez, les bénis, car vous m'avez donné à manger, vous m'avez donné à boire" (Mt 25). Ou encore ceci : "Ce n'est pas en disant : Seigneur ! Seigneur ! qu'on entrera dans le Royaume des Cieux mais c'est en faisant la volonté du Père" (Mt 7). Vivre selon l'Evangile, ce n'est pas d'abord réciter de nombreuses prières, réaliser de belles cérémonies. Ce n'est pas d'abord être scrupuleusement fidèle à la doctrine chrétienne. C'est avant tout une façon de vivre, un style de vie. C'est un agir. Pour chacune et chacun de nous, surtout en cette prison, cela peut être bien modeste. Notre capacité d'action est très limitée car la structure carcérale est avant tout un ensemble de portes fermées et de murs contraignants. Et pourtant, c'est là, c'est dans cet ici et ce maintenant qu'il nous faut agir et vivre en chrétiens. A cet instant, chacun pourrait dire en quoi consiste pour lui cet agir chrétien, ce "diaconia", ce service. Partage de quelques provisions, partage d'un savoir, compagnonnage avec qui est méprisé voire en danger, refus de pratiques dégradantes. Tout cela sans se faire avoir et manipuler, ce qui n'est pas le plus facile…
Mais voilà que Jésus sermonne Marthe : "Tu t'inquiètes et t'agites pour bien des choses !". Serait-elle passée à côté de l'essentiel ? Peut-être, dans son désir de bien accueillir son hôte, a-t-elle oublié qu'il lui fallait se laisser accueillir elle aussi. Non pas être fébrilement dans le faire mais en même temps se laisser faire. Non pas recevoir l'autre mais recevoir de l'autre. Cela suppose sans doute beaucoup de simplicité, d'humilité. Croire que l'autre – qui a besoin de moi, de mon accueil – peut me donner beaucoup de lui- même. Et ce, quels que soient son âge, sa culture, son histoire passée, sa situation sociale. Difficile d'autant plus si nous avons une situation de pouvoir même minime, par exemple aumônier…
Et Marie, pendant ce temps, est "assise aux pieds du Seigneur, écoutant sa parole". Nous ne saurons pas ce qu'il lui disait. Mais notons que pour elle, il n'est seulement Jésus, ce prophète itinérant qui monte vers Jérusalem, ville de tous les dangers. Il est le "Seigneur", il est Jésus dont le nom signifie "Dieu sauve", il est celui qui va vers sa Pâque, sa mort-résurrection. Marie est assise à ses pieds. C'est là l'attitude traditionnelle du disciple qui écoute le maître qui annonce la parole. Situation incongrue dans ce monde juif : une femme ne saurait être disciple d'un maître et passer son temps à étudier la Loi, la Tora. "Apprendre la Loi à sa fille est lui apprendre la débauche" dira même un rabbin célèbre de l'époque ! Mais comme déjà dit, Jésus passe par-dessus les tabous et les coutumes aliénantes pour lui partager la Parole. Cette Marie n'est pas dans une attitude passive. Elle ne se contente pas d'entendre la parole de Jésus : beaucoup l'avaient entendue sans changer de vie. Elle l'écoute. Elle l'accueille. Elle la fait sienne. Elle se laisse remuer, elle se laisse bousculer et transformer. "Ce n'est de pain seul que vivra l'homme" avait dit Jésus tenté par l'avoir et le pouvoir (Lc 4). Et dans l'évangile selon Matthieu, il ajoute : "mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu" (Mt 4). Il n'est pas dit que le service effectué par Marthe soit sans valeur aucune. Mais il est dit que la vie n'est pas dans le seul pain. Elle est aussi dans l'écoute de la parole. Non pas une quelconque parole, des discours creux et lénifiants mais la Parole de Dieu. Toute la difficulté étant pour nous d'identifier celle-ci. Beaucoup de croyants, musulmans, certes, mais aussi chrétiens, identifient cette Parole de Dieu avec l'Ecriture, Coran ou Bible. Fondamentalisme et intégrisme ne sont pas loin alors, avec le rejet de l'autre vite qualifié de mal croyant. La semaine dernière, le psaume lu disait : "La Parole de Dieu est au carrefour". Elle n'est donc pas dans la ligne droite toute tracée mais il faut y chercher son chemin. A l'écoute du maître Jésus, de sa parole et de sa pratique risquée qui va vers la croix.
Finalement, cet évangile n'est pas des plus simples si nous voulons en vivre, le vivre. Il nous suggère sans doute un équilibre. Etre comme Marthe qui n'est pas dans la passivité, le verbiage et les bons et pieux sentiments mais dans la pratique très concrète du service de l'autre. En même temps ne pas oublier qu'accueillir l'autre, c'est aussi accepter de recevoir de lui, de s'ouvrir à sa nouveauté et à la part d'inconnu où risque de nous entraîner sa rencontre. Etre aussi comme Marie, humblement assis pour recevoir et écouter, pour accepter de sortir de nos a priori, de nos habitudes, de notre mentalité, de nos idées. Accepter de changer notre regard sur nous-mêmes, sur les autres, sur la vie. Et notre regard sur Dieu. Accepter la Parole de l'autre comme Bonne Nouvelle. Accepter l'inconnu de Dieu.
Avec Abraham et Sara, avec Marthe et Marie, gardons cette phrase de la lettre aux Hébreux : "N'oubliez pas l'hospitalité : elle a permis à certains, sans le savoir, de recevoir chez eux des anges" (He 13).