Cette lecture d'évangile est bien courte mais bien compliquée. Tout commence par une courte parabole à la manière de l'évangéliste Jean. Jésus s'y présente comme le berger qui guide son troupeau et le fait vivre. Mais, comme souvent dans le 4° évangile, ce récit imagé et simple se développe en théologie de haute volée. Et voilà qu'il est question de vie éternelle, du Père et de son action envers les brebis du fils. Et enfin cette phrase énigmatique : "Le Père et moi, nous sommes un".
En Israël, on connaissait le thème de Dieu berger de son peuple, thème richement développé par les prophètes et quelques psaumes. Mais cette image était devenue une sorte d'image pieuse, comme une récitation de catéchisme que tout le monde connaît par cœur et à laquelle nul ne prête plus attention. Surtout que souvent les prophètes s'en étaient pris aux autorités religieuses qualifiées de mauvais bergers. Par ailleurs, si l'on veut bien admettre que Dieu est berger de son peuple, quelle prétention insupportable d'entendre ce Jésus proclamer : "Je suis le bon berger" ! Pour qui se prend-il ?
Cette parabole du bon berger est pleine de douceur et de tendresse. Et nous avons tous en tête cette pieuse image du berger portant sur ses épaules un frêle et gracieux agneau. Or, à l'époque de Jésus, cette image n'avait pas cours : les bergers étaient des gens déconsidérés qu'il valait mieux ne pas fréquenter. Des gens impurs toujours en contact avec les animaux, des gens sales et qui sentent le bouc. Aucune confiance à avoir envers ces gars plus proches de l'animalité que de l'humanité.
Et voilà que Jésus bouleverse une fois de plus les codes sociaux et religieux de son temps. Il se refuse à enfermer la personne ou un groupe social – ici les bergers – dans une identité toute faite et définitivement fermée. Pour parler des rapports de Dieu son Père avec lui et avec les hommes, il se déclare berger. Et voilà ses auditeurs qui prennent des pierres pour le lapider et le tuer. C'est qu'il est intolérable d'entendre la solidarité de Jésus – et de Dieu Père avec qui il proclame son unité – avec ces pauvres types méprisés vivant avec leurs troupeaux, il est insupportable d'admettre l'identification de Dieu avec ces va-nu-pieds qui ne fréquentent guère les lieux de religion. Dieu ne peut être que le Tout Autre, le Tout Puissant, l'Eternel très saint et sa résidence est le temple sacré de Jérusalem. Et ce n'est pas la première fois que Jésus franchit ainsi la ligne rouge et donne à voir une image de Dieu qui fait scandale: on l'a vu manger avec collecteurs d'impôts et prostituées, on l'a aperçu discuter avec une Samaritaine aux cinq maris, on dit qu'il s'est laissé toucher par une femme qui saigne. Et pour lui, les étrangers païens sont à égalité avec les vrais juifs pieux.
Mais il va plus loin encore dans ce qui est perçu comme une provocation méritant lapidation. Il déclare : "Je leur donne la vie éternelle". Prétention insupportable et insensée. Surtout si on a en tête l'idée habituelle de l'éternité : "Durée qui n'a ni commencement ni fin" dit le dictionnaire. Ainsi, l'éternité est l'attribut de Dieu seul. Et pour les hommes, une durée sans fin après leur mort physique. Mais est-ce bien cela que Jésus promet ? Ou plutôt qu'il ne promet pas mais qu'il donne, selon ses propres mots. Au 5° siècle, l'évêque d'Alexandrie, Cyrille, disait : "Par vie éternelle, nous ne comprenons pas cette succession interminable de jours, bons ou mauvais, mais cette vie où l'on demeure dans la joie". Si on l'écoute, la vie éternelle c'est donc aujourd'hui, c'est notre quotidien ici et maintenant. Et c'est là, dans cette vie, qu'il nous faut découvrir un don fait par Jésus le bon berger, un don de joie. Avouons qu'une bonne dose de foi nous est nécessaire…
C'est que la vie, notre vie, n'est pas spécialement une partie de plaisir. "Ici, c'est pas la joie" : première parole entendue du premier détenu que j'ai visité en cette maison. Et chacun de vous pourrait faire la triste litanie des souffrances subies, des humiliations, des vexations et peut-être plus encore du sentiment d'être méprisé, traité comme moins que rien, infantilisé. Oublié. Ici mais aussi dehors. Combien de familles détruites par l'alcool, la violence ou la maladie des corps ou, pire encore, des esprits ? Combien de personnes qui tirent le diable par la queue pour survivre et manger, payer leur loyer, se chauffer, fournir le minimum aux enfants ? Combien de SDF égarés dans une errance sans fin – et il en meurt un chaque jour en France ? Plus loin de nous, c'est encore pire. Vous avez peut-être vu ce reportage à "Thalassa" la semaine passée : une femme d'Haïti cuisant des galettes de terre glaise et d'huile pour nourrir sa famille. Jean Ferrat le chantait : "Le malheur au malheur ressemble : il est profond, profond, profond". – Et l'évêque Cyrille qui maintient : "La vie éternelle, c'est cette vie où l'on demeure dans la joie"…
Malgré les apparences, il a sans doute raison. Car Jésus qui dit : "Je donne la vie éternelle" sait ce que vivre veut dire. Comme beaucoup d'hommes et de femmes, il est allé au plus bas de l'humanité. Il a opéré la traversée de l'en-bas, il est descendu aux enfers, réduit à néant, déshumanisé alors même que Pilate le présente en disant : "Voici l'homme". Ce berger n'est pas un chef, le gourou de quelque groupe sectaire, le président bling-bling d'une république où les courtisans sont légion. Mais il est celui qui donne sa vie, qui va jusqu'à la mort pour affirmer envers et contre tout et tous ce qui lui tient à cœur et qu'il dit recevoir de Dieu son Père. A savoir ceci : tout homme est une histoire sacrée, tout homme a valeur infinie alors même qu'il serait au plus bas de l'échelle sociale. L'homme surpasse l'homme : même le plus abîmé, même celui qui ne vaut rien à ses propres yeux est riche de possibilités et d'avenir. A tout homme est donné salut de par Dieu. La voilà, la vie éternelle qu'il nous donne : il nous donne d'être humains même au cœur de l'inhumain. Il nous donne, par-delà le drame d'exister, par-delà l'horreur de vivre en croix, l'espérance d'un matin de Pâques.
Et tout cela, Jésus ose affirmer que c'est don de Dieu lui-même, celui qu'il appelle Père. Il ose cette formule scandaleuse : "Le Père et moi, nous sommes un". C'est dire que Dieu est partisan. C'est dire que Dieu est du côté de ceux qui tâchent de vivre ou de survivre humainement malgré l'inhumain qui les guette au fond d'eux-mêmes et qui les enserre de toutes parts autour d'eux. Dieu est du côté de ceux qui vivent malgré tout. Il est garant de cette petite lumière de vie qui luit au fin fond des ténèbres. Il est ce petit bonheur qui résiste au malheur. C'est ce que disait Jésus dans ses paradoxales béatitudes quand il osait : "Heureux les pauvres, le Royaume de Cieux est à eux".
Quant aux brebis auxquelles nous sommes comparés, il n'est demandé que deux choses : écouter la voix de ce berger et le suivre. Ce n'est pas là passivité et démission. Au contraire. Ecouter et suivre Jésus, c'est s'engager sur un rude chemin. Et comme disait Marcel Légaut, un vieux sage du siècle passé : "On ne sait jamais jusqu'où l'on va quand on se lève pour partir". Ecouter et suivre ce berger, c'est recevoir la vie, accepter de recevoir la vie au cœur même de la mort qui nous menace. Et avancer. Quand même.