Les divers récits évangéliques centrés sur Jean Baptiste ne sont pas faciles à comprendre. Parfois, comme dans le texte lu aujourd'hui, le Baptiste semble connaître qui est Jésus : "l'Agneau de Dieu, le Fils de Dieu, celui sur qui l'Esprit est descendu et demeure, celui qui enlève le péché du monde". Et dans d'autres passages, on le voit envoyer demander à Jésus qui il est : est-il bien celui qui doit venir ou faut-il en attendre un autre ? Ici, il est dit que Jean a vu l'Esprit descendre comme une colombe et dans Matthieu dimanche dernier, c'est Jésus seul qui le voit… La vérité historique est impossible à atteindre. D'autant que ces récits témoignent aussi en filigrane de conflits entre les chrétiens disciples de Jésus et les baptistes disciples de Jean, chacun proclamant que son maître est le seul vrai et le seul envoyé définitif de Dieu.
Laissons donc de côté ces préoccupations historiques. Et recevons notre texte d'aujourd'hui pour ce qu'il veut être : une Bonne Nouvelle. L'évangéliste Jean, qui écrit dans les années 90-100, nous livre ici sa méditation sur le mystère de cet homme, Jésus de Nazareth. Remarquons d'abord l'importance du verbe voir qui revient quatre fois. Il y a d'abord le voir tout simple : apercevoir l'homme qui arrive au fleuve. Mais plus profondément, il y a un voir qui est de l'ordre de la révélation, du dévoilement. C'est voir par delà les apparences. C'est voir avec le cœur. "On ne voit bien qu'avec le cœur ; l'essentiel est invisible pour les yeux" : vous connaissez cette phrase du Petit Prince de Saint-Exupéry. Jean Baptiste peut-être, les disciples de Jésus certainement ont fini par voir avec le cœur, par comprendre peu à peu que celui qu'ils ne connaissaient pas, selon leur propre aveu, était pour eux et pour tous une Bonne Nouvelle de Dieu.
Jésus est Bonne Nouvelle de Dieu, Jésus est Evangile. Il est, selon les mots prêtés à Jean Baptiste, "l'Agneau de Dieu". Voilà un langage imagé qui demande éclaircissement. Cette expression nous a valu au long des siècles quelques tableaux pleins de niaiserie et de piété doucereuse. Hélas ! Pourtant, à qui lit un tant soit peu la bible, voilà que résonne comme en écho le texte du prophète Isaïe : "Comme un agneau traîné à l'abattoir, lui n'ouvre pas la bouche… Sans beauté, sans éclat pour attirer nos regards, homme de douleur, abandonné des hommes". Texte qui, relu par les premiers chrétiens, a été compris comme une allusion à la passion de Jésus. Nous voilà alors loin du doux agnelet de nos peintres. Impossible aussi de ne pas penser à l'agneau pascal sacrifié dans la nuit précédant l'exode d'Egypte qui est libération par Dieu de l'esclavage de son peuple. – Comprenons donc que Jésus est reconnu par l'évangéliste comme celui qui est la victime innocente dont l'assassinat, la mort scandaleuse, révèle et dénonce la violence qui anime la société des hommes. Toute sa vie, toutes ses paroles, toutes ses actions ont été porteuses de paix et de fraternité. Il a été celui qui ne ménage pas sa peine et use sa vie pour libérer l'homme de ses servitudes, pour remettre debout et en marche ceux qui ne pouvaient plus se dépêtrer de leur paralysie. Il a été celui qui brise les barrières érigées par les puissants pour maintenir leur système politico-religieux avantageux pour leurs privilèges au mépris du peuple des humbles du pays. Cela l'a conduit à la mort, "traîné à l'abattoir, homme de douleur".
Et l'évangéliste ajoute que, par sa vie et sa mort, Jésus-Agneau de Dieu "enlève le péché du monde". Formule très vague et très générale qui demande éclaircissement. Il n'est pas dit "les péchés du monde", cette litanie que chacun de nous pourrait faire de toutes les petites ou grandes horreurs ou bassesses qui sont le quotidien de l'histoire humaine. Histoire à laquelle nous participons, chacun à notre place, chaque jour, avec notre propre responsabilité voire notre culpabilité. Quand les trois évangiles synoptiques parlent souvent des péchés, celui de Jean et les lettres de Paul parlent du péché au singulier, comme aujourd'hui dans notre texte. Une clé se trouve sans doute dans le récit de la guérison de l'aveugle-né : "Vous dites : Nous voyons ! alors votre péché demeure". Le péché serait donc dans l'aveuglement volontaire. Dans le refus de reconnaître ses faiblesses, ses limites, ses erreurs. Dans l'attitude orgueilleuse de celui qui reste fermé sur ses certitudes, enferré dans ses positions, plein de lui-même. Un peu, pour prendre une comparaison qui aide à comprendre, comme l'alcoolique qui refuse de voir son problème et donc s'y enfonce encore plus ou comme le schizophrène prêt à affirmer que les autres, eux, sont malades. Regardons Jésus. Il vient à Jean Baptiste pour un baptême qui est reconnaissance de la faiblesse humaine devant Dieu. Nous avons peut-être peine à y croire – comme Jean Baptiste qui dit que c'est lui qui devrait être baptisé par Jésus – mais Jésus, l'homme Jésus, se reconnaît faible devant Dieu. Il est, comme chacun de nous, solidaires de la fragilité, de la faiblesse, de la misère humaine. Et c'est ce que montrent bien le récit de ses tentations Jésus que nous lirons au début du Carême. Il est comme nous solidaire de l'humanité engluée dans son péché, dans sa volonté de puissance, dans son orgueil. Et nous voyons trop bien dans notre monde combien cette volonté de puissance – qui est une façon de se prendre pour Dieu : " Vous serez comme des dieux", dit le serpent à Adam et Eve - cette volonté de puissance mène au désastre. Désastre écologique, désastre moral, désastre humain où les petits sont écrasés par les puissants et leur argent. Volonté de puissance et orgueil qui nous empêchent d'être nous-mêmes, d'être vraiment libres.
Jésus, lui, est dans la vérité, dans la justesse face à Dieu qu'il appelle Père. Il se conduit en fils. Aussi, dit notre évangile de ce jour, "l'Esprit de Dieu lui est donné et demeure sur lui". C'est cette fidélité à Dieu dans une attitude juste qui est source de salut, ou, dit autrement, qui "enlève le péché du monde". Par sa solidarité jusqu'à la mort même avec les hommes, les pauvres hommes que nous sommes, par sa fraternité avec tous les paumés et les pécheurs, par son attitude filiale envers Dieu, il sauve le monde. Il nous ouvre un avenir, il nous révèle à nous-mêmes notre être véritable caché sous une couche plus ou moins épaisse et lourde de ce qu'il faut bien appeler notre péché. Il nous dévoile que nous sommes comme lui, avec lui, fils de Dieu. Il nous donne de découvrir que l'Esprit de Dieu est descendu sur nous et demeure avec nous pour vivre en hommes libres et heureux.
A nous de vivre ainsi dans notre vérité révélée par Jésus. Dans notre quotidien le plus ordinaire. Et combien c'est difficile ! Mais aussi, combien c'est enthousiasmant et dynamisant de se savoir ainsi reconnus et aimés par Dieu qui fait de nous ses fils à la suite de Jésus "l'Agneau qui enlève le péché du monde".