Cette année, nous lisons l'évangile selon Marc. Mais pendant 5 dimanches, nous lisons dans l'évangile selon Jean : aujourd'hui le récit de la multiplication des pains puis en août le long discours sur le pain de vie qui lui fait suite. Comme toujours dans le livre de Jean, ce ne sera pas très aisé à comprendre car assez intellectuel, ou plutôt mystique et profondément symbolique et spirituel.
Aujourd'hui, c'est apparemment plus facile puisque nous avons un récit. Récit rempli de petits détails qui ont sans doute une signification. Par exemple, pourquoi signaler qu'"il y avait beaucoup d'herbe à cet endroit" ? Pourquoi "5 pains et 2 poissons" puis finalement "12 paniers avec les morceaux" ? Si on voulait tout expliquer, on n'en finirait pas. Donc juste quelques remarques.
Jean signale d'abord que "Jésus était passé de l'autre côté du lac de Tibériade". Autrement dit, nous ne sommes pas en Galilée, pays juif et croyant au Dieu unique mais nous sommes passés en territoire païen. Façon discrète de dire que ce qui va être raconté, ce partage du pain et des poissons, concerne tous les hommes, quelles que soient leurs croyances et leurs pratiques religieuses. Tous ces peuples étrangers que les juifs très strictement orthodoxes et les pharisiens méprisaient et évitaient car, disaient-ils, ils étaient impurs, indignes d'appprocher si peu que ce soit le Dieu vivant, tous ces païens aux pratiques étranges et impies sont les destinataires du partage et de la multiplication du don généreux effectué par Dieu. D'ailleurs, il n'y a pas là que les disciples mais, dit Jean, "une grande foule qui le suivait". Le tout venant du peuple, de ce peuple de Galilée qui, aux yeux des autorités religieuses de Jérusalem, n'était pas un modèle de pureté religieuse car au contact permanent avec beaucoup d'étrangers païens. Le lac de Galilée ne portait-t-il pas lui aussi le nom de l'empereur Tibère ?
Voilà qui nous parle à nous qui ne sommes pas du peuple des purs, nous dont la vie n'est pas un modèle de pratique religieuse, nous dont les actes passés n'ont pas toujours été reluisants. Nous sommes, nous aussi, les habitants "de l'autre côté du lac", les habitants du monde qui patauge trop souvent dans la boue du péché. Rappelons-nous ce que nous disons juste avant la communion : "Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir", je ne suis pas digne de prendre et manger ton pain. Aujourd'hui, une fois encore, l'Evangile nous dit au contraire : tous, qui que nous soyons, quel que soit notre passé, quelle que soit la profondeur de notre misère, nous pouvons suivre Jésus pour avoir part à son repas de bon pain.
"Et la foule le suivait", dit l'évangéliste. Or on sait que ce verbe suivre a un sens fort dans les évangiles : il signifie être disciple de Jésus, s'engager dans son style de vie. Suivre Jésus, c'est comprendre "les signes qu'il accomplissait", par exemple en guérissant les malades. Suivre Jésus, c'est donc, à sa suite, aider ceux qui gisent dans la maladie, dans leur détresse et dans leur misère, à se relever et à retrouver leur dignité d'hommes.
Oh ! nous ne ferons pas de miracles ! D'ailleurs, si l'on en croit l'évangile de Jean, Jésus lui-même ne fait pas de miracle – mot qui ne figure nulle part dans le Nouveau Testament – mais il fait des "signes". Le premier signe, rappelez-vous, a lieu à Cana lors d'une noce, lors d'un repas déjà : plus de vin et bientôt l'abondance donnée comme "le commencement des signes de Jésus" manifestant ainsi l'inauguration des temps nouveaux. Et c'est en lisant le vieux récit trouvé au Livre des Rois que les premiers chrétiens ont compris les signes posés par Jésus. Nous l'avons entendu : dans une période de famine en Israël, voici qu'un homme donne 20 pains et un sac de grain. Alors le prophète Elisée ordonne de partager tous ces dons avec les pauvres. Jésus s'inscrit dans cette lignée prophétique. Le manque, la pauvreté, la faim même ne sont pas des malheurs. "Heureux vous les pauvres ! heureux vous qui avez faim ! heureux vous qui pleurez !" a dit Jésus selon Luc. Paroles incompréhensibles pour les riches et les repus. Mais paroles de bonheur pour qui a le cœur ouvert. Ouvert à Dieu, ouvert aux autres. Ce récit dit "de la multiplication des pains" est une invitation au partage, à la fraternité. Petit détail très anecdotique du récit : "un jeune garçon a 5 pains d'orge et 2 poissons". Si miracle il y a, le voici : au lieu de tout garder pour lui égoïstement, il accepte de s’en dessaisir et de tout donner. Sans son geste de fraternité, d'humanité, rien ne se serait passé et Jésus n'aurait pu faire aucun signe. Pas de miracle, disions-nous, non, mais des gestes d'humanité et de partage que Jésus révèle comme des signes de l'amour de Dieu. C'est pourquoi, après avoir pris les pains, il rend grâce à Dieu. Ou, comme dit le texte grec, il fit eucharistie. C'est ainsi que cette scène nous rappelle ce que nous rapportent les 3 autres évangélistes : Jésus partage le pain lors de son dernier repas pour en faire le signe du don de son corps, c'est-à-dire de toute sa vie, le don de lui-même pour tous les hommes. C'est ainsi aussi que nous sommes ramenés à ce que nous vivons ici et lors de chaque dimanche. Le signe du pain nous est donné dans le geste de la communion, signe de la vie du Christ ressuscité qui a partagé la vie des pauvres, des affamés et assoiffés de vie et de justice, qui a redonné goût de vivre à tous ceux qui subissaient leur vie. Et ce geste de Jésus, ce geste que nous faisons est un signe fort. Un signe qui nous engage : quand nous mangeons ici le pain, quand nous nous nourrissons des paroles de l'Evangile, nous proclamons par ce geste que nous voulons vivre à la suite de Jésus, que nous voulons vivre la fraternité et le partage.
Fraternité et partage : notre récit est donc une invite à la relation. Au début, Jean répète par 2 fois qu'il y avait ce jour "une grande foule". La foule, une masse indifférenciée sans doute attirée par le côté extraordinaire des guérisons opérées par Jésus. Et voilà qu'à la fin de notre texte, la foule est devenue "5000 hommes". Les 12 paniers de morceaux restant sont là aussi pour dire que cette foule est devenue un peuple, 12 étant le symbole des 12 tribus, du peuple d'Israël tout entier. Ce peuple nouveau peut alors le reconnaître : "C'est vraiment lui le grand prophète, celui qui vient dans le monde". La foule informe est devenue peuple croyant et confessant. Peuple à la foi encore faible sans doute : il lui faudra passer par la croix et la résurrection pour comprendre la vraie royauté de Jésus.
Et nous dans cette foule, dans ce peuple. Nous qui avons si souvent peine à sortir de la préoccupation de notre faim personnelle ou plutôt individuelle. J'ai faim d'amour, de tendresse, j'ai faim de la reconnaissance de ma dignité et de ma valeur, j'ai faim de liberté, j'ai faim de bonheur. J'ai faim de tranquillité, de silence, de paix intérieure. Face à ce désir qui peut devenir obsessionnel égoïste, l'évangile de ce jour, la multiplication des pains, nous redit cette Bonne Nouvelle : le chemin proposé par Jésus est dans l'ouverture, dans l'accueil, dans le partage. Accueil de sa parole tout à la fois exigeante et bienfaisante. Partage avec tout autre – et ce n'est pas le plus facile, n'est-ce pas ? - pour établir la fraternité et entrer dans le peuple, dans l'assemblée des fils de Dieu. Nous n'en aurons jamais fini si nous voulons suivre Jésus le grand prophète sur le chemin qu'il nous ouvre. Mais c'est le chemin de la vie.