Notre évangile d'aujourd'hui contient quelques bizarreries. Jésus marche vers Jérusalem et pour cela, il traverse la Samarie et la Galilée. C’est comme si nous disions que, partant de Nantes pour aller à Niort, nous sommes passés par Rennes et Saint Malo ! Plus loin, le texte dit que les lépreux sont envoyés voir les prêtres à Jérusalem, au temple. Or parmi eux, voici un Samaritain : il est historiquement parfaitement impossible que cet hérétique, ce non-Juif, puisse pénétrer dans la Ville Sainte et encore moins dans le temple. L’évangéliste Luc semble donc pris en défaut. Qu’en est-il ? Et surtout, que veut-il dire ?
Le voyage de Jésus vers Jérusalem n’est pas un voyage touristique. Il y va pour la fête de Pâques et il sera finalement arrêté et crucifié. Faisant l’expérience de sa résurrection, ses disciples comprendront peu à peu que cela concerne non seulement leur petit groupe mais encore Jérusalem et donc le peuple juif, mais aussi la Samarie, cette province hérétique et la Galilée, perçue comme une terre de mélanges de peuples. Autrement dit, ce qui se passe dans ce voyage concerne non seulement Jésus et ses disciples mais encore tout ce que la terre compte de gens plus ou moins marginaux, plus ou moins religieusement corrects. Et voici que les lépreux eux-mêmes sont pris dans le mouvement de Jésus vers sa Pâque. Il s’agit bien d’un mouvement : vous avez peut-être remarqué comment Luc insiste sur les déplacements. Je relis : "Jésus fait route, il traverse, il entre dans un village, dix hommes le rencontrent, il faut qu’ils aillent se montrer, ils font route, le Samaritain se retourne, ils ne sont pas revenus". Et enfin : "Va !". Des va-et-vient en tous sens à en avoir le tournis. C’est que pour Luc, être disciples, être chrétien, ce n’est pas rester en place, tranquillement. Ce n’est pas rester assis dans la contemplation du Christ ressuscité et dans la prière de louange et d’admiration. C’est se mettre en marche, tous ensemble à la suite du Christ. On peut relire dans cette optique les deux livres de Luc : l’évangile et les Actes, pour s’apercevoir qu’en partant du temple de Jérusalem, l’histoire se poursuit, après de multiples voyages dont celui de Paul, jusqu’à Rome considéré comme le symbole du monde entier. Le récit lui-même, l’histoire racontée est donc pour nous lecteurs une invitation à nous lever et à avancer dans la vie à la suite de Jésus. Et nous le savons bien : si nous le suivons, il faudra passer par Jérusalem, c’est-à-dire par la croix. Autrement dit, vivre en disciples, en chrétiens, c’est une épreuve, ce n’est pas facile. Ce n’est pas du tourisme religieux. Mais plutôt un engagement de vie d’autant plus difficile qu’il se concrétise dans le quotidien le plus banal de la vie. Suivre Jésus sur la route de la vie, c’est accepter de prendre un chemin dont on ne sait trop où il va. Ou plutôt si : nous savons qu’il va vers la vie mais par un itinéraire d’aventure intérieure sans doute assez exigeant. Marcel Légaut, un sage du XX° siècle, a écrit : "On ne sait jamais jusqu’où l’on va quand on se lève pour partir". Aujourd’hui, en lisant notre évangile selon Luc, nous pourrions dire : on ne sait jamais jusqu’où l’on ira si l’on se met à suivre Jésus.
Mais sur la route, voilà que "dix lépreux vinrent à sa rencontre". De nos jours, la lèpre est une maladie bien connue et facilement guérissable. Au temps de Jésus, les choses sont bien différentes. On appelle lèpre toutes les formes de maladies de peau et on ne sait rien sur leurs origines et, bien sûr, leur traitement. Ceux et celles qui sont atteints sont rejetés de la communauté humaine et de toute participation à la vie religieuse. Car ils sont contagieux et surtout car ils sont considérés comme impurs, c’est-à-dire hors d’état de rencontrer Dieu dans le culte, hors d’état de faire partie du peuple de Dieu. Si par quelque hasard l’un d’eux guérit, il doit se rendre au temple de Jérusalem pour faire constater sa guérison par un prêtre lors d’une cérémonie très compliquée. Voilà qui nous intéresse : non pas l’histoire des lépreux mais celle des hommes rejetés parce que considérés comme dangereux, des hommes qui doivent fournir des preuves de guérison lors de procédures longues et complexes, non devant un prêtre mais devant des commissions diverses, des psy, des JAP, etc. Voilà que cet évangile parle de nous ou, tout au moins, qu’il nous parle au plus concret de notre situation.
Ces dix lépreux, (ainsi que Jésus d’ailleurs), respectent les obligations sociales : ils restent à distance, ils vont ensuite faire remplir le constat de guérison à Jérusalem. Mais ce sont des hommes de foi. Ils font appel à la pitié de Jésus qu’ils appellent "Maître", qu’ils reconnaissent comme celui qui sait, celui qui est capable, celui qui a l’expérience. Ils ont de la foi gros comme un grain de moutarde, ils vont donc pouvoir planter des arbres dans la mer – rappelons-nous le texte de dimanche dernier – ils vont donc pouvoir sortir de leur misère, guérir de leur maladie, quitter leur situation d’exclus. Et c’est ce qui se passe. La foi accordée, la confiance donnée à la parole reçue fait des miracles. Elle transporte les montagnes, elle fait revivre les hommes, elle redresse ceux qui sont courbés, écrasés, rejetés et méprisés. Nous en avons tous fait l’expérience : quand quelqu’un nous fait confiance, fait un pari positif sur notre avenir, sans baratin, comme Jésus, ("Allez vous montrer…"), quand ensemble nous nous redressons et nous mettons en route – et c’est ce que nous tâchons de faire ici, au long des dimanches – alors, nous sommes déjà guéris, nous retrouvons notre place dans la communauté, nous retrouvons notre dignité.
C’est alors qu’on apprend que dans le groupe des dix lépreux, il y en avait un encore plus atteint que les autres, encore plus rejeté et exclu du peuple de Dieu : c’était un Samaritain. Lui va plus loin que ses neuf compagnons. Il se retourne, dit l’évangéliste, glorifie Dieu et se prosterne aux pieds de Jésus en lui rendant grâces. Se retourner, dans le langage évangélique, c’est plus que faire un demi-tour : c’est remettre sa vie en cause, à l’envers, c’est se convertir et prendre un nouveau chemin. Mais ce n’est pas le lieu d’une glorification personnelle du type : "Voyez comme je suis devenu un type bien depuis ma conversion, depuis que je fréquente l’aumônerie". C’est au contraire l’occasion de se recevoir de Dieu et donc de le glorifier. Et la prosternation devant Jésus est, de la part de cet hérétique de Samaritain, une confession de foi. Jésus est reconnu comme source du salut, comme celui qui permet à tout homme, si exclu et rejeté soit-il, de vivre en fils de Dieu, de faire partie du peuple des enfants de Dieu.
Et regardons bien les dernières paroles de Jésus à cet étranger Samaritain ancien lépreux : "Relève-toi et va, ta foi t’a sauvé !". Une traduction plus proche du grec original serait : "Ressuscité, va !". Ce mot de "ressuscité" nous renvoie évidemment à la mort-résurrection du Christ. La foi du lépreux, notre propre foi est participation à la Pâque du Christ, elle nous sauve, elle nous remet debout, elle nous permet d’entendre le message final : "Va !". Nous sommes emportés dans un dynamisme alors même que nous avons mémoire de notre lèpre, de nos misères, de nos lourdeurs et lenteurs à avancer sur le chemin de la vie. "Va !" : Jésus ne dit pas une parole qui enferme, il ne cherche pas même à enrôler un nouveau disciple dans son groupe. Il dit une parole d’ouverture, de liberté. Une parole de confiance totale de celui qui va repartir pour une nouvelle vie.
Finalement, cette histoire de lépreux est un peu la nôtre. Si du moins nous voulons nous mettre en marche. Et nous pouvons bien faire comme le Samaritain guéri : nous réjouir et rendre gloire à Dieu et à son Christ.