La question posée à Jésus : "N'y aura-t-il que peu de gens à être sauvés ?" agitait les discussions entre rabbins. Les uns disaient que "Tous les Israélites auront part au monde futur". Autrement dit, il suffit d'être de la lignée d'Abraham pour accéder au Royaume de Dieu. Pour d'autres au contraire, "ceux qui périront sont plus nombreux que ceux qui seront sauvés". Mais ils excluaient eux aussi les non juifs. La question nous paraît étonnante à nous chrétiens qui avons reçu cette foi de Jésus : Dieu accorde son salut à tout homme gratuitement et indépendamment de ses mérites.
Remarquons que Jésus ne répond pas à la question posée, en tout cas pas directement. Pour lui, pas question de faire le tri entre les hommes pour dire qui sera sauvé ou non. Pas question, comme il le dira dans une parabole, de séparer le bon grain et l'ivraie pour la bonne raison que c'est impossible pour lui, impossible pour son Dieu d'enfermer les gens dans une situation donnée à tel instant de leur vie. Pour Jésus – et tout l'évangile le montre à chaque page – chacun est en capacité d'évolution, de guérison, de conversion comme on dit en langage religieux. Chacun est apte à changer, à avancer vers l'accomplissement de son être profond. C'est-à-dire apte à réaliser pleinement sa nature d'enfant de Dieu. Nul n'est définitivement perdu, quoi qu'en disent la rumeur, les rapports de quelque psy et les jugements, même prononcés dans un palais. Voilà quelque chose d'important, qui est comme le cœur de l'évangile. Cela permet alors de lire le texte d'aujourd'hui qui paraît assez violent. Et assez contradictoire car il est question au début "d'entrer par la porte étroite", ce qui pourrait sous-entendre que peu peuvent passer, et à la fin, on voit venir "d'orient et d'occident, du nord et du midi", donc en foule pour participer au festin de Dieu.
La parole de Jésus est rude : "Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite". Efforcez-vous : le verbe grec ainsi traduit est plus rude encore : c'est plutôt "Luttez, combattez". Non pas que nous ayons à lutter contre les autres qui se pressent eux aussi au portillon. Il n'est évidemment pas question d'écraser et de piétiner quelqu'un pour se frayer un passage. Mais c'est tout simplement que Jésus prend au sérieux l'existence humaine. Qui est bien un combat, une lutte pour la vie. Vous en savez quelque chose, vous qui êtes dans ce lieu d'enfermement. Nous en savons quelque chose, nous tous, affrontés au dur métier de vivre.
"Combat pour la liberté, combat pour la dignité, combat pour la vérité, combat de fraternité" : c'est ce que nous chantons parfois "de tous les points de la terre". La dignité nous est parfois refusée mais nous-mêmes nous comportons parfois de façon indigne. La vérité à laquelle nous avons droit nous est cachée mais nous nous mentons parfois à nous-mêmes, sans y parvenir, à vrai dire. La liberté nous est ôtée ou diminuée mais nous sommes parfois esclaves de nos propres faiblesses. La fraternité nous est déniée – allez donc serrer la main d'un surveillant !- mais nous-mêmes sommes parfois Caïn pour Abel notre compagnon et frère. Bref ! Vivre en homme, ce n'est pas facile. C'est même un rude combat de chaque jour. Et si nous voulions évoquer les misères du monde, les drames dont nos journaux sont replis, la violence inhumaine des institutions et des états en certains points du globe, il y a de quoi désespérer des hommes et du combat qui paraît souvent perdu pour bâtir un monde humain.
Mais Jésus poursuit son cri d'alerte avec cette parabole des gens qui frappent à la porte déjà fermée et qui se font proprement jeter. A ses compatriotes, il signale que faire partie du peuple juif ne donne aucun droit particulier et n'assure pas ipso facto le salut. Il prend la suite de Jean le baptiseur qui osait dire que "même des pierres du chemin, Dieu peut faire surgir des enfants à Abraham". A ses disciples, à nous chrétiens, il dit la même chose. Ce n'est pas parce que nous avons régulièrement participé à la messe, mangé son pain, écouté sa parole que les portes du Royaume de Dieu nous sont ouvertes. Ce qui compte, ce qui a de l'importance, c'est la vie qu'on mène, c'est ce que l'on fait, et non pas notre origine, nos professions de foi, notre pratique d'un culte. La parabole éloigne "vous tous qui faites le mal". Sont donc accueillis ceux qui font le bien. Comme Jésus, lui qui, dira Pierre dans un discours, "a passé en faisant le bien". Faire le bien, c'est mener le bon combat. C'est vivre une vie de relation filiale avec Dieu et fraternelle avec tout homme. Pierre précise que Jésus "a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient tyrannisés par l'Adversaire". Traduisons : tous ceux qui étaient privés de leur liberté d'hommes, il les a remis debout et en marche. Rappelons-nous aussi la parabole du Jugement Dernier : "Venez car j'avais faim et vous m'avez donné à manger…"
Tout cela pourrait laisser penser que le salut est au bout de nos efforts, de notre combat pour vivre en homme debout. Or, nous le savons par tout l'évangile, notre salut n'est pas une récompense donnée par Dieu aux plus méritants. Nous ne cessons pas de le dire avec l'apôtre Paul : Dieu nous sauve gracieusement, gratuitement, indépendamment de nos mérites personnels. Il ne réserve pas son accueil à quelques privilégiés. Le premier de la classe n'est pas plus important pour lui que le cancre invétéré. Des premiers sont en vérité des derniers et des chefs moins véritablement hommes que leurs subordonnés. Dieu accueille, Dieu ouvre sa porte, Dieu sauve tous les hommes, "de l'orient et de l'occident, du nord et du midi". Tous sont ses invités pour le festin. C'est-à-dire pour la vie à plein, pour la vie vraiment humaine, pour la vie selon notre humanité réelle et profonde qui est humanité créée à la ressemblance de Dieu lui-même.
Ce qui paraissait rude à entendre et à supporter, ce qui pouvait même nous faire entrer en culpabilité se révèle finalement Bonne Nouvelle, appel au bonheur de vivre en homme, en fils de Dieu.