La semaine dernière, nous lisions le chapitre 9 de l'évangile selon Jean : la guérison de l'aveugle-né. Et aujourd'hui, au chapitre 11, voici la sortie de Lazare de son tombeau. Il y a de quoi crier au miracle. Ou même d'y voir des preuves évidentes de la divinité de Jésus.
Or l'évangéliste Jean nous prévient : aucun miracle devant lequel s'extasier mais seulement des signes. C'est ce que disent grands-prêtres et Pharisiens quelques lignes plus loin dans le texte : "Cet homme opère beaucoup de signes". Et l'évangéliste nous dit en fin de son livre : "Jésus a fait de nombreux autres signes… Ceux-ci ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ… et que vous ayez la vie en son nom". Voilà donc la clé de lecture et de compréhension de ce récit de la mort et vie de Lazare.
Il faut bien avouer que, faute de cette clé, ce récit n'a guère d'intérêt pour nous. Que nous importe en effet si un homme des années 30 est mort ou pas et comment ? De toute façon, revenu à la vie ou non, il y a longtemps qu'il n'est plus. Par ailleurs, ce serait bien la première fois que Jésus fait un miracle pour son avantage personnel : ici, pour retrouver un ami et échapper ainsi à la douleur du deuil. C'est évangéliquement impossible. On pourrait aussi relever beaucoup de petites bizarreries dans le récit, entre autres celle-ci : "celui qui avait été mort sortit, les pieds et les mains attachés et le visage enveloppé d'un linge". Facile pour se déplacer ! Jésus est obligé de dire : "Déliez-le et laissez-le aller".
Deux petits indices permettent d'y voir plus clair. Tout d'abord, c'est le 7° signe posé par Jésus. Rappelons-nous : Cana et l'eau changée en vin, guérison du fils d'un officier, un paralytique à la piscine, les pains multipliés, la marche sur la mer, l'aveugle-né et notre ami Lazare. 7 : le chiffre de la totalité, de la perfection. Le chiffre des jours de la création du monde par Dieu selon la Genèse. Serait-ce à dire qu'avec ces 7 signes, nous assistons à une nouvelle création ? à une re-création à neuf de l'humanité dont Lazare est ici le symbole, comme un nouvel Adam ? Il y aura un 8° signe posé par Jésus après sa résurrection : la pêche de 153 gros poissons. Nous voilà alors dans la plénitude, dans la surabondance donnée par la Pâque de Jésus. Premier indice, donc : avec Jésus, nous participons à une nouvelle création, à la venue d'un monde neuf, d'un homme et d'une humanité renouvelé.
Deuxième indice : dans notre texte aussi, le chiffre 7 est présent : premier jour, on annonce la maladie de Lazare, Jésus reste où il est pendant deux jours et on apprend la mort de son ami. Quand il arrive chez Marthe et Marie, elles lui disent : "Voilà 4 jours qu'il est mort". Alors, au bout de ces 7 jours, Jésus annonce : "Tu verras la gloire de Dieu". Et quelle cette gloire de Dieu ? Un phénomène extraordinaire ? des signes dans le ciel ? un miracle ? Non. C'est un homme qui sort et que l'on détache pour qu'il puisse aller librement. "Déliez-le et laissez-le aller".
Voilà donc les signes donnés par Jésus. Et cela nous intéresse au plus haut point, beaucoup plus que de savoir ce qui a bien pu se passer réellement pour ce Lazare. Cela nous intéresse parce que ça résonne dans notre aujourd'hui.
Nous n'attendons pas que Jésus empêche de mourir ceux que nous aimons ni nous-mêmes. Encore moins nous ne pensons à un retour à la vie. Pas même à une réincarnation, comme l'idée en est répandue aujourd'hui. Mais nous entendons et recevons ce message de Jésus : "Je suis la résurrection et la vie. Qui croit en moi, même s'il est mort, vivra. Et tout vivant et croyant en moi n'est sûrement pas mort pour toujours". Marthe y croit mais en pensant, dit-elle, "à la résurrection au dernier jour". Mais Jésus, lui, parle de l'aujourd'hui et du maintenant. La résurrection, la remise debout, il ne faut pas l'attendre pour un hypothétique au-delà de la vie. C'est pour tout de suite, pour maintenant. C'est tout de suite et maintenant que Dieu veut nous remettre debout et nous laisser aller. Jésus l'affirme : si nous croyons en lui, même si nous sommes morts de quelque façon, nous pouvons vivre. Nous pouvons revivre. Parole facile ? Parole en l'air ? Non, dit l'évangile et la sortie de Lazare de son tombeau et de sa puanteur est donnée comme une sorte de preuve, d'attestation.
Ce récit, il faut donc le lire comme un signe, un exemple symbolique, une parabole qui nous montre comment se passe une résurrection dans notre vie, une remise debout. Et qui nous montre le rôle de chacun : Dieu, Jésus le Christ, nous-mêmes et les autres.
Dieu est créateur. Créateur de vie et jamais de mort. Tout à l'heure, nous remarquions les clins d'œil de l'évangéliste à propos du chiffre 7. Façon de nous rappeler le récit imagé de la création en 7 jours. Dieu est celui qui fait surgir la vie et là où règne la mort, là Dieu n'est pas. Tout ce qui fait mourir l'homme, tout ce qui le diminue n'est pas de Dieu. Et Jésus s'inscrit dans ce dynamisme créateur de Dieu en s'opposant à la mort, à la puanteur, à l'enfermement, au rejet loin du monde des vivants. Il est l'homme du redressement, de la remise sur pieds et de la marche : "Déliez-le et laissez-le aller". Avec Jésus, nous sommes, nous, les autres, l'humanité entière, invités à entrer dans une nouvelle création, dans une remise à neuf.
Nous-mêmes, nous sommes parfois, ou souvent, comme Lazare : morts. Combien, dans cette maison, considèrent que leur vie est fichue, qu'il n'y a plus rien à espérer ! Combien n'ont d'autre projet que d'attendre que ça se passe…avant que ça recommence dans un enfermement à répétitions ! Combien sont obnubilés par leur passé jusqu'à l'écœurement ! Et dégoûtés d'eux-mêmes, honteux de leurs actes passés et même de leurs fantasmes et de leurs pensées ! Attachés, liés non pas aux mains et aux pieds mais dans leur tête, dans leur esprit, dans leur cœur.
Et les autres, tant d'autres, ont vite fait de nous enterrer. De nous incarcérer. Vite fait de nous déclarer fichus, bons à rien, irrécupérables. Vite fait de nous enfermer dans une catégorie, un jugement, une condamnation. Comme pour Lazare, on dit que nous sentons mauvais et qu'il faut nous éloigner puis continuer à nous tenir en laisse. Et nous-mêmes entrons parfois dans ce jeu pervers en nous complaisant dans le malheur. La religion elle-même risque de nous y faire mariner en nous rappelant sans cesse que tout homme est pécheur.
Face à tout cela, Jésus n'a qu'un mot : Non ! Un mot de résistance. Non à la mort. Un mot de folie : "Notre ami Lazare s'est endormi, je vais aller le réveiller". Ce n'est pas là la parole et le geste d'un faiseur de miracles, de choses extraordinaires. C'est l'action de quelqu'un qui manifeste sa solidarité. Jusqu'au bout, jusqu'à la mort s'il le faut. Il n'est pas possible pour Jésus d'accepter que l'homme soit lié, enfermé. Il n'est pas possible pour lui de laisser un homme endormi, hébété et prostré. Il n'est pas possible pour lui de laisser un homme dans sa puanteur et sa pourriture. Il ne peut accepter la mort dans la vie de l'homme. Au nom même de Dieu – c'est pourquoi il rend grâce à son Père.
Nous ne sommes pas là dans une petite leçon de morale nous disant qu'il faut garder confiance, qu'avec un peu de courage et d'effort, tout peut s'arranger. Nous sommes là face à un absolu, face au sens de notre vie. Avec d'autres mots, nous sommes là face à notre foi. Foi que nous recevons et que nous devons en même temps entretenir avec fermeté, malgré tous les signes de mort et de non-sens.
Nous sommes aussi appelés à la responsabilité. Comme Jésus, appelés à la solidarité et à l'action. Pour nous-mêmes et pour les autres. Lazare ne peut sortir seul du tombeau, Jésus ne peut seul le faire sortir : il faut l'aide des autres. Il nous faut enlever la pierre qui enferme Lazare et délier les liens qui l'empêchent d'aller. Et Lazare s'appelle aujourd'hui de notre nom et du nom de tous ceux qui nous entourent.