Des gens importants, le monde en est rempli. Ils siègent dans les présidences, ils peuplent les ministères, ils paraissent sur tous les écrans. Et le petit peuple que nous sommes regarde souvent avec détachement et ironie. C'est que nous savons bien que tous ces importants seront vite oubliés et leurs discours plus vite encore. Qui se souvient de tous ces gens très importants qui ont été ministres de la 4° République ? On les a oubliés. Mais nous n'oublions pas qu'en 1954, un petit curé mal rasé, fringué -plus que vêtu- d'une soutane, d'une grande cape et d'un béret : l'Abbé Pierre, s'est dressé pour crier justice.
Au temps de Jésus, c'était déjà ainsi. Les importants ne manquaient pas, fiers de leurs titres ronflants : empereur, gouverneur, prince, grand-prêtre. Tous oubliés depuis longtemps. Par contre, un jeune homme sans titre ni pouvoir, assez marginal – il vivait au désert – a suscité une rumeur venue jusqu'à nous. Son nom même continue à être porté : Jean Baptiste. Et cette rumeur, la voici : il y eut en ces jours-là un événement. Il y eut, comme écrit Luc, "une Parole de Dieu sur Jean". Rumeur bientôt devenue Bonne Nouvelle. Un événement car en ce 1° siècle, le peuple juif se lamentait : Dieu ne se faisait plus entendre comme on disait qu'il l'avait fait autrefois, au temps des lointains prophètes. Et le psaume 77 de gémir : "Sa Parole est-elle muette pour les âges des âges?". Un événement : dans le désert de cette vie morne où les puissants tenaient le haut du pavé, où Dieu semblait absent et silencieux à jamais, voilà que la Parole, la Parole de Dieu, surgit à nouveau. Elle surgit et annonce du nouveau : un avenir est possible.
Les belles promesses du prophète Baruch qui vivait quelques siècles avant Jean Baptiste vont donc devenir réalité : "Quitte ta robe de tristesse et de misère" proclamait-il. Tristesse et misère ne manquent toujours pas dans notre monde. Et il nous suffit d'ouvrir le journal ou le poste pour découvrir encore et toujours misère, chômage, corruption, violence. Et si nous regardons nos vies personnelles, ce n'est pas plus gai. L'enfermement, bien sûr, et toutes ses contraintes quotidiennes jusqu'à l'insensé. Et plus secret mais peut-être encore plus pénible : notre misère personnelle, nos faiblesses, notre délabrement intérieur comme une menace de ruine. Le péché, pour employer un vocabulaire chrétien. Et Baruch qui persiste : "Quitte ta robe de tristesse : Dieu va déployer ta splendeur". Jean Baptiste insiste en reprenant les mêmes promesses : vous aurez noté les verbes au futur : "ravin sera comblé, montagne sera abaissée, tortueux deviendra droit, routes seront aplanies, tout homme verra le salut". Un futur où la vie ne ressemblera plus à une escalade aventureuse et dangereuse, avec la mort sous toutes ses formes qui rôde aux détours du sentier escarpé. La vie sera comme un chemin où marcher en paix.
Vous allez me dire : Tout ce beau discours ressemble fort à l'annonce : Demain, on rase gratis ! Demain, le Grand Soir ! comme disaient les communistes. Encore une fois, un discours qui est l'opium du peuple raillé par Marx. Et pendant ce temps des belles paroles, les puissances oppressives continuent à écraser le peuple des pauvres. Si nous sommes attentifs à ce que proclame Jean Baptiste, il n'en est rien. Car ce futur radieux qui est annoncé et nous est promis suppose une première étape où chacun est impliqué. Et donc responsable de ce futur. Il nous faut, dit-il, passer par "un baptême de conversion pour le pardon des péchés". Baptême vient d'un mot grec qui signifie plonger, submerger. Ce verbe servait à désigner le plongeon au fond de la mer d'un navire suite à un naufrage. Baptême a donc une idée de mort. Paul le dit quand il affirme : "C'est dans la mort du Christ que nous avons été baptisés". Il s'agit donc de mourir, de faire mourir en nous ce qui n'est pas la vraie vie. En ce temps de l'Avent qui nous prépare à Noël, chacun est donc invité à regarder sa façon de vivre, son comportement, ses actes quotidiens. Faire son examen de conscience, comme on disait naguère. Sans se culpabiliser ni se dévaloriser. Sans même regarder le passé qui n'a certes pas toujours été très reluisant. Bien plutôt, essayons chacun au secret de nos coeurs de regarder notre vie actuelle. Et nous n'aurons sans doute guère de peine à découvrir ce qui doit mourir, ce qui doit changer pour une vie meilleure, une vie plus digne et pleinement humaine. Ce sera se décider enfin à ne pas fumer outre mesure ni n'importe quoi, ne pas manger au-delà du nécessaire, éteindre la télé ou au moins éviter les émissions débiles voire les films pornos. Sans oublier la vie avec les autres, vie qui n'est pas toujours très fraternelle. Encore une fois, nous sommes tous concernés, vous qui vivez pour l'instant dan s cette maison et nous qui sommes hors les murs. "Un baptême de conversion" dit l'évangile. Encore un peu d'étymologie. Le mot conversion a rapport avec traverser, renverser, bouleverser et la fameuse version latine qui nous a tant fait suer au lycée. La conversion, c'est un retournement, une réorientation. Une mise à l'envers. Ou plutôt une remise à l'endroit. Un changement de vie.
Nous le savons bien, on ne change pas d'un seul coup et définitivement. Il s'agit beaucoup plus souvent de se mettre en route petitement. Vous vous souvenez de cette chanson de Jacques Brel : "L'aventure commence à l'aurore de chaque matin". C'est ce que font les Alcooliques Anonymes quand ils disent : "Aujourd'hui, je n'ai pas bu". Et demain sera un autre jour et un autre pas. Et c'est bien là la difficulté : c'est aujourd'hui, chaque matin, chaque jour qu'il faut se mettre à vivre. Rien de plus dur que le quotidien banal et répétitif. Mais c'est là qu'est la vie.
Jean Baptiste "proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés". Le texte pourrait laisser penser que le pardon de Dieu pour nos pauvres vies ne nous est accordé qu'au bout de nos efforts de conversion, comme une sorte de récompense, comme le dû à nos mérites. Nous savons bien qu'il n'en est rien. Paul nous le disait tout à l'heure dans sa lettre aux Philippiens : "Vous aurez en plénitude la justice – traduisons : le pardon de Dieu – obtenue grâce à Jésus le Christ". Il y a là une source d'espérance. Nous ne pouvons vivre que dans une attitude fondamentale de joie, d'espérance, en nous appuyant sur le socle de ce qu'on appelle la grâce donnée par Dieu. Il peut, bien sûr, nous arriver des moments de doute, de dégoût de nous-mêmes peut-être, des moments de laisser-aller et des retours en arrière qui nous désespèrent. Mais notre foi chrétienne nous assure que nous ne sommes pas seuls sur le chemin. Car c'est "le chemin du Seigneur", le chemin qu'a emprunté Jésus lui-même avec les mêmes épreuves que nous. Il s'agit en fait de nous engager sur le chemin qui a été celui emprunté par Jésus.
Pour en revenir à tous les grands évoqués au début de notre évangile, nous comprenons avec Jean Baptiste que la vraie vie n'est pas dans le clinquant, la richesse ou le pouvoir. Elle est dans l'humble cheminement de celui qui se met en route à l'appel du prophète pour marcher à la suite de Jésus qui fut d'abord cet enfant dont nous attendons l'Avent, l'Avènement.