Lorsque nous avons lu, voici 15 jours, le récit de la multiplication des pains, je vous avais prévenu : la suite ne sera pas facile à saisir. C'est bien le cas aujourd'hui, n'est-ce pas ?
Il me semble que pour bien comprendre l'évangile selon Jean, il ne faut jamais oublier qu'il a été écrit 60 ou 70 ans après Pâques. C'est dire que la communauté où ce texte a été composé a eu une longue histoire. Histoire de vie communautaire avec ses moments de bonheur et ses inévitables tensions. Une vie de prière et de célébration liturgique avec partage du pain dans le nom de Jésus. Une vie de débats, de réflexions, de discussions théologiques. L'extrait que nous venons de lire en est le reflet : il nous en apprend sans doute plus sur la communauté où il a été écrit que sur ce que Jésus a réellement dit.
Donc, dans le groupe chrétien se pose cette question : ce Jésus dont les plus anciens ont pu connaître le père et la mère, ce charpentier d'un village perdu, cet homme crucifié au bord de la route peut-il dire : "Je suis descendu du ciel " ? Comprenons cette formule imagée : Jésus proclame ainsi une étonnante proximité avec Dieu qu'il appelle le Père. Il laisse même entendre que lui "seul a vu le Père". La question est d'importance et elle se pose encore à nous aujourd'hui. Jésus est-il un homme plein de sagesse qui propose un chemin de vie réussie et de bonheur ? Est-il un prophète comme Elie ou comme Mohamed quelques siècles plus tard, un prophète qui rappelle aux hommes l'unicité de Dieu ? Ou bien est-il le visage humain de Dieu ? Gardons-nous des réponses toutes faites apprises au catéchisme ou entendues dans la bouche des théologiens depuis des siècles. Car notre réponse personnelle ou communautaire est une parole qui nous engage.
La réponse de l'évangéliste Jean est claire dès le début de son livre : Jésus est "la Parole faite chair". Ecouter cette Parole, écouter ce qu'annonce ce Jésus fils de Joseph, c'est écouter "les enseignements du Père", c'est "être instruit par Dieu lui-même". Affirmations très fortes et dures à entendre. Et qui, si nous les écoutons et les acceptons, nous mettent en route. Première parole de Jésus dans l'évangile : "Que cherchez-vous ? Venez et vous verrez". Et la dernière : "Toi, suis-moi".
Ceux qui l'ont suivi ont vu. Ils ont vu les signes faits par Jésus. Des signes tout simples et imperceptibles à qui n'a pas le cœur ouvert. "Venez et vous verrez" : la vie resurgit quand elle allait à la mort et au désespoir, l'aveugle ouvre les yeux sur un monde inconnu et tout neuf, celui qui gisait dans sa paralysie et surtout sa culpabilité retrouve son dynamisme. Et n'oublions pas le vin de la noce ni les pains partagés aux 5000 hommes car la vie nouvelle est un festin. L'évangile selon Jean peut laisser l'impression que Jésus passe son temps à faire de longs et savants discours mystiques. Pourtant, il n'en est rien : sa parole est avant tout dans ses actes. Actes de libération de ceux qui étaient liés, actes de redressement des courbés et abattus, actes de salut et de bonheur. Ecouter sa parole, vivre avec lui et à sa suite redonnait du goût à la vie. Comme un bon pain nourrissant.
Mais lors de la multiplication des pains, rappelez-vous, les gens émerveillés et le ventre plein voulaient le faire roi, oubliant soudain que, comme dit l'Ecriture, "l'homme ne vit pas seulement de pain mais de la Parole de Dieu".
Voilà qui nous concerne. Nous avons toujours tendance à vivre seulement de pain. C'est-à-dire à en rester à la recherche d'une satisfaction immédiate de notre faim. Attention : il est bien clair que notre désir d'une vie plus aisée est très positif. Et nous savons bien la situation de tant de femmes et d'hommes pour qui la recherche de pain, de nourriture est un souci quotidien ici en France même et partout dans le monde. "Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour" disons-nous dans le Notre Père. Chercher à vivre de pain, chercher à vivre dans le bien-être, c'est chercher à vivre dans la dignité et vivre à plein son humanité. Mais chacun de nous sait aussi combien cette aspiration à une vie digne et humaine peut se dévoyer en recherche d'une satisfaction égoïste. Egoïsme individualiste : avoir toujours plus, posséder l'appareil dernier cri, le vêtement de marque à la mode, la voiture, la télé, le téléphone… Et en cette prison, cela existe aussi. Egoïsme collectif : nos pays européens, même en pleine crise économique, ne s'enrichissent-ils pas encore sur le dos des pays dits du Tiers-Monde ?
Jésus nous rappelle que nous sommes appelés à vivre de la Parole de Dieu. Reste à savoir quelle est cette Parole et comment l'entendre. Soyons clairs : la Parole de Dieu n'est pas un ensemble de vérités à croire, de commandements et préceptes à suivre à la lettre. Elle n'est pas dans les dogmes ou la doctrine. Encore moins dans une suite de prescriptions détaillées pour notre vie : que faut-il manger et quand ? à quelle heure prier et avec quels mots ? "La Parole de Dieu s'est faite chair". C'est ce que dit Jésus dans l'évangile d'aujourd'hui : "Moi, je suis le pain de vie", moi, l'homme de Nazareth. Pour découvrir et entendre la Parole de Dieu, il n'est que de regarder et écouter Jésus. Non pas que la matérialité des phrases mises dans sa bouche par Jean et les autres soit parole sacrée à vénérer. Mais bien plutôt écouter Jésus-Parole-de-Dieu, c'est s'engager à vivre comme lui. "Toi, suis-moi" nous dit-il. Il s'agit de vivre en disciples, d'adopter son style de vie. Une vie ouverte aux autres, dans l'accueil, la fraternité, le partage. Regarder tout homme comme lui-même a regardé ceux qu'il rencontrait, ne s'arrêtant pas à ce qui défigurait le boiteux ou l'aveugle mais révélant à chacun sa dignité d'enfant de Dieu. Adopter le style de Jésus, c'est s'ouvrir à Dieu, c'est accepter d'être tels que nous sommes devant lui, c'est nous aimer nous-mêmes, sans honte ni culpabilité mais confiants dans son amour et sa miséricorde. C'est vivre notre vie comme un don qui nous est fait. La vie aujourd'hui donnée et reçue comme le pain pour ce jour.
A celui qui s'efforce de vivre ainsi, cette parole est donnée que nous avons entendue : "Amen, je vous le dis, celui qui croit en moi a la vie éternelle". C'est déjà une réalité présente dans notre vie d'aujourd'hui, telle qu'elle est, dans sa banalité quotidienne. "Celui qui croit a la vie éternelle". Comme moi, vous avez peine à y croire, j'en suis sûr. La vie avec ses problèmes personnels, familiaux, avec la maladie, le deuil, l'enfermement et tout ce que la prison peut avoir de sordide et d'infantilisant, avec la désespérance et la folie qui rôde. La vie trop inhumaine. Et en même temps transformée, illuminée par la foi en Jésus. C'est que lui aussi a connu ce trop plein de problèmes et de souffrances mais malgré tout cela, il s'est donné à tous comme un bon pain qui redonne goût à la vie. Et Dieu, au matin de Pâques, a authentifié son action et sa parole : la voilà, la vie éternelle. La résurrection de Jésus donne un goût de vie éternelle à sa vie sur les chemins de Galilée. Et par contre coup à la vie de ses disciples que nous nous efforçons d'être.
Alors, mangeons de ce pain, vivons de cette parole.