Aujourd'hui, c'est non pas le 7° dimanche après Pâques mais le 7° dimanche de Pâques. Ce qui signifie que Pâques, la résurrection de Jésus, ce n'est pas du passé, mais c'est aujourd'hui. Pour les chrétiens que nous sommes ou tâchons d'être, il ne s'agit pas, aujourd'hui comme chaque dimanche, comme chaque jour de nos vies, de célébrer l'anniversaire d'un événement passé : la mort-résurrection de Jésus. Il s'agit de reconnaître et de fêter dans notre aujourd'hui le plus quotidien la Pâque de Jésus que nous proclamons Christ et Seigneur, Fils du Dieu vivant. Voilà qui n'est pas chose aisée et qui n'a aucun caractère d'évidence. Parfois même, sinon souvent, nous nous disons : "Je n'y comprends rein, à tous ces mystères. Tout ça, c'est des discours de théologiens et de spécialistes sans grand rapport avec nos pauvres vies".
Et comme pour compliquer les choses, la liturgie nous propose, pour le quatrième dimanche de rang, de lire des extraits de l'évangile selon Jean. Aujourd'hui encore, un extrait du long discours mis dans la bouche de Jésus lors de son dernier repas avant sa mort. Nous sommes un peu comme les onze disciples à qui les femmes viennent dire le tombeau vide au matin de Pâques : "Ces paroles leur semblèrent radotages et ils ne les croyaient pas". Radotages, niaiseries, bavardage et sottise de femmes. Discours hors de la réalité, de notre réalité.
Et pourtant… Pourtant, ce discours assez incompréhensible est prêté à Jésus "à l'heure où il passait de ce monde à son Père". Autrement dit, ses paroles ont un lien avec sa mort et le pourquoi de sa mort, un lien avec ce qui le mène à sa mort : sa vie et ses actions. Il y a donc là comme une parole ultime, essentielle. Il se joue là, dans cette mort illuminée par la résurrection, le mystère de sa vie et de son être. Alors, l'évangéliste Jean ajoute les mots aux mots et les phrases aux phrases, sans craindre de tourner en rond, de se perdre et de nous perdre dans les belles formules théologiques dont le sens nous échappe un peu ou beaucoup comme il lui échappe à lui aussi sans doute. Il ne comprend pas tout, nous ne comprenons pas tout, voire même pas grand chose. Mais il rumine, il ressasse, sans craindre le radotage reproché aux femmes revenant en courant du tombeau.
Laissons-nous donc aller au radotage, à sa suite. Et voilà que nous est donné ceci : "Père, l'heure est venue, glorifie ton Fils pour que le Fils te glorifie". N'est-ce pas là une provocation ? La mort de Jésus dont l'heure approche en ce dernier repas serait à la fois sa gloire et la gloire de Dieu… Alors même qu'elle sera, aux yeux des passants, un échec pitoyable : un homme pendu et cloué sur du bois, comme un bandit de grand chemin, comme un esclave enfui et repris misérablement. Un moins que rien. Et qui, malgré les belles phrases de l'évangile de Jean, meurt dans l'abandon et la détresse la plus profonde, avec le sentiment insupportable d'être abandonné de Dieu. Mais, en fait, cette mort n'est-elle pas au contraire très digne, en ce qu'elle est l'aboutissement de toute une vie ? Elle est la suite logique d'un engagement total pour cette réalité que Jésus appelle "le Royaume de Dieu". Royaume qui n'est pas dans on ne sait quel futur, après la mort, après la fin du monde. Mais Royaume qui est déjà, ici et maintenant. Et il en donne les signes, ce que notre évangile appelle "l'œuvre que tu m'avais confiée à accomplir". Signes tout simples, en rien miraculeux si nous entendons par miracles des prodiges. Il accueille tout homme et femme sans préalable, sans regarder à ses éventuels mérites et encore moins à ses erreurs et péchés. Il relève ceux qui sont à terre, écrasés par la maladie, leur mal-être ou le mépris des autres. Il établit la fraternité car, dit-il, nous sommes les enfants du même Père. Tous fils de Dieu. Voilà la glorification de Dieu : que ses enfants tiennent debout, qu'ils soient libres, qu'ils marchent fièrement comme des êtres libres et responsables. Nous le savons bien : accomplir tout cela, susciter la libération et le relèvement provoque vite l'opposition et la haine mortelle de tous les conservatismes. Aujourd'hui comme hier. Alors, comme dit la chanson, "le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté". Mais cette mort même, si violente soit-elle, porte en elle-même sa couronne de gloire. Car elle est l'affirmation, envers et contre tout, de l'ultime valeur : l'homme est enfant de Dieu. Et Dieu ne peut être lui-même si l'homme est réduit en esclavage. "La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant" disait l'évêque de Lyon, Irénée, au 2° siècle. Alors on peut dire et croire, à la suite de l'évangéliste, que la mort de Jésus a été sa glorification. Et qu'elle a été la gloire de Dieu. C'est ce que signifie le matin de Pâques avec son tombeau ouvert et vide. Et aujourd'hui encore, c'est Pâques, comme nous disions en commençant, le 7° dimanche de Pâques. Aujourd'hui, le tombeau est ouvert et vide. Mais aussi peu vide que ne le sont deux mains ouvertes. La mort de Jésus, son absence, son tombeau vide : voilà les signes paradoxaux, étonnants, de sa présence. Voilà les signes de sa gloire.
Et nous sommes là, toujours un peu abasourdis par la parole de Jésus et surtout par la méditation proposée par l'évangéliste Jean. D'autant que le voilà qui affirme comme conséquence de la mort-résurrection de Jésus ceci : "Le Fils donne la vie éternelle (et non donnera, comme dans la mauvaise traduction que nous avons lue) et cette vie éternelle, c'est que les hommes connaissent Dieu et son envoyé Jésus Christ". Nous qui connaissons Dieu et le Christ Jésus, d'une connaissance partielle et bien imparfaite, nous aurions donc dès aujourd'hui la vie éternelle… Essayons d'éliminer de notre esprit l'idée de l'éternité qui serait un temps sans limites : c'est proprement impensable et fantasmatique. Surtout, gardons-nous de penser que la vraie vie sera dans l'éternité, dans un futur inaccessible, après l'histoire, après notre histoire. C'est aujourd'hui, c'est ici que nous pouvons vivre, que nous sommes appelés à vivre à la suite de Jésus, dans la même ligne que lui. C'est aujourd'hui que tout se joue, c'est aujourd'hui que vient à jour l'essentiel. Et non dans le passé ni dans le futur. C'est aujourd'hui que nous pouvons nous aussi entrer dans le chemin de la gloire de Dieu. Et redisons ce qu'est cette gloire : c'est l'homme vivant.
A chacun de nous de vivre en homme vivant. A nous de faire vivre tout homme rencontré. Voilà que la banalité de notre existence quotidienne prend une dimension inattendue. Une dimension éternelle, pour reprendre le mot de Jésus. Et nous avons peine à y croire. Peut-être, en fait, parce que nous n'avons pas le courage pour y croire. C'est-à-dire pour vivre comme il faudrait : en gloire de Dieu, en homme vivant, debout. C'est que nous savons par où est passé Jésus pour avoir vécu pleinement tout cela : par la croix. Vivre en chrétien, c'est rude. C'est rude et passionnant car nous est révélé ce que nous ne pouvions soupçonner : la valeur de notre vie.
Voilà donc quelques réflexions après celles de l'évangéliste qui nous semblaient bien compliquées. Peut-être pensez-vous que ce n'est guère plus simple maintenant et que, comme les femmes revenant du tombeau, tout ce que j'ai dit n'est que radotage. Alors, une seule consigne : à votre tour de radoter, de ruminer le texte reçu de l'évangile et d'y chercher l'écho de la Parole de Dieu à chacun de nous adressée.