Deux phrases fortes dans ce passage d'évangile : "La vie d'un homme, fût-il dans l'abondance, ne dépend pas de ses richesses" et "Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d'être riche en vue de Dieu". A première vue, il semble que tout cela ne relève pas spécifiquement de l'Evangile mais tout simplement du bon sens et de la sagesse universelle, dans toutes les cultures et religions.
Tout d'abord, l'histoire de cet homme affronté à son frère pour une histoire d'héritage. A l'époque, l'aîné des fils héritait largement plus que les puînés qui se partageaient le peu qui restait. Or notre homme a un aîné qui veut tout garder pour lui. Jésus refuse sèchement d'intervenir. Comprenons : il ne faut pas tout mélanger. L'annonce et l'inauguration du monde nouveau de Dieu que Jésus opère ne remplace pas la simple justice des hommes. Dieu et son Royaume qui surgit ne résout pas tous nos problèmes. Inutile donc de demander à Dieu ce qui lui est impossible.
Par ailleurs, dit Jésus, il y a plus important que ces histoires d'argent et sa recherche effrénée. Il y a "la vie de l'homme qui ne dépend pas de la richesse" de celui-ci. Paradoxalement, la vie en prison permet sans doute de découvrir la vérité de cette affirmation. Bien sûr, dans cette grande maison, on rencontre des riches et des pauvres. Mais cependant, tous sont dans le manque, dans l'insatisfaction. Certains dans la misère : quelques cartons suffisent alors à contenir leurs maigres biens. Alors, au creux de ce manque, dans cette pauvreté matérielle, voilà que se fait jour, dans une sorte de mise à nu, la valeur inaliénable de chacun. Ce n'est d'ailleurs pas propre à la vie en prison : il en est de même dans les hôpitaux par exemple, ou encore chez ceux qui sont à la rue. La pauvreté, le manque permettent de faire ressortir la richesse humaine, la richesse intérieure, la vraie valeur et le vrai de l'être humain. Inversement, on voit parfois des hommes ou femmes célèbres, riches à ne plus savoir que faire de leur argent – "Que vais-je faire ? Je ne sais pas où mettre ma récolte" - qui soudain se révèlent très pitoyables, dévorés et détruits par leur course à l'argent, leur appétit de pouvoir et de sexe. Et nos télés nous les montrent un jour menottes aux poignets, redevenus Monsieur-tout-le-monde et descendus bien bas.
La lettre aux chrétiens de Colosses, en Turquie actuelle, éclaire bien la valeur profonde de l'homme. Et d'abord ce qu'elle n'est pas : "débauche, impureté, désirs mauvais, appétit de jouissance, etc." Et est mis en lumière le cœur de l'homme : "l'homme nouveau, celui que le Créateur refait toujours neuf à son image". Alors la condition sociale de chacun redevient secondaire : "Il n'y a plus de Grec et de Juif, d'Israélite et de païen, il n'y a pas de barbare, de sauvage, d'esclave, d'homme libre, il n'y a que le Christ : en tous, il est tout". Les différences sociales, culturelles, économiques, tout cela perd son importance. L'important, c'est "l'homme nouveau", celui qui a été réveillé avec le Christ, ressuscité comme dit notre traduction. Remarquons que l'auteur de la lettre aux Colossiens ne dit pas que nous pouvons être cet homme nouveau mais que nous le sommes déjà. – En sommes-nous persuadés ? "Vous êtes morts avec le Christ, et votre vie reste cachée avec lui en Dieu". Voilà une autre affirmation de l'auteur de la lettre. C'est dire en conséquence notre responsabilité. Et donc notre dignité. Car il nous faut désormais vivre selon notre être véritable, "morts avec le Christ" à tous nos penchants mauvais qui nous entraînent vers le bas, vers l'inhumain. Chacun sait bien que, comme les mauvaises herbes au jardin, tous ces penchants menacent sans cesse de repousser et de nous envahir : qui peut dire qu'il est définitivement guéri de son problème avec l'alcool ? qui peut dire qu'il est libéré de ses fantasmes sexuels ? Mais chacun sait aussi – et c'est là notre foi - que, comme les bonnes graines enfouies dans le sol, "notre vie reste cachée avec le Christ en Dieu". Notre vie chrétienne consiste donc à laisser venir au jour cette vie. Dans le concret de notre quotidien qui nous semble souvent si ordinaire et pauvre.
Après cette histoire d'héritage où Jésus refuse de jouer au notaire, il nous raconte une parabole. Et contrairement à son habitude, il nous en indique lui-même la leçon : il ne s'agit pas "d'amasser pour soi-même" mais "d'être riche en vue de Dieu". On pourrait appeler cette parabole la "parabole de l'essentiel". On voit bien ce que signifie ne pas amasser pour soi-même : on pense bien sûr à ceux dont les comptes en banque débordent, ceux qui domicilient leur avoir dans les paradis fiscaux, ceux qui accumulent appartements, résidences secondaires, voitures, bateaux, etc. Mais on doit aussi s'interroger sur nous qui, même dans l'indigence, pouvons avoir une mentalité de possédant insatiable. Toujours centrés sur nous et non ouverts au partage, à la fraternité et à la solidarité. Comme l'homme de la parabole, nous pouvons être dans le "je" perpétuel : je possède, je me procure, je commande ceci et cela, j'entasse dans mes placards, j'achète à n'en plus pouvoir fumer ou manger tout ce que je cantine…
…"Au lieu d'être riche en vue de Dieu" : formule un peu énigmatique. Pendant longtemps, dans l'Eglise catholique, le but de la vie chrétienne était d'agir de telle sorte que l'on puisse acquérir et s'enrichir de beaucoup de mérites. Pour finalement gagner son salut, gagner le paradis. La vie en Dieu, la vie éternelle comme nous disons, était alors considérée comme la récompense évidente donnée par Dieu au bon chrétien. Heureusement, nous sommes revenus à une théologie plus évangélique. Grâce au Concile Vatican 2 mais aussi aux Protestants et à une lecture renouvelée des lettres de Paul. La vie en Dieu, la vie éternelle est, selon lui à la suite de Jésus, un don, une grâce de Dieu offerte à tout homme et femme sans distinction aucune. Et même à ceux que l'auteur qualifie de "barbare et sauvage". La vie en Dieu n'est pas au bout de nos efforts, de nos bonnes actions, de nos mérites. Elle est, pour nous chrétiens, vie avec le Christ, à sa suite. Bien sûr, cela demande renoncement, courage et efforts : ce que Paul appelle passer par la mort avec le Christ. Il s'agit bien de "faire mourir en nous ce qui appartient encore à la terre, de se débarrasser des agissements de l'homme ancien qui est toujours en nous". Mais comme dit la parabole, ce n'est pas d'accumuler encore et encore nos maigres biens matériels dont il s'agit, ce n'est pas non plus d'ajouter sans cesse nos bonnes actions les unes aux autres. Mais bien plutôt de garder un cœur ouvert aux autres, héritiers comme nous des dons de Dieu. Un cœur fraternel même dans l'adversité, un cœur miséricordieux qui pardonne mêmes aux insultes. Il s'agit de vivre à la suite du Christ, comme son disciple, fils de Dieu avec lui à travers la croix et dans la lumière de sa résurrection.