Une famille sainte, cela peut-il exister ? La réponse est évidemment non. Si du moins sainte veut dire parfaite. Quand chacun de nous parle un tant soit peu de sa propre famille, on s'aperçoit vite que rien n'y est simple. Il y a toujours tel ou tel qui est fâché avec un autre et ne lui parle pas depuis des années, ce qui ne facilite guère les réunions de Noël. Il y a la belle sœur et son caractère désagréable, le neveu qui s'enferme dans l'alcool et la drogue, la mère plus ou moins possessive ou le père alcoolique. Dans le couple, ce n'est pas simple non plus. Et ne parlons pas des familles recomposées, comme on dit maintenant, et qui ne sont trop souvent que des familles décomposées.
La famille de Jésus échapperait-elle à ce qui semble une réalité commune ? La réponse est non, malgré les apparences. Voilà une jeune fille enceinte en dehors des relations avec son fiancé : quelques années plus tard, le bruit courra qu'un soldat romain n'y est pas pour rien… Et puis, quand on regarde la généalogie familiale, on découvre une prostituée, une étrangère, un cas d’adultère et un cas d’inceste ! A douze ans, Jésus, sous prétexte qu'il a accompli sa bar mitsvah, son entrée dans l'âge adulte au plan religieux, fait une fugue de trois jours dans la capitale. Vers trente ans, lui et son cousin Jean, toujours célibataires, ce qui semble louche à l'époque, quittent leur métier et se mettent à prêcher, entourés d'une bande de gars plus ou moins clairs et assez exaltés. La famille de Jésus, mère en tête, décide de le ramener de force à la maison. Et si possible à la raison, car, disent-ils, il a perdu la tête. Et les deux cousins finissent mal : l'un est décapité pour s'être mêlé des amours du roi et l'autre finit piteusement en croix sur le bord du chemin. Alors, essayez de parler de Sainte Famille aux gens de Nazareth, ils vont vous rire au nez. Une famille de gens bizarres, oui, je vous le dis, moi !
Ce tableau un peu réaliste de la famille de Jésus est celui que donnent les évangiles, loin des peintures et images pieuses trop répandues. Une famille normale, comme les nôtres. En perpétuel recherche d'équilibre. Le dogme chrétien nous dit que Jésus était pleinement homme : sa réalité familiale est là pour le prouver. Aucune famille n'est parfaite, sans problèmes, sans accrocs, sans échecs, sans drames même, celle de Jésus comme la nôtre.
Mais alors, que penser et croire ? Nous le savons bien, ce qui change tout, ce qui éclaire tout d'une lumière nouvelle, c'est la foi en la résurrection de Jésus reconnu comme le Messie, proclamé Seigneur et Christ, exalté à la droite de Dieu. Les mots manquent pour tenter de dire ce mystère de Pâques : Dieu a relevé d'entre les morts le crucifié et a ainsi authentifié sa parole et son action sur les chemins de Galilée parmi le peuple des humbles gens. Alors, quand on regarde en arrière, quand on relit son histoire et celle de sa famille à la lumière de Pâques, on se dit : "Bon sang ! Mais c'est bien sûr !" – comme l'inspecteur découvrant soudain la clé de l'énigme policière.
Et c'est ce que fait Matthieu l'évangéliste en écrivant, -et sans doute en inventant en grande partie-, l’épisode de la présentation de Jésus au temple que nous venons de lire. Il transpose dans l’enfance de Jésus la foi des disciples après la résurrection à Pâques. Jésus enfant est alors proclamé "Messie du Seigneur, lumière des nations païennes et gloire d’Israël". Il est celui qui apporte la délivrance, le salut et la justice, la justesse devant Dieu.
Comprenons bien. Jésus et sa famille ont mené une vie ordinaire, comme les autres familles du village. D’ailleurs, l’évangéliste signale que Marie et Joseph "s’étonnaient de ce qu’on disait", autrement dit, ne voyaient rien de particulier dans leur enfant. La vie de la famille de Jésus a été en tout semblable à celle de nos familles. Et c'est après coup, dans la lumière de Pâques, -je me répète- que les premiers chrétiens – et aujourd’hui l'évangéliste Luc - se sont mis à relire leur bible, l'Ancien Testament, pour trouver du sens à la vie de cette surprenante famille, pour comprendre ce qui était arrivé par le fils Jésus,.
Et nous à notre tour, quel intérêt trouver ici, aujourd'hui, à ce récit de la présentation de Jésus au temple ?
Remarquons d’abord qu’il y a là deux personnages qui attendent : le vieux Syméon et la vieille veuve Anne attendent " la consolation d’Israël" et "la délivrance de Jérusalem". Consolation et délivrance : voilà des mots qui résonnent très fort pour nous dans cette maison. La consolation, ce peut être apporter du réconfort, soulager le poids de l’existence et des épreuves, adoucir un peu la souffrance et la rudesse de la vie. Et Dieu sait qu’elle est rude, parfois ! La consolation s’exprime par des mots mais surtout par une présence, une écoute, une disponibilité, une gratuité. Consoler, c’est être là, près de celui qui est dans le dur de la vie. C’est ce que nous faisons, les uns et les autres quand nous posons des gestes de fraternité, tout simples mais combien importants. Quant à la délivrance, voilà un mot qui fleure bon la liberté. Ou plutôt la libération. Laquelle est un processus, un dynamisme, une marche vers l’avenir. Un jour, tous nous retrouverons la liberté en franchissant la petite porte bleue. Mais cette liberté retrouvée ne sera qu'une étape dans notre libération qui se fait déjà, peu à peu, tout au long des jours, ici, tout au long de notre vie. Si nous le voulons bien, si nous acceptons de poser quelques actes nécessaires dès aujourd'hui.
Deuxième remarque : Syméon et Anne n’attendent rien pour eux-mêmes mais leur espérance est pour "Israël", pour "Jérusalem", c’est-à-dire pour tous, pour le peuple tout entier. L’enfant Jésus lui-même est désigné comme "le salut préparé à la face de tous les peuples", ce qui étonne beaucoup ses parents qui ne comprennent pas ce qui se passe. Ils n’ont pas pleinement saisi ce qu’ils faisaient en appelant leur enfant "Jésus", nom qui veut dire "Dieu sauve". Revenons à nous ici. La dureté de l’enfermement fait que chacun a tendance à se replier sur soi-même – et c’est pareil à l’extérieur où chacun a ses problèmes -. Chacun cherche un peu de consolation, chacun cherche sa délivrance, sa libération. Or voici que l’évangile, que l’enfant Jésus nous dit : ce n’est pas seul qu’on s’en sort, ce n’est pas seul qu’on trouve ou retrouve la lumière mais c’est l’affaire "de tous les peuples", pour reprendre les mots de Syméon. Je ne peux pas être bien, être vraiment heureux, être pleinement libre tant que d’autres ne le sont pas. Et ce salut n’est pas à acquérir à la force du poignet, il n’est pas au bout de nos efforts – qui sont indispensables : il est à recevoir comme un don, à accueillir comme on accueille un enfant qui est bien le fruit de nos amours mais qui est tout autant un don qui nous est fait. C’est pourquoi les deux vieillards du récit "bénissent Dieu, proclament ses louanges".
Drôle de famille que celle de Jésus. Une famille normale, avec des problèmes comme dans les nôtres. Mais aussi une famille qui s'efforce de vivre dans la lumière donnée par la parole des prophètes. Une famille qui accepte d’entendre des paroles neuves, inattendues, qui accepte de se laisser bousculer par les autres, bousculer par l’Esprit de Dieu.