Ce passage d'évangile est bien difficile à comprendre et à commenter…
Situons le texte pour y voir plus clair. Il s'agit d'un extrait du long discours de Jésus lors de son dernier repas avant sa mort. Discours en forme de testament comme on aimait à en composer alors dans les cercles pieux du Judaïsme : on a ainsi un "Testament de Moïse", "d'Abraham" ou "des Douze Patriarches". L'auteur de l'évangile, bien longtemps après la résurrection, dans les années 90, écrit lui aussi un "Testament de Jésus" où il fait parler celui que la communauté chrétienne reconnaît comme son Seigneur et Sauveur.
Et pourquoi ? C'est que deux grandes questions se posent à cette communauté où écrit ce Jean :
- sommes-nous définitivement séparés de la présence, de la vision du Christ ressuscité ?
- quelle est la relation entre Jésus et Dieu ? Peut-on croire en Jésus le Christ comme on croit en Dieu ?
Ce n'étaient pas là des questions intellectuelles. Mais des questions vitales : croire en Jésus Christ pouvait vous faire exclure de la synagogue, ce qui entraînait des ruptures familiales et relationnelles. La vie même pouvait être en danger du fait de l'hostilité juive ou romaine.
Ces vieilles questions sont aussi les nôtres. Croire en Dieu n'a rien d'évident, ni croire en Jésus reconnu comme Christ, ressuscité, nommé Fils de Dieu, uni à son Père. Si peu évident qu'on considère facilement tout cela comme l'affaire des curés : on n'y comprend rien, c'est un mystère et notre vie n'a rien à voir avec tous ces beaux discours... Et pourtant…
Reprenons une parole de Jésus : "Celui qui m'a vu a vu le Père". Voilà de quoi réfléchir : peut-on voir Dieu ? La première lettre de Jean affirme froidement : "Dieu, personne ne l'a jamais contemplé". Personne, pas même Moïse le grand prophète. Quand celui-ci demande à Dieu : "Fais-moi voir ta gloire", il lui est répondu : "Tu ne me verras que de dos; ma face, on ne peut la voir". Et si l'on y regarde de près, on remarquera que Jésus lui-même n'a jamais de vision de Dieu. Malgré une grande intimité avec ce Dieu qu'il appelle Père. L'évangéliste, lui, en faisant parler Jésus, nous dit sa foi personnelle : celui qui a vu le Christ Jésus a vu le Père. Autrement dit : inutile de chercher Dieu dans la réflexion, dans je ne sais quel mysticisme, ni même dans la religiosité et la prière. Encore moins dans des apparitions ou révélations divines. Dieu se donne à voir sur le visage de cet homme, Jésus le prophète galiléen. Sa parole, ses actions, sa vie tout entière sont révélation de Dieu. Pas d'autre lieu où rencontrer Dieu.
Sa vie, elle s'est achevée comme l'on sait : il a été pendu minablement sur une croix au bord du chemin. Ainsi, tout ce qu'il avait dit et fait semblait tout à coup sans valeur aucune. Une vie insignifiante, sans intérêt ni conséquence pour autrui. Mais voilà que ses disciples sont affrontés à cette révélation : il a été ressuscité par Dieu au petit matin de Pâques. Dit autrement : Dieu lui a donné raison, Dieu a authentifié la vie du prophète crucifié. Dieu manifeste qu'il est de son côté, qu'il approuve ce qu'il a fait et dit. Plus même : en le ressuscitant, Dieu assume comme siennes les actions de Jésus. Au point qu'on peut dire avec l'évangéliste : qui regarde et voit Jésus regarde et voit le visage de Dieu agissant parmi nous.
A longueur d'année, c'est ce que nous faisons ici, que ce soit lors de la messe ou dans le groupe de lecture biblique ou le groupe de réflexion. Ou encore lorsque, seul dans la cellule ou notre maison, nous lisons l'évangile, nous prions, nous lisons un livre ou une revue de réflexion chrétienne. En tout cela, nous voyons Jésus attentif toujours aux plus petits, aux plus faibles, aux plus minables. Loin de mépriser les estropiés de la vie, tous ceux qui sont plus ou moins tordus dans leur corps mais surtout dans leur esprit, dans leur cœur, dans leur être même, il les accueille et leur dit la parole qui les relève. La parole qui leur rend leur dignité. Rappelons-nous : de Zachée, le percepteur véreux, il affirme : "Celui-ci aussi est un fils d'Abraham", c'est-à-dire membre du peuple de Dieu. Prostitué, adultère, soldat de l'armée d'occupation, lépreux, impur de toute sorte : tous sont dignes d'entendre la parole de salut, la parole qui affirme : toi aussi tu es fils de Dieu. Voilà ce que dit et fait Jésus, voilà comment se révèle Dieu son Père. Car Jésus l'affirme sans cesse : ce qu'il fait et dit ne relève pas de sa petite idée personnelle de la vie et des relations humaines. Cela relève de la foi en Dieu. Dieu n'est pas ailleurs que dans la vie des hommes, dans la vie vraiment humaine des pauvres que nous sommes tous au long des siècles. Voilà donc le Dieu qui nous est révélé et auquel nous tâchons de croire. Un Dieu qui accomplit des œuvres de miséricorde, de pardon et d'amour. Un Dieu qui établit la dignité de tout homme, qui rétablit la fraternité et qui libère de tout ce qui nous alourdit et nous entrave.
Il y a donc, nous dit l'évangéliste, une union profonde entre Jésus et Dieu son Père. Au point qu'il peut dire : "Je suis dans le Père et le Père est en moi". Et même affirmer qu'on ne peut croire en Dieu sans croire en Jésus : "Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi". Reconnaissons que cela est dur. Nous avons tous en tête l'image d'un Dieu tout puissant, éternel, qui sait tout et voit tout. Un Dieu qui peut intervenir dans le cours de l'histoire ; et s'il ne le fait pas, nous lui en voulons jusqu'à ne plus croire en lui. "Si Dieu existait, on ne verrait pas sur terre tous les malheurs qu'on y voit" dit-on parfois. Il nous est dur de reconnaître le visage de Dieu sur celui de Jésus, cet homme fraternel, humble, fragile et pour tout dire, à la fin si minable sur sa croix. C'est là le visage d'un Dieu très déconcertant.
C'est difficile à croire aussi parce que cela nous engage. Si Dieu se révélait être le Tout-Puissant, nous ne pourrions que le craindre et l'adorer. Mais s'il nous est donné à voir en Jésus, cet homme ouvert et accueillant, attentif à chacun et portant aide à tout homme qui veut se libérer, alors c'est que nous aussi nous pouvons prendre ce chemin. C'est que nous sommes appelés à prendre le même chemin. Qui est rude et exigeant. Car il s'agit de notre vie de tous les jours, vie avec nous-mêmes, notre passé, notre histoire, nos problèmes personnels. Vie avec les autres et c'est le lieu de la grande épreuve. Car il est dur d'être fraternel, dur d'être accueillant, dur de chercher à favoriser la libération de l'autre et non de l'écraser pour faire notre place. Pourtant, il n'est pas d'autre chemin d'humanité pour qui se dit chrétien, pour qui affirme croire en Jésus.
Notre évangile se termine par une phrase étonnante : "Qui croit en moi, dit Jésus, accomplira des œuvres plus grandes que moi". Voilà qui fait rêver. En tout cas, cela nous révèle l'humilité de Jésus capable de s'effacer devant nous. Et cela nous pousse à l'action. Nous aussi, nous pouvons faire des miracles. Non pas des prodiges mais des miracles, ou mieux, comme dit l'évangéliste Jean, des signes. Des signes efficaces. Partager avec les autres, pardonner à qui nous méprise, aider celui qui s'effondre, tendre la main et relever celui qui s'est écroulé, redonner espoir à celui qui n'a plus goût à vivre, écouter encore et encore la misère d'autrui ou son bonheur. Voilà le chemin à suivre pour qui veut être disciple de Jésus, pour qui veut voir le Père et être uni à lui dans une relation filiale.