Quand dans les années 90, 60 ans après la mort et la pâque de Jésus, l'évangéliste écrit ce que nous venons de lire, que se passe-t-il dans sa communauté ? A quels besoins répond le discours – bien compliqué, avouons-le – qu'il met dans la bouche de Jésus ? Il semble bien que cette communauté est celle qui est allée le plus loin dans la réflexion sur Jésus, sur son identité profonde, sur son lien avec Dieu. Elle est allée si loin que l'humanité de Jésus peut sembler presque niée au profit de sa proximité avec Dieu, au profit de sa divinité. Ainsi par exemple, Jésus est présenté comme sachant tout de son destin de vie qu'il maîtrise parfaitement et il va jusqu'à se désigner lui-même par ces mots : "Je Suis", c'est-à-dire par le nom même de Dieu.
Nous lisons donc un évangile très mystique, très théologique, destiné à des gens tout entier centrés sur Dieu jusqu'à l'excès et chez qui la question surgit : comment voir Dieu ? "Seigneur, montre-nous le Père" dit Philippe.
Voir Dieu : un rêve pour l'homme depuis la plus haute antiquité. De là les innombrables statues de divinités multiples. Rien de cela dans le judaïsme, aucune image de Dieu dans le temple selon les lois de la Bible. Et pourtant, la tentation est là. Et ce sera la statue du Veau d'Or. Ou encore cette demande de Moïse lui-même : "Fais-moi voir ta gloire" et Dieu répond : "Tu me verras de dos ; ma face, on ne peut la voir". C'est que ce désir de voir Dieu en cache sans doute subtilement un autre qui est de mettre la main sur Dieu, de l'utiliser pour nos projets humains. "Loin de nous tout cela", pouvons-nous penser. Est-ce si sûr ? Quand nous prions pour que nos problèmes se résolvent, n'attendons-nous pas parfois que Dieu soumette l'histoire à nos désirs, aussi respectables et importants qu'ils puissent être ? Notre prière peut être vécue comme une pression sur Dieu, pour qu'il nous exauce. Un peu comme un enfant qui essaie de mener ses parents à son désir ou son caprice. Cela peut aller jusqu'à la possession d'images pieuses, de chapelet, de bible qui sont alors considérés comme des prises d'assurances sur Dieu pour nos vies. La participation aux sacrements de réconciliation ou de communion peut être vécue de même : "Si je vais à la messe, le juge sera moins sévère car Dieu est de mon côté ; si je prie chaque jour, mon fils aura son diplôme". Nous voulons voir Dieu en action, nous voulons le mettre à l'œuvre. Rappelons-nous que Jésus a été tenté de faire cela mais qu'il a résisté en se disant : "Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu".
Devant la demande de Philippe : "Seigneur, montre-nous le Père", Jésus s'impatiente très nettement en disant : "Celui qui m'a vu a vu le Père". Et il commente cette déclaration en affirmant une unité totale entre lui et Dieu son Père. Unité qui frise à l'identité et à la confusion. De là se développeront toutes sortes d'élucubrations et finalement d'hérésies dans les premiers siècles chrétiens. Mais revenons à cette phrase : "Qui m'a vu a vu le Père". Voilà quelque chose de fort et d'étonnant. Car l'image de Dieu qu'ont les hommes est celle non d'un homme, ici Jésus de Nazareth, mais celle d'un être qui est créateur source de tout ce qui existe. Un être tout puissant qui peut tout, qui sait tout, qui voit tout. Et il ne manque pas de textes de la bible qui le proclament et de récits merveilleux tel le passage de la Mer Rouge à pieds secs ou les éclairs et le tonnerre au Sinaï. Dieu est celui qui connaît le cœur de l'homme et qui finalement le punira ou le récompensera. Tout cela est bien loin de l'homme, de la faiblesse, de la finitude, des limitations de tout homme, Jésus compris.
Et bien, Jésus détruit cette image de Dieu en affirmant que Dieu se donne à voir sur un visage d'homme, dans l'existence d'un homme. Voilà qui semble scandaleux, blasphématoire. Et l'on sait que cela le mènera à la mort. Regardons donc cet homme, Jésus de Nazareth. En mettant de côté tout ce que les récits des quatre évangiles peuvent présenter de merveilleux, de quasi divin. Qui voyons-nous ?
Jésus est un homme comme tout homme, qui a faim et soif, qui est fatigué, qui s'énerve devant la bêtise humaine, parfois jusqu'à la colère. Un homme qui a des amis avec qui il discute, vivement à l'occasion, avec qui il mange et boit, avec qui il échange amitié et affection : "Pierre, m'aimes-tu ? –Tu sais bien que je t'aime". Surtout, Jésus est un homme fraternel, un homme attentif et délicat. Proche infiniment de tous les pauvres bougres qu'il croise, de tous les traîne-savates, les tordus et bossus, sourds et aveugles, les délirants possédés du démon comme on disait alors. A tous, il proclame une parole d'humanité, de fraternité, de solidarité. "Celui-là aussi est fils d'Abraham" dira-t-il de Zachée le percepteur voleur. Fils d'Abraham : langage imagé pour dire fils de Dieu, bien aimé du Père par-delà ses fautes, par-delà ses vices, par-delà son péché. En tout homme et femme rencontrés, Jésus voit l'image et la ressemblance de Dieu, comme au premier matin de la création. Sans cesse, Jésus dit à ceux qui gisent à terre, dans leur misère, dans leur accablement, dans leur désespoir, dans leur enfermement : "Lève-toi et marche".
Le voilà donc, le visage de Dieu que demandait à voir Philippe. Jésus est, pourrait-on dire, le miroir où Dieu se reflète. Si nous voulons connaître Dieu, il nous suffit de regarder Jésus. Non seulement le regarder mais le suivre. "Je suis le Chemin" dit-il. Le suivre c'est-à-dire nous engager dans la même pratique que lui, pratique de fraternité et de solidarité. Fraternité envers nous-mêmes d'abord. Disons autrement : suivre Jésus nous révèle à nos propres yeux notre dignité, notre valeur personnelle et nous n'y croyons pas toujours assez, surtout dans cette maison où tout semble fait parfois pour vous rabaisser à vos propres yeux. Fraternité envers les autres : leur tendre la main, leur donner la main et pas seulement en chantant le Notre Père. Et leur dire : "Lève-toi et marche". Et je suis témoin que c'est souvent ce qui se passe entre vous, malgré quelques coups de gueules aussi virils qu'inévitables de temps en temps. Un souvenir personnel déjà lointain. Abdou est pauvre gars de cette maison, pauvre parmi les pauvres. Mal habillé, pas très propre, qui bave la bouche toujours ouverte. Il est toujours à la messe au premier rang et la seule chose qu'il dit à chaque messe : "Prions pour ma mère" sans qu'on sache si elle vivante ou morte ou même s'il l'a jamais connue. Un jour, le voilà qui se met à pleurer à chaudes larmes sans raisons apparentes. Alors son voisin lui a passé le bras autour du cou, sans rien dire, jusqu'à ce que les pleurs s'apaisent. Geste de fraternité, geste de salut. A la suite de Jésus "Celui qui croit en moi accomplira les mêmes œuvres que moi, et même de plus grandes" a-t-il dit. Comme lui, nous pouvons faire des miracles.
Le visage de Dieu qui se révèle en Jésus pourrait donc se révéler aussi sur notre visage! Voilà qui semble incroyable. C'est pourtant notre foi chrétienne. Dieu n'est pas dans un au-delà inaccessible. Il n'est pas dans l'après-mort. Il n'est pas dans la complication des recherches philosophiques ou théologiques. Il n'est pas dans la toute puissance. Dieu est au cœur de nos actions quand elles sont humaines, profondément humaines, dans la simplicité et la banalité de nos vies et de notre quotidien. Ici et maintenant. Tout comme il était présent et visible dans la vie de Jésus, dans sa liberté, dans sa fraternité, dans son ouverture à tout homme rencontré. Mais nous sommes parfois comme les deux gars d'Emmaüs qui cheminent avec Jésus mais "leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître". Alors, tâchons d'ouvrir les yeux, aidons-nous les uns les autres à ouvrir les yeux, à voir la réalité que nous affirmons avec audace dans notre foi chrétienne : Dieu est au cœur de nos vies, Dieu est au cœur de la vie de celui qui meurt en croix et qu'il relève au matin de Pâques.