La Sainte Famille est vraiment une drôle de famille ! Car enfin, passer trois jours de voyage sans se préoccuper de savoir où et avec qui se trouve le gamin de 12 ans, c'est assez irresponsable. De nos jours, cela déclencherait enquête de police, probablement mise en garde à vue et interrogatoire des parents et certainement intervention des services sociaux pour suivre cette famille et veiller à la sécurité et à l'éducation de l'enfant.
En fait, c'est depuis le début de son récit que l'évangéliste Luc nous signale ce qu'il y a d'étonnant – pour le moins ! – dans cette famille. La jeune mère, Marie, aurait eu, dit-on, une vision céleste. Pendant un séjour chez une cousine, elle aurait créé un chant aux accents révolutionnaires : "Le Seigneur jette à bas les souverains et renvoie les riches : vides !". De nos jours, ce chant subversif, le Magnificat, fut même interdit lors d'une dictature militaire en Amérique du Sud. Cette Marie prétend : "Je ne connais point d'homme" et voilà Joseph avec une fiancée enceinte avant le mariage – situation fréquente de nos jours mais non admise en ce temps-là en Israël. Drôle de famille vraiment, quand on voit le fils âgé de 30 ans, entouré d'une bande de marginaux exaltés, se mettre à courir le pays en proclamant l'arrivée du Règne de Dieu. Alors sa mère et ses frères vont un jour le chercher pour le ramener à la maison car, disent-ils, "il a perdu le sens !". Si bien qu'il finira d'ailleurs en croix comme un bandit de grand chemin. Quelle famille !
En fait, pas très différent des nôtres, sans doute. Si chacun de nous se mettait à raconter ses histoires familiales, on verrait très vite que dans chaque lignée, il y a des problèmes. Relations de couple, relations parents-enfants. Sans parler de la belle-mère ! Conflits pour l'héritage. Conflit pour l'éducation des jeunes. Et ce cousin qui a mal tourné et que plus personne ne veut voir... Et ce lourd secret de famille que l'on traîne comme un boulet de génération en génération... Bref, nos familles ne sont pas saintes. Elles non plus.
Nous voilà au cœur du problème, au cœur du mystère, comme dit le langage religieux. Comment la famille de Jésus si semblable à la nôtre peut-elle être dite sainte ? Et par contrecoup, comment les nôtres peuvent-elles l'être ?
Pour approcher un peu du sens, nous ne devons jamais oublier que les récits évangéliques ont été écrits après Pâques, c'est-à-dire dans la lumière de la résurrection. Alors, "les yeux des disciples s'ouvrirent et ils le reconnurent". Alors, comme dit Paul, Jésus "issu selon la chair de la lignée de David a été établi Fils de Dieu par sa résurrection d'entre les morts". Et cette lumière de Pâques a permis une relecture a posteriori de la vie, des paroles et des actes de Jésus. Alors Luc et aussi Matthieu ont pu écrire ce qu'on appelle les "évangiles de l'enfance". Evangiles qui, encore moins que le reste de leur livre, ne sont des récits historiques ou des reportages mais des actes de foi, pleins parfois d'une piété proche du merveilleux voire du sensationnel. Luc a d'ailleurs parsemé son texte d'allusions discrètes à Pâques. Ainsi l'enfant disparaît pendant trois jours comme le crucifié couché trois jours au tombeau. Puis on le retrouve mais ce n'est pas tout à fait le même : alors "ses parents ne comprirent pas ce qu'il leur disait" et Pierre devant le tombeau vide "s'en alla chez lui tout surpris de ce qui était arrivé". La réponse de Jésus a ses parents : "Pourquoi me cherchez-vous ? Je dois être aux affaires de mon Père" reproduit celle faite aux femmes devant le tombeau : "Pourquoi chercher le Vivant chez les morts ? Il n'est pas ici, il a été réveillé".
Nous sommes ici au cœur de notre foi chrétienne : Jésus qui fut un homme comme nous en tous points, avec une vie de famille aussi compliquée que les nôtres, a été aussi "l'Image du Dieu invisible, Premier-Né d'entre les morts. En lui, Dieu s'est plu à faire habiter toute la plénitude" comme écrira l'auteur de la lettre aux Colossiens. Le Ressuscité, le Seigneur en gloire du petit matin de Pâques, le Crucifié exalté "à la droite de Dieu" comme nous disons dans le Credo, était depuis sa naissance, depuis sa jeunesse, enfant de Dieu, fils unique de Dieu. Voilà la révélation qui nous est faite dans notre foi chrétienne avec l'évangéliste Luc dans une sorte de flash-back, dans une remontée au long de la vie de Jésus. Cet enfant, cet adolescent qui passait pour un surdoué au milieu des spécialistes de la bible au temple de Jérusalem était déjà le Christ notre Sauveur.
Tout cela peut nous paraître bien difficile à comprendre, à admettre et à croire. Et surtout bien loin de nos vies à nous qui avons eu, au cours des années, bien de la peine à rester tout simplement des hommes qui tiennent debout. Relisons ce que l'évangéliste met dans la bouche de Jésus adolescent répondant à son père et à sa mère : "Il me faut être aux affaires de mon Père". Traduisons : dans la vie, il y a un essentiel et tout le reste passe après. Pour Jésus, le centre de sa vie a été ce Dieu qu'il appelait Père. Et même, plus affectueusement encore, Abba, papa. Et si l'événement raconté ce matin dans notre évangile a quelque réalité historique, il a fait cette découverte essentielle, il a pris cette orientation de vie dès le début de son adolescence.
Cela nous incite à relire notre propre vie. Et à nous demander chacun quel a été - et quel est - l'essentiel dans nos vies, qui fait que nous sommes prêts à des efforts et des sacrifices pour l'atteindre. "Etre aux affaires du Père", comme dit Jésus, ne relève pas d'abord de la religion et de ses pratiques et obligations. Il n'est pas question ici d'être confit dans la piété et la bondieuserie. Remarquons d'ailleurs que l'adolescent Jésus ne reste pas dans le temple à réfléchir sur la bible ou à prier encore et encore. Il rentre sagement à Nazareth entre papa et maman. Alors "être aux affaires de son Père" va consister à prendre sa taille et sa maturité d'homme en exerçant le métier de charpentier. Jusqu'au jour où il partira sur la route pour dire cette bonne nouvelle à chaque miséreux rencontré : "Lève-toi et marche, fils de Dieu !".
"Etre aux affaires du Père" pour vous comme pour moi, c'est faire comme Jésus : vivre notre vie d'hommes et de femmes là où nous sommes – en cette maison pour l'instant. Ca n'est jamais très exaltant, c'est même parfois très pénible – et vous en savez quelque chose. Mais c'est ici et maintenant qu'"il nous faut", comme dit Jésus, être aux affaires essentielles. Et l'essentiel est invisible pour les yeux… C'est quoi ? C'est un style de vie, le style de Jésus. Une façon de voir la vie, ma vie. Une façon de voir ma vie passée dans la rude vérité et en même temps dans l'assurance de la tendresse de Dieu. Une façon d'être avec les autres quels qu'ils soient : comme Jésus, être fraternel, avec le cœur ouvert et la main tendue pour aider à se relever celui qui est tombé. C'est vivre, malgré et à travers les difficultés de l'existence présente, dans une paix essentielle et profonde, dans la confiance d'un amour qui nous enveloppe et qui vient de Dieu. "Etre aux affaires du Père", c'est se reconnaître fils et filles de Dieu – "il a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu ; et nous le sommes !" – écrit Jean. C'est se reconnaître membres à part entière d'une famille sainte car, comme nous le chantons dans le Gloria, elle est la famille des "hommes qu'il aime".