Des marchands de bœufs, de brebis et de colombes dans le temple de Jérusalem, vous imaginez ce que ça pouvait donner ! Le champ de foire dans le lieu de la prière. Ajoutez-y les banquiers qui changent la monnaie et le spectacle est pour le moins surprenant !
Que font là tous ces maquignons et financiers ? Ils rendent service. C'est quand même bien pratique pour les pèlerins qui arrivent pour la fête de Pâques de trouver sur place tout ce qu'il faut pour les sacrifices d'animaux et pour l'abattage rituel du mouton de la nuit pascale. Quant aux changeurs d'argent, ils sont là pour échanger la monnaie de l'occupant romain contre de la monnaie juive, seule acceptée pour les dons et les quêtes au temple. Pas besoin de courir la ville pour trouver tous ces services : on a tout sur place. Et tant pis si on y perd en recueillement dans ce lieu saint !
Voyant cela, Jésus réagit très vivement. Voilà bientôt tous nos commerçants et banquiers chassés dehors, dans le brouhaha qu'on imagine. Voilà surtout le fonctionnement du temple et du culte mis à mal et perturbé. Plus encore : on peut dire que Jésus détruit symboliquement le temple et nie son utilité pour le rapport à Dieu et le salut des croyants. C'est ce qu'il dira clairement à la Samaritaine quelques jours plus tard quand il remontera en Galilée après la Pâque : "Ce n'est pas à Jérusalem que vous adorerez le Père. Les vrais adorateurs adoreront en esprit et en vérité". Et c'est ce qu'il dit déjà aux marchands qu'il chasse : il ne leur parle pas du temple mais de "la maison de mon Père". Notons bien : non pas la maison de Dieu mais "la maison de mon Père". Ce qui sous-entend un nouveau rapport à Dieu, un rapport filial.
Est-ce à dire alors que les sacrifices d'animaux faits pour demander pardon ou pour amadouer Dieu ou le louer, le remercier, c'est fini, c'est dépassé, c'est du passé ? Les prêtres et tout l'imposant système social qui gravite autour, c'est fini ? C'est alors toute l'économie de Jérusalem qui risque d'en être perturbée. Et bien oui, le geste de Jésus le dit clairement : c'est fini. La nouveauté arrive. Rappelons-nous ce texte du prophète Isaïe que nous lisions l'autre semaine : "Voici que je fais un monde nouveau. Il germe déjà, ne le voyez-vous pas ?". L'évangéliste Jean nous dit que les Juifs ne comprenaient pas et demandaient : "Quel signe ?". Jésus bouscule leur monde mais quelle preuve donne-t-il pour justifier son acte ? Pas de réponse pour l'instant.
Mais réfléchissons un peu plus sur ce qui est fini et doit laisser place à un monde neuf. Ce qui est fini, c'est tout ce que symbolise le temple et son organisation hiérarchique, économique, sociale. C'est la religion conçue comme un système d'obligations religieuses, de rites à faire pour que Dieu soit content ou apaisé, pour que nous soyons en règle avec lui. Des exemples dans notre aujourd'hui ? Je me souviens de cette patronne d'un grand café nantais qui disait à mon ami prêtre quand nous allions boire un verre : "Moi, monsieur l'abbé, j'ai fait mes trois communions solennelles". Autrement dit, elle avait fait dans sa jeunesse tout le parcours d'une bonne chrétienne, elle était en règle avec Dieu. Moyennant quoi, elle pouvait se permettre d'exploiter allègrement son personnel. Et encore ceci : de temps en temps, on demande à l'aumônier ce qu'il faut faire, par exemple pour "faire son carême", comme s'il y avait un règlement à respecter à la lettre. Ou encore, on rencontre un musulman qui demande un calendrier qui lui dise à quelle heure exacte, à la minute près, il doit faire sa prière. Le geste de Jésus chassant les vendeurs et banquiers renverse tout cela. Il nous libère de toutes les contraintes rituelles et nous ouvre un espace de liberté. Nous pouvons manger de la viande le vendredi, même s'il est saint. Nous pouvons prier matin et soir ou à l'heure que nous voulons et dans les formes qui nous plaisent. Nous pouvons confesser nos péchés à un prêtre une fois l'an comme c'était la règle minimum dans ma jeunesse ou très régulièrement ou pratiquement jamais. L'important n'est pas là. Tout cela est fini, renversé et chassé du temple par Jésus qui se fâche : "Enlevez cela d'ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic". On pourrait ajouter : de tous vos petits trafics religieux pour vous croire justes devant Dieu.
Cela semble en contradiction totale avec le texte du livre de l'Exode que nous avons lu. Texte qui énumère ce qu'on appelle habituellement "les commandements de Dieu". Et selon ce texte, il y a bien une liste de choses à faire. Ou plutôt à ne pas faire. Si les chrétiens ont tenu à garder la Bible des Juifs, ce que nous appelons l'Ancien Testament, c'est qu'il y a là quelque chose d'essentiel. Vivre dans la liberté apportée par le Christ, c'est bien beau. Mais il n'en reste pas moins que notre nature humaine a besoin de cadres, de règles, de garde-fous. Chacun sait l'importance d'imposer des règles et des habitudes de pratiques à un enfant pour qu'il puisse se construire. Et vous pouvez rencontrer dans cette maison beaucoup de jeunes à qui cela a manqué. C'est vrai aussi pour les adultes que nous sommes. Nous avons besoin de lois qui nous disent et nous rappellent ce qu'il faut faire ou ne pas faire.
Mais vous avez peut-être remarqué qu'avant d'énumérer cet ensemble de lois et d'interdits, cet ensemble de pratiques, le livre fait dire à Dieu : "Je suis ton Dieu qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison d'esclavage". Autrement dit : je suis un Dieu de liberté, de libération. Lois, règlements et interdits, rites à respecter sont utiles et indispensables pour être vraiment humains, pour humaniser les forces de destruction et d'aliénation que nous découvrons en nous-mêmes et dans l'humanité. Mais la visée ultime, l'idéal est dans la liberté. Ou plutôt la libération, qui est une marche en avant, un dynamisme à mettre en œuvre dans le quotidien.
"Quel signe donnes-tu pour justifier cela ?" disent les Juifs à Jésus. Et il leur répond par une énigme comme l'évangéliste Jean les aime. Je relis : "Détruisez ce temple, en trois jours je le rebâtis". Commentaire de l'évangéliste : "Il parlait du temple de son corps". Et nous comprenons bien que ces trois jours en question sont une allusion claire aux trois jours qui vont de sa mort au matin de Pâques. Une allusion à la résurrection. Le nouveau temple, c'est Jésus lui-même, Jésus mort et ressuscité. Pour nous chrétiens, le seul "lieu" où rencontrer Dieu – et Dieu reconnu comme Père : "la maison de mon Père" – ce ne sont plus les pratiques religieuses et rituelles, ce n'est plus le domaine du sacré. Domaine du sacré qui est parfois proche de celui de la superstition : on a une image de la Vierge au mur de la cellule et on se croit protégé. Le lieu où rencontrer Dieu, c'est la personne de Jésus le Christ.
Attention : pas question de retomber dans une adoration nouvelle, dans un intégrisme chrétien comme l'on voit actuellement qui nous ramènerait à une religion faite de ritualité obligatoire. Il s'agit de beaucoup plus et surtout de beaucoup plus exigeant : reconnaître Jésus comme temple nouveau, comme le lieu de la présence de Dieu, c'est devenir disciple, c'est s'engager à le suivre, c'est s'efforcer de vivre comme lui. Car parler du "temple de son corps" comme fait l'évangéliste, c'est bien évidemment faire allusion à sa pratique, à son action. Pratique de libération de tout homme et femme rencontré, pratique de pardon et de miséricorde, pratique de fraternité et d'amour. L'apôtre Paul dit que cette pratique de vie est "scandale et folie pour les hommes" mais que c'est là que résident "la puissance, la faiblesse et la sagesse de Dieu".
Pas facile tout cela, pas facile d'être chrétiens, disciples de ce Jésus. D'un côté, nous le savons bien, il y a à respecter les obligations de la loi, les "commandements de Dieu" lus dans le livre de l'Exode. D'autre part, il y a la liberté exigeante à laquelle nous appelle Jésus, le chemin de libération qu'il nous invite à prendre à sa suite. Et tout cela est bien concret, terriblement concret.