Paul Cazelles Suite

La photo

La guerre d'Algérie a entraîné combien de misères, de drames, de ruines, d'atrocités indicibles... Mais comme toutes les guerres, elle a profité à beaucoup de gens? Ne parlons pas des carrières politiques qu'elle a favorisées, à gauche comme à droite. Restons-en au banal, au matériel. Combien de fabriques, d'ateliers, d'usines ont fonctionné à plein rendement pour armer, équiper, transporter, nourrir des millions de militaires de carrière et surtout du contingent qui passèrent là-bas des mois et des mois, de 1954 à 1962 ? Quelques jeunes gens mourraient bien sûr, mais ces quatre ou cinq cents mille troufions constituaient un sacré marché. Combien d'autres Français en vivaient sans trop se poser de questions, patrons, cadres et ouvriers ? Et les commerçants ? Je suis persuadé que cela a fait la fortune de beaucoup de marchands de bière par exemple. Le journal des armées, "le Bled", qui était largement distribué à tous les troufions, jusque dans le poste le plus perdu des Aurès ou du Sud Oranais, comportait des pages et des pages de réclames alléchantes. Il s'agissait principalement du matériel audio-visuel comme on ne le disait pas encore à cette époque : les postes de radio à transistors et à piles et les appareils photo. Quel marché ! ces centaines de milliers de types vivant dans des conditions précaires, ayant quitté le vingtième siècle pour se retrouver à l'époque biblique, loin de leur pays, de leur famille, de leurs amis, souvent s'ennuyant à mourir, sans loisirs, sans femmes, sans but...

Mes dix-huit mois réglementaires achevés, je touchai une solde de sous-lieutenant mirobolante. Jusque là, ma paie d'aspirant avoisinait celle du tirailleur appelé de base, c'est-à-dire 3 683 anciens francs, soit 36, 83 nouveaux francs par mois ( 5,67 euros d'aujourd'hui), plus un morceau de savon, une cartouche de cigarettes et des bons de colis en franchise militaire destinés aux parents. D'un coup je passai à 800 nouveaux francs, soit près de deux fois mon salaire d'instituteur débutant. Je n'avais plus droit au savon, ni aux cigarettes et aux bons de colis, mais la franchise postal militaire pour lettre était maintenue. Je devais payer mes repas, mais j'avais dorénavant les moyens de m'offrir savonnettes parfumées et clopes de luxe. Il me fallu deux mois pour éponger mes ardoises au mess officiers, et rembourser quelques dettes. Après quoi, ce fut Byzance !

Je commandais donc, grâce aux publicités du "Bled", le plus sophistiqué des appareils de photo français, un Royer Savoyflex Automatic (1959) 24x36, avec cellule photoélectrique incorporée - selon la sensibilité du film, il suffisait de masquer celle-ci avec un cache perforé correspondant - et objectif Berthiot. J'achetais également un posemètre (Cellule photoélectrique manuelle) gainée de cuir et un téléobjectif qui ressemblait à une demi-paire de jumelles et dont je n'ai jamais su me servir convenablement. J'étais équipé ! Malheureusement, c'est à ce moment que je quittai la Compagnie Portée pour être affecté à la 5e Compagnie. Je regrette de n'avoir pu photographier le bordj, mes amis, ma section, les villages et les paysages qui m'étaient devenus familiers.

Je regrette surtout d'avoir loupé mon premier film. Avec la 5e, nous étions partis en maintien de l'ordre à Alger, à Bab-el-Oued. Au cours de patrouilles sur les trottoirs des grandes rues algéroises, j'avais repéré une splendide barmaid qui attirait moult militaires dans le bar où elle opérait. C'était une beauté du Sud ; elle s'appelait Nadia. J'étais entré avec mon second Ben Gué... boire un verre deux ou trois fois et il m'avait semblé que je ne lui étais pas indifférent. Y revenant avec le lieutenant Brossolle, tout de go, je l'invite à se joindre à nous pour aller au cinéma voir le dernier succès américain, "Le buisson ardent", un monumental navet. Elle accepte, quitte son boulot, et nous voilà au ciné. J'avoue ne pas avoir vu grand' chose du film ! Mais le soir j'avais rendez-vous chez elle. Les sous-officiers m'aidèrent à m'habiller en civil, l'un m'offrant sa chemise, l'autre un pantalon, un troisième des souliers. Je "fis le mur", c'est-à-dire m'esbignai sans en demander la permission; je regagnai en autobus l'adresse de ma belle et y passai la nuit. C'est là que je fis mes premières photos. Je la photographiai sous tous les angles. Elle était si jolie ! Certainement la plus belle fille que j'ai jamais tenue dans mes bras ! Une peau dorée, douce, souple comme une étoffe de soie sauvage. " C'est la BB musulmane !" en dira le capitaine. Je la quittai au petit matin pour rejoindre ma compagnie.

Une semaine plus tard, nous repartions pour Messad. Elle m'avait offert un "Dupont" doré, gravé à mes initiales, mais elle n'a jamais répondu à mes lettres. Et moi, trois ans plus tard, je me suis fait volé mon briquet dans une boite toulousaine, le Styx, où l'on écoutait, en fin de soirée, la musique du Repos du guerrier après avoir éteint les lumières et allumé l'alcool d'un vaste chaudron de cuivre.

De retour à Messad donc, je pensais qu'il me restait quand même des photographies de ma belle Nadia et j'avais hâte de terminer le rouleau. Je mitraillais donc à tout va. J'arrivai enfin à la vue 36, réarmai toujours avec succès, en pris une 37ème, une 38ème, une 39ème... Malheur ! je réarmais toujours avec succès ! J'ouvris alors mon appareil sous une couverture et m'aperçus avec horreur que j'avais mal accroché l'amorce du film ; ma pellicule était absolument vierge! Je perdais Nadia une seconde fois ! Je pense à elle parfois. Qu'est-elle devenue ?

À partir de ce moment, je ne me déplaçais plus sans mon appareil autour du cou. Je photographiais les paysages, le désert, les oasis, les amis, mes hommes, les animaux, les habitants.

Septembre 1961, la 5 devait être casernée sur la Base aérienne de Paul Cazelle. Une opération nous mena dans les montagnes du secteur du Mongorno. Le paysage était beaucoup plus vert qu'au Sud de Djelfa, il y avait des bois de chênes verts, des oliviers. Nous devions reconnaître de petits villages perdus dans ces djebels forestiers. Comme toujours, lorsque nous arrivions dans une mechta, il ne restait pas un homme valide. Que des femmes, des enfants, des vieillards. Les femmes se réunissaient avec leurs gosses dans une cour d'habitation par crainte des soldats. Par acquis de conscience nous fouillions ces misérables masures. C'était vite fait ; il y avait si peu de chose ! Une ou deux casseroles d'alu, quelques pots de terre ou d'herbe cousue à la façon des paillasses de chez nous, des tapis tissés, des hardes rapiécées... Nous sondions le sol et les murs, jetions un coup d'œil dans les jarres contenant huile ou grains, bousculions les fagots... Les tirailleurs posaient quelques questions auxquelles les habitants, la plupart du temps, ne comprenaient rien, parlant un autre idiome...

J'entrai dans la cour où quelques femmes s'étaient réfugiées. Les murs de d'habitation étaient bâtis de pierres sèches, par endroits crépis de terre; les toits pentus faits de roseaux. Le sol de terre nue était inégal, fangeux dans un coin. Elles étaient quatre ou cinq, vêtues de haillons colorés, serrant contre elles leurs enfants... Je trouvai le tableau pittoresque. Je sortis donc mon Savoyflex, posai un genou à terre, visai, et clac ! Elles n'avaient pas bougé? Nous sortîmes et nous nous apprêtions à quitter le hameau lorsqu'un caporal indigène me glissa : "Mon lieutenant ! C'est vraiment des sauvages ces gens ! Y connaissent rien... Ces femmes, quand tu as pris la photo... Elles croyaient que tu leur tirais dessus ! Que ton appareil était une arme! "

La photo des femmes du Mongorno

Je crois avoir éprouvé à cet instant la plus grande honte de ma vie ! Je suis retourné dans la cour avec le caporal et leur ai distribué tout ce que j'avais dans mon sac. J'ai montré aux femmes des photos sorties de mon portefeuille et ai demandé au caporal d'essayer de leur expliquer ce que j'avais fait, que je ne voulais que conserver un souvenir d'elles. Mais ont-elles compris ? Comment me faire pardonner leur terreur ?

En partant je vis un gamin mordre dans une plaque de chocolat sans en ôter le papier d'alu. C'était certainement la première fois qu'il y goûtait.

Ma plus belle connerie

Vingt-huit mois, c'est bien long, surtout quand on vingt ans !

Au début, tout allait bien. J'avais même résilié mon sursis : pourquoi attendre davantage puisque de toutes façons il fallait y passer. Et puis l'expérience de la vie militaire répondait à un vieux désir d'enfance. Plus jeune, je voulais être soldat. Le fait d'être tout de suite dans un peloton préparant le concours d'entrée à l'École d'Officiers de Réserve ne me déplaisait pas. Autant faire un service avec des galons si cela était possible. J'avais rompu une amourette en cours afin de ne garder aucune attache sentimentale et condamner une jeune fille à une attente vraiment trop longue. Mes parents venaient de se fixer dans un autre département. La bande de copains de mon adolescence s'était dispersée... J'étais libre!...

Je venais de passer cinq ans d'internat à l'École Normale de Toulouse dans des conditions de discipline, d'horaire, de travail, de confort datant du début du siècle (1). La vie de caserne me parut bien plus supportable que celle de normalien, sympathique même. Moins de travail, moins de punitions et de vexations, une camaraderie bon enfant dénuée de tout esprit de compétition et de mesquinerie, beaucoup plus de bienveillance et de respect de la part de nos supérieurs, et surtout, infiniment plus de liberté.

Après dix mois d'instruction, j'étais nommé aspirant et je choisis un régiment de tradition, formé en grande partie d'indigènes, et situé dans le Sud. "L'escadron blanc" de Joseph Peyré, un des romans qui enchantèrent ma jeunesse, y fut certainement pour quelque chose.

A la Compagnie Portée du 4ème Régiment de Tirailleurs Algériens, je commandais une section, c'est-à-dire que j'étais responsable d'environ trente-cinq bonshommes dont trois ou quatre sous-officiers. J'avais à ma disposition deux Dodge 6X6 armés de 12,7, deux Renault 4X4 armés de mitrailleuses de 30, une jeep. J'avais des moyens radio importants me permettant de communiquer en clair (à la voix avec ou sans codage) entre véhicules, de rester en contact avec ma Base, d'alerter et de diriger un éventuel appui aérien. Mes missions souvent lointaines, me laissaient une grande part d'initiative. J'avais de bons amis et des chefs réellement responsables et n'ayant pas peur de couvrir leurs gens (2). J'y ai connu une merveilleuse camaraderie, une entraide sans calcul, un dévouement allant jusqu'au sacrifice... comme cela ne peut exister dans le civil. J'ai eu des contacts passionnants avec une population attachante. J'ai eu l'honneur de commander des hommes courageux, fidèle à leur patrie, durs à la tâche, confiants en leurs chefs. Au cours de dix-huit mois de commandement, je n'ai jamais eu à en punir un seul, et j'en suis très fier. Je suis en fin de compte satisfait de cette expérience humaine et ne la regrette pas (3).

Mais tout de même, vingt-huit mois, c'est bien long ! D'autant plus que les événements survenant durant les derniers temps de mon service en montraient la totale inutilité. Si, au début, au seuil de cette période de vie qui nous paraît incommensurable, on est fataliste, on accepte assez bien la séparation, l'éloignement, les difficultés physiques, les horreurs des combats, l'idée de la blessure possible, de la mort même (4), lorsque l'on approche de la libération, on commence à envisager les choses différemment. On se dit que ce serait tout de même stupide de périr au dernier moment ; on devient plus prudent ; on se met à critiquer certains ordres ; on se met à ne plus supporter ce dont on s'accommodait fort bien et qui nous convenait parfaitement quelques mois plus tôt.

Et quand, quinze jours avant ma libération, le lieutenant Castagno m'annonça que je partais avec le gros de la compagnie à Oued Fodda, participer à un stage de contre-guérilla, je la trouvais saumâtre. Il me paraissait juste que j'avais bien mérité quelques jours de tranquillité sur la Base de Paul Cazelles avec les gratte-papiers et les aviateurs en attendant la quille. Que d'autres la terminent cette putain de guerre.

Le convoi pour Oued Fodda bloqué par la neige au col de Benchicao.

il me fallut donc partir encore dans le froid, être encore bloqué par la neige au col de Benchicao, avant Médéa, rouler interminablement... A Oued Fodda, il fallut reprendre une instruction parfaitement inutile et fastidieuse... J'enrageais !

Le 15 février 1962 je quittai enfin la compagnie avec le sergent Massey qui partait en permission. Dans un premier temps, nous devions revenir par nos propres moyens à notre casernement de Paul Cazelles pour y abandonner armes et bagages. Nous étions chargés comme des baudets, sacs, armes, munitions, casque lourd... Mais nous étions radieux et surtout impatients d'en finir et de rentrer enfin chez nous.

Je ne sais plus comment nous rejoignîmes Médéa, puis Berrouaghia, sans doute grâce à un convoi militaire. Mais là, impossible de continuer ; aucune liaison vers le Sud avant plusieurs jours. Nous étions malades d'impatience et de rage... Pas moyen de trouver un taxi ! Je ne sais plus qui de nous deux eut l'idée folle de "faire du stop" ! Il y avait de nombreux camions civils qui circulaient encore. Pourquoi pas ? Même en payant bon prix. Hélas nos grands signes n'avaient aucun succès et pas un véhicule ne s'arrêtait... Alors, Massey se mit au milieu de la chaussée, engagea calmement un chargeur dans son PM, et le braqua sur le premier camion qui apparut. Évidemment celui-ci s'arrêta. C'était un vieux camion de transport de bétail, rouge, à deux étages. Bien malgré lui, le conducteur accepta de nous transporter, mais pas dans la cabine où se trouvaient deux femmes malades. Nous nous glissâmes donc à l'arrière, dans la paille, où se serraient déjà, au milieu de quelques moutons, cinq ou six passagers indigènes. C'était loin d'être propre et confortable. Nous étions assis ou couchés sur la litière. Les parois latérales étant à claire-voie, le vent glacé balayait heureusement les odeurs. Nos compagnons de voyage étaient silencieux et apeurés. Lorsque le camion s'arrêterait devant le poste de Paul cazelles, nous aurons bonne mine d'en descendre couverts de fétus et de vermine. Nous essayions de plaisanter mais nous n'étions guère rassurés. J'avais de plus en plus l'impression d'avoir commis une sacrée connerie!

Tout à coup, le camion ralentit et s'immobilisa ! Un barrage de police ! Les gendarmes demandaient ses papiers au chauffeur ! Massey et moi nous nous regardâmes et comprîmes la situation. Si les flics distinguaient à travers les parois deux formes en kaki et en armes, ils allaient nous prendre pour des fells et rafaler sans sommations. Si le conducteur signalait de façon maladroite notre présence le risque était peut-être le même. Nous fîmes signe aux passagers de ne rien dire et nous nous dissimulâmes de notre mieux sous la paille et les cachabias. Un gendarme s'approcha, jeta un coup d'œil à travers les claires-voies et fit signe à son collègue de laisser passer... Il ne nous avait pas vus !

Quelques kilomètres plus loin, nous riions jaune de notre aventure en descendant du véhicule... Mais je crois bien que ni Massey, ni moi - jusqu'à aujourd'hui- ne nous en sommes flattés.

(1) exactement les mêmes que celles dépeintes par jean Anglade au début de son ouvrage : "Le tour du doigt" décrivant le retour des Normaliens auvergnats dans leur EN, en 18, après quatre ans de tranchées.

(2) Ce que je n'ai jamais vu dans l'Éducation Nationale, ni de la part des supérieurs, ni surtout des responsables syndicaux.

(3) depuis quelques années je fais partie d'une association d'anciens élèves de Cherchell, l'ANCCORE et parmi ces anciens officiers de réserve qui ont connu les mêmes conditions de vie, et quelques soient leurs carrières, leurs positions sociales, j'ai retrouvé là cette étonnante camaraderie dont je n'ai jamais trouvé d'équivalent dans la vie civile.

(4) Il faut dire que notre génération avait toujours connu la guerre et y était préparée. Tout petits nos grands parents nous avaient parlé de 14-18. Nos enseignants, nos curés avaient connus ce massacre. Puis nos pères avaient fait 39-40, avec pour le mien et tellement d'autres une rallonge de cinq ans en Bochie. Nous avions connus les exodes, les privations, les peurs, l'occupation, les bombardements, les assassinats, les fusillades d'otages... Tout gosse j'avais vu en Normandie, durant mon troisième exode, des ambulances allemandes pissant le sang. Le cinéma nous avaient abreuvés d'actualités dramatiques avant et après la libération ; les films de guerre américains avaient baigné notre adolescence de violence, de tueries et beaucoup ne faisaient plus la différence entre les événements réels et la fiction. Je pense que c'est là une des raisons de l'acceptation et la participation des jeunes de mon âge à cette guerre.

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