Oued Seddeur

L'Oued Seddeur

6 octobre 1960. Un télégramme nous convie à participer à une opération bien particulière. Montée sur un vague renseignement prétendant qu'un groupe de fellaghas se baladerait dans l'oued Seddeur, presqu'en bordure de route nationale et tout proche de Djelfa, elle ne paraît être décidée que dans le seul but d'assurer à un officier supérieur de l'Etat-Major régimentaire un commandement au combat nécessaire à son avancement. Narquois et rigolards, nous nous prêtons tant bien que mal à ce simulacre d'opération et sans le moindre souci de discrétion, nous parvenons sur les lieux et nous nous déployons selon le plan prévu.

La CP a ordre de ratisser l'oued du Sud au Nord, la 1ère section marchant à droite du dispositif. D'Ouest en Est, le terrain est tout d'abord plat et rocailleux, agrémenté de touffes d'alfa ; puis se présente l'oued encaissé, aux berges abruptes de trois à quatre mètres de haut, à sec bien entendu ; enfin la rive est bordée de collines élevées hérissées de masses de rochers. Je progresse donc dans ces rochers, en couverture, les tirailleurs bien en ordre comme à l'exercice. Ni moi, ni mon second, le sergent-chef Decourty, un ancien qui commandait la section avant mon arrivée, ne croyons au sérieux de l'affaire et nous plaisantons sur les capacités manœuvrières des officiers d'Etat-Major. Un mouchard de l'ALAT nous survole tranquillement. Avançant péniblement parmi les rochers, mes deux 6X6 nous suivent à quelques centaines de mètres avec le casse-croûte.

Au bout de deux heures de balade, alors que tout va s'achever dans le calme et la bonne humeur, des coups de feu éclatent dans l'oued ! Rafales d'armes automatiques, explosions de grenades, le feu s'intensifie ! Les messages radio se bousculent dans le poste C.10. Il semble que nous soyons bien tombés sur un petit groupe de rebelles. Je mets ma section en position face à l'oued, le long des crêtes. Nous sommes tous à plat ventre derrière des rochers et des touffes d'alfa, les FM en batterie, mais nous ne voyons rien de l'action qui se déroule en contrebas, dans le lit de l'oued. Nous distinguons seulement les mouvements divers de nos camarades sur la rive Ouest. Des balles passent au dessus de nos têtes - les premières que j'entends pour de bon - et je crains fort qu'il s'agisse de tirs amis mal ajustés et de ceux de tirailleurs affolés d'une autre compagnie qui nous prennent pour des fells.

Le capitaine m'enjoint alors de descendre sur l'oued.

"Qu'est-ce qu'on va déguster à découvert !" prévoit Decourty.

J'expose au capitaine que nous servons déjà de cibles et que nous risquerions gros à descendre en face et à la même hauteur que les copains qui tirent comme des malheureux. Il admet mon point de vue et me demande d'arroser le lit de l'oued avec mes grenades à fusil et de rester en verrouillage. Je fais tirer quelques grenades en prenant toutes les précautions possibles pour qu'elles n'atteignent pas les gars de la 2ème section lesquels sont quasiment au contact.

Après un long moment de combat que je suis difficilement dans mon poste de radio, cela se calme et j'apprends que mon camarade Veyrac, qui commande la 2ème section, a mis quatre rebelles hors de combat et a repris son ratissage de l'oued vers le Nord. Ordre est donné à tous de progresser avec prudence suivant le dispositif précédent afin de dénicher tout fell tentant de s'échapper. L'ambiance est tendue. Nous avançons par bonds en nous couvrant. Les camions suivent, les 12,7 en éveil. Dans la radio, les messages se succèdent : "On en a vu ici, là, partout..." Encore quelques coups de feu !

Tout à coup, l'observateur du piper s'adresse à moi : "Attention, vous avez quelqu'un devant vous..." Nous nous planquons et, effectivement, je distingue avec mes jumelles des formes qui se dissimulent derrière une barrière de rochers à environ deux cents mètres. Decourty fait mettre un FM en batterie. Quelques rafales... Halte au feu !!! Il s'agit en fait d'une section de l' Etat-Major, formée de radios et de gratte-papier, qui sont là en verrouillage depuis le matin et qui, pour leur première sortie en opération sont gâtés. L'un d'eux agite frénétiquement un mouchoir! Nous nous levons inquiets, un sourire jaune aux lèvres et je m'apprête à m'excuser de cette regrettable erreur qui, par chance, n'a pas fait de dégâts, lorsque l'un de mes tirailleurs se met à hurler ! Il vient de repérer, loin derrière nous, un gars qui fuit vers le Sud. C'est certainement un fell qui a pu se planquer, a laissé passer la bagarre, et qui tente de gagner les premiers contreforts d'une petite chaîne de montagnes, le djebel Sefra...

Nous sommes les seuls à l'avoir vu. J'avertis mon capitaine, fais demi-tour et fonce. je pense le rattraper facilement ; le terrain est en pente et, malgré les cailloux, semble propice au sprint. Mais le gars est désarmé et a abandonné tout bagage. Il file comme un zèbre ! Toute la section dévale, s'étire, se désorganise. Le sergent-chef reste finalement sur place avec le plus gros de la troupe pendant que je continue avec les plus rapides. Il me le faut ! L'avion de reconnaissance l'a repéré et virevolte au-dessus mais ne peut rien faire que nous encourager. Cahotant et bondissant dans les rochers, un des 6X6 essaie de nous suivre. Mais nous perdons du terrain ! Nous sommes chargés de nos armes et de nos munitions et le sol est accidenté. Le fell, dans l'oued, bénéficie d'un terrain plat et court pour sauver sa peau. Au loin maintenant l'opération est terminée et tous suivent la poursuite transmise et commentée par l'officier observateur aérien qui joue les journalistes sportifs.

Les tirailleurs hurlent ! Un sergent de la 2ème section, Belhaouas, a attrappé le cheval d'un nomade et tente de le monter. Ça y est ! Il est dessus. Il galope sur le fugitive ! Du coup, l'observateur se prend pour Léon Zitrone. On entend des hourras dans la radio ! Mais notre sergent perd son chapeau de brousse et s'arrête pour le récupérer.

" Déconne pas, Belhaouas ! Continue !" Le galure enfoncé sur le crâne, il veut repartir, mais le cheval est réticent, se cabre, lui échappe...

Le fell, lui fonce toujours et se rapproche du djebel où il disparaîtra. On tiraille sur lui sans résultat. Finalement le 6X6 nous rejoint et nous grimpons en voltige. Nous sommes nous aussi dans l'oued et nous gagnons rapidement du terrain. On me demande par radio de le prendre vivant. Ce ne sera pas facile ! Sur le camion qui fait des embardées terribles dans le sable, un tirailleur s'est installé à la 12,7. C'est un Kabyle, une sorte de géant, souteneur dans le civil, et qui semble avoir un compte personnel à régler avec les fells. Il tire malgré mes hurlements. La mitrailleuse se bloque sans arrêts, mais il s'acharne, manœuvre la culasse comme un fou, et tire de courtes rafales. Nous ne somme plus qu'à vingt mètres du fuyard. J'empoigne le PM du chauffeur et saute du camion. Je crie au type de s'arrêter. En vain ! Je cours devant le véhicule. Les balles de la 12,7 font jaillir le sable devant moi. Voyant qu'il ne s'arrête pas, je tire deux ou trois rafales sans résultat...

Au moment où il va atteindre les premiers rochers, je le vois alors faire un saut périlleux et s'abattre. Une balle de mitrailleuse lui a brisé un genou ! Je le rejoins en même temps que Balhaouas qui arécupéré son cheval. Le Dodge s'immobilise à son tour près de nous. Le fell est salement atteint : entre le bas de la cuisse et le haut du mollet, il ne reste plus qu'une bouillie sanglante. A l'aide de ma ceinture, je lui fait un garrot, et je lui demande pourquoi il ne s'est pas rendu. " Ah ! Tant pis !" me répond-t-il

Le pauvre gars mourra le soir même à l'hôpital militaire.

Cette poursuite insensée a duré plus de trois quarts d'heure et est restée célèbre longtemps. Ces péripéties ont complètement fait oublier mon tir intempestif sur la section de l'Etat-Major régimentaire. Le commandant fut décoré alors qu'il ne s'y attendait pas ainsi que mon ami Veyrac qui, lui l'avait bien mérité. Un rappel discret de l'affaire figurera sur la citation que j'obtiendrai quelques mois plus tard. Mais ceci est une autre histoire... Je resterai toutefois pour beaucoup celui qui rattrapa un fell " à pied , à cheval et en voiture..."

Quant à l'observateur, il s'écrasa durant un autre accrochage. Bien que n'étant pas de service ce jour-là, il s'était porté volontaire en apprenant que c'était nous qui venions de lever un parti de rebelles. S'attendait-il à une nouvelle poursuite aussi mouvementée ? Nous avions mangé ensemble quelques jours auparavant. Un rabattant, ont dit les aviateurs. Pauvre camarade... Et je ne me souviens même plus de son nom...

Mesures policières

Il y avait au village d'Aïn el Ibel une petite gendarmerie crasseuse que nous ne fréquentions guère. L'effectif comptait trois militaires avinés et un horrible supplétif indigène, Ahmed, vicieux, bigleux, leur homme de main pour les coups tordus, leur sbire, leur âme damnée, la terreur des habitants.

Je suis réveillé un matin vers les trois heures par un planton de garde. Nous devons assurer la sécurité de nos gendarmes appelés dans un petit hameau pour constater un double assassinat. La section s'équipe et va prendre un café. Les chausffeurs font ronfler les Dodge. Mon radio vérifie le poste de la jeep. Les gendarmes attendent devant le poste. Le capitaine, mal réveillé, me donne les ordres :

"Vous les amenez là-bas et vous les laissez se démerder avec les civils. Profitez-en pour porter les vivres, les piles, les sacs de ciment et le courrier à l'adjudant-chef Fournier. Vous revenez le plus vite possible."

Nous voilà partis. Il fait encore nuit et le froid pince sacrément. Nos gendarmes sont dans un 6X6, mais aucun des tiraileurs ne leur adresse la parole. Ils n'ont vraiment pas la côte !

Nous atteignons la mechta au jour naissant. Accroupis, quelques hommes en cachabias rayées nous attendent. Ils se lèvent et entraînent les gendarmes vers les jardins où doivent se trouver les cadavres. Decourty et deux équipes les accompagnent pendant que je traverse le hameau pour rejoindre le chantier du chef Fournier. Ah ! l'adjudant-chef Fournier ! ça c'est un cas ! Personne n'en veut dans les compagnies à cause de son caractère épouvantable, son mauvais esprit, ses folies, son indépendance inattaquable. Alors, pour s'en débarrasser, on l'a collé dans une mechta perdue où il a pour mission de construire un village modèle en dur. Il vit là avec trois européens du contingent, trois maçons, seuls en plein bled. Je n'ai jamais entendu dire qu'ils aient été ennuyés par les fells.

Nous arrivons au chantier qui comporte une dizaine de maisons dans le style du pays, avec cour intérieure et murette, construites impeccablement en parpaings. Fournier, prévenu par radio, nous attend avec un bon café brûlant et des galettes de pains beurrées. C'est la première fois que je le vois ; un petit bonhomme sec, aux cheveux gris, plus très jeune.

"Ah ! c'est vous le nouveau lieutenant de la CP ? On m'a parlé de vous et de votre poursuite dans l'oued Seddeur ! D'où venez-vous ?"

Lorsque je lui apprends que je viens de Toulouse et que mes parents sont à Léran, près de Lavenet, il s'illumine : " Léran, c'est le patelin du duc de Lévis-Mirepoix ! Je connais très bien. Moi aussi je suis Ariégeois. De Pamiers ! (1)" Il me fait visiter son chantier. "Avant de partir en Indo, j'étais maçon ! J'ai trois bons gars ici. On fait du bon boulot ! Ça me plait !" Il a raison d'en être fier, c'est du bel ouvrage et, quoi qu'il arrive, ça restera.

Les hommes ont déchargé nourriture et matériel. Il me faut récupérer mes gendarmes et rentrer au bordj rapidement. Les enquêteurs sont toujours dans les jardins. Allons-y !

Sous les grenadiers, il y a deux cadavres hideux, les mains attachées dans le dos avec du fil de fer, égorgés, mutilés. Ce sont deux hommes du village qui n'ont pas voulu suivre les fellaghas ou payer la dîme. Un gendarme fini d'interroger les habitants particulièrement discrets ; un autre note les indications qui lui permettront de rédiger son rapport sur les victimes. Ahmed, accroupi près d'un mort, commente : " Les fells les ont amenés là pour les interroger. Ils les ont tués avant de les égorgés..." Il soulève la djellaba sanglante et découvre la poitrine criblée d'impacts. Et là, je crois rêver ! Il fourre son petit doigt dans l'orifice d'une blessure et annonce : "Avec la mitraillette, chef... C'est du neuf millimètres !"

(1) Au cours d'une permission, il est allé voir mes parents à Léran et, aux dires de mon père, leur a même affirmé que, lors de l'accrochage, j'avais chargé les fells "à la baïonnette". Durant tout mon service, je n'ai jamais vu une seule baïonnette, sauf peut-être au bout du fusil d'une sentinelle, devant un bâtiment important.

La pêche

Au cours d'une reconnaissance, bien au sud des gorges de Messad, nous avions découvert un véritable paradis. Entre les djebels roses et ocres était une minuscule vallée verdoyante, parcourue par une vague piste abandonnée. A quelques kilomètres de l'entrée de ce défilé sourdait une eau cristalline et fraîche dans un bassin de roches rougeâtres, une source miraculeuse dans ce désert minéral. C'était une sorte de résurgence, assez importante pour donner naissance à un gros ruisseau qui coulait paisiblement dans les gorges, traversant cette portion de l'Atlas saharien large d'une quinzaine de kilomètres. Au sud, l'eau se perdait très vite dans les sables du désert.

L'oued Talmit qui coule au sud-ouest d'Aîn el Ibel n'a rien de comparable avec celui du récit tant le relief est différent.

Cet éden incroyable se trouvait en plein milieu d'une zone interdite, c'est-à-dire d'une région vidée de ses habitants depuis des années, où il était permis aux patrouilles et à l'aviation de tirer à vue sur tout être vivant, où tout nomadisme et tout pâturage étaient formellement interdits. De ce fait la nature avait repris possession de ce domaine préservé de la pollution humaine. C'est Théophile Gautier qui écrit dans son Voyage en Espagne : " La nature, abandonnée à elle-même, semble se piquer de coquetterie, et vouloir montrer combien l'art, même le plus exquis et le plus savant, reste toujours loin d'elle."

Lorsque ma jeep arriva à hauteur de la résurgence, le chauffeur stoppa doucement de lui-même. Derrière, les camions s'immobilisèrent également. Les moteurs stoppèrent et un silence impressionnant s'établit. Aucun ordre, aucun cri, aucune plaisanterie ! Les hommes étaient pétrifiés par la beauté, la sérénité, la paix de ce paysage merveilleux. Et puis, doucement, ils descendirent des véhicules sans bruit, ne parlant qu'à voix basse, comme par respect, comme quand on pénètre dans un lieu saint.

D'un vaste bassin, l'eau coulait entre les blocs aux formes douces, voluptueuses, cascadait en minuscules chutes, courait sur des plages de sable rose, s'étalait en mares profondes où ondoyaient des chevelures d'algues. La végétation se faisait luxuriante : des palmiers majestueux, des lauriers roses couvrant les berges, des arbres fruitiers derrière des pans de murs écroulés, vestiges de jardins disparus, d'impénétrables massifs de figuiers de barbarie, des fleurs, des plantes inconnues... Une vigne, folle de liberté, avait pris des proportions démesurées. Ses sarments étreignaient amoureusement le tronc d'un immense dattier, s'élevant jusqu'à sa cime majestueuse afin de mêler ses pampres à ses palmes, ses grappes de raisin noir à ses grappes de dattes dorées...

La faune, elle aussi, avait réintégré librement son domaine. Il y avait beaucoup d'oiseaux, un vol de cangas, des lourdes perdrix des sables, des chasseurs d'Afrique rapides, au plumage métallique, d'innocentes tourterelles, des bergeronnettes, et bien d'autres que je ne connaissais pas...

Les tirailleurs repérèrent aussi des lézards, des caméléons, des lapins, des terriers de gerboises, un serpent qui file comma un éclair entre deux rochers... Le sable de la berge conservait les empreintes d'une harde de gazelles venues s'abreuver... Un caporal me tira la manche : Chouffe, mon lieut'nant !... une petite vache ! " Sur un éperon surplombant la vallée... un mouflon !

L'eau surtout attirait les hommes. Elle était fraîche, très légèrement salée, délicieuse... Sur le miroir d'une flaque tranquille pointaient un grand nombre de petites flèches noires. Je m'approchai et, d'un seul coup, elles disparurent toutes à la fois, sans bruit ! C'étaient les têtes effilées de dizaines de tortues aquatiques. Mahé, le chauffeur breton, s'écria tout-à-coup : "Nom de Dieu ! y a des poissons !"

Nous fîmes cercle autour d'un trou et effectivement nous aperçûmes quelques poissons argentés qui se cachèrent sans hâte dans des racines de lauriers roses. Mahé retrouva immédiatement son instinct de pêcheur.

"Mon lieut'nant, on peut essayer d'en prendre quelques uns ?" Comment refuser.

"Périès ! Viens voir... Passe-moi ton filet de camouflage !" Périès était mon radio, dans le civil facteur, à Montauban. Il portait son filet de camouflage noué autour du cou, à la manière du chèche des légionnaires. Il ne se fit pas prier pour l'ôter et, tenant chacun les angles des petites côtés du filet, les deux pêcheurs entrèrent dans l'eau, y plongèrent leur engin et le glissèrent doucement sous les racines qui bordaient la rive. Ils le relevèrent avec une dizaine de poissons blancs.

"Vous avez vu mon lieut'nant ? Ils sont chouettes. On dirait des gardons..."

Puis il demanda au sergent-chef Ben Guez... qui était du pays : " Chef ? ils sont bons à manger ?" L'autochtone fit la grimace. "Je sais pas... J'en n'ai jamais mangé. On ne mange pas les poissons ici..."

Mes deux lascars renouvelèrent plusieurs fois leur chalutage en en remplirent plusieurs casques. Puis Mahé arracha de l'herbe, en garnit le coffre, sous son siège du 6X6, là où habituellement il avait sa réserve de pinard, et y enfouit sa pêche qu'il recouvrit du filet mouillé.

Il était temps maintenant de rentrer, de quitter ce lieu paradisiaque, magique, envoûtant, où l'on se sentait si loin de tout souci, du mal, de la guerre, mais qui, en cette fin de journée, devenait peut-être un peu inquiétant. On était bien loin du bordj. Nous n'avions trouvé aucune trace de campement ou même de passage de rebelles, mais ce silence total intriguait ; cette trop merveilleuse paix semblait anormale... Les hommes grimpèrent dans les véhicules et la section repartit doucement, comme à regret.

Au dîner, il y eut bien entendu du poisson et nous nous en régalâmes. Un vrai repas de fête !

"Belle initiative lieutenant ! grommela le capitaine en se servant un verre de muscadet. Il faudra renouveler l'opération de temps en temps!"

Nous renouvelâmes deux, trois fois l'opération, sous divers prétextes évidemment fort éloignés de toute idée de pêche. Nous y allions à deux sections et y passions la journée. C'était toujours le même enchantement !

Mais un jour le toubib nous gâcha un peu ce plaisir. En entrant dans le mess, un papier à la main, il claironna : " Mes amis, je me suis amusé à calculer le prix approximatif au kilo du poisson que nous avons dégusté hier... Vous avez ramené à peu près 10 kg de poissons ? Si nous additionnons la solde journalière de soixante tirailleurs, presque tous engagés, plus la valeur du carburant consommé par deux jeeps et six camions pour parcourir quelques 160 kilomètres ainsi que la fatigue desdits véhicules, plus soixante rations individuelles, plus le pinard, l'eau, etc, etc... Vous savez quelle somme monstrueuses nous atteignons ? " Nos hurlements couvrirent le reste de son exposé et il ploya sous un vif bombardement de ronds de serviettes et de tranches de pain.

" Nous ne voulons pas le savoir ! "

Méchoui obligatoire

L'opération avait eut lieu sur les Hauts Plateaux, à l'Ouest de Djelfa, vers Tadmit je crois. Nous avions crapahuté toute la journée pour des prunes. Finalement les camions étaient venus nous récupérer à la nuit et nous rentrions fourbus par des pistes inconnues. Nous roulions depuis un bon moment en longue caravane poussiéreuse lorsque le capitaine nous appelle sur le talkie-walkie : " Le convoi croise d'immenses troupeaux de moutons... Voyez si on ne peut pas en récupérer quelques-uns..."

C'est le genre d'ordre que les tirailleurs exécutent avec enthousiasme. Cela réveille leur passé de pillards et les paye d'une longue journée d'efforts sans résultat. Nous arrivions en effet au niveau des moutons, des flots de moutons magnifiques qui traversent la piste, apparemment non gardés. Les chauffeurs ralentissent : deux tirailleurs sautent en voltige de chaque 6X6 et, vite fait, balancent quelques bêtes aux camarades embarqués, puis avec leur aide regagnent leur place. Les moutons sont instantanément entravés et dissimulés entre les hommes sous des toiles de tentes. Les camions accélèrent et reprennent leur place dans le convoi. Ni vu, ni connu !

Au bordj, les moutons capturés allèrent grossir le petit troupeau de la compagnie et tout le monde de se réjouir et de plaisanter. Finalement l'opération est bénéfique.

Le lendemain, mercredi, est le jour de l'ouverture des gorges de Messad et, dans le petit matin nous chargeons les véhicules pour la mission lorsque le capitaine arrive très excité : " Je viens de recevoir un T.O. de Djelfa !... Ils ont reçu une plainte pour vol de moutons de la ferme expérimentale de T... Ils soupçonnent les militaires qui ont participé à l'opération d'hier et vont faire une enquête dans chaque compagnie... Vous chargez deux moutons par section, du bois, et ils doivent disparaître dans la journée !... Je m'occupe des autres..."

Du coup, les caisses de rations collectives sont ramenés aux cuisines - autant d'économisé - et les tirailleurs hilares chargent le bois, les brebis, sel, poivre, oignons, tomates... Et les deux sections se fondent dans un nuage bleuté pour une mission très spéciale : faire disparaître les preuves du délit.

Une fois sur le terrain, une section postée à l'entrée des gorges, l'autre à la sortie, l'installation s'effectue avec un soin tout particulier. Il s'agit de profiter de l'aubaine dans le maximum de sécurité. Il serait idiot de se laisser surprendre en pleine ripaille par les rebelles ou par les gendarmes. Les véhicules sont disposés sur une petite colline surplombant la route, les choufs établis sur des points hauts, le radio reste en contact avec la compagnie qui nous avertira de toute visite de police inopinée. Le sergent Kour... et le vieux caporal Dahda, avec une équipe de volontaires, se chargent des bêtes. Les nomades du Sud sont presque tous d'habiles cuisiniers (1). Le feu est allumé dans un ravineau propice et entretenu par un novice. Les moutons sont égorgés, dépouillés, éviscérés, farcis d'herbes, de tomates, d'harissa, recousus en un tour de main, enfilés sur une perche et installés au-dessus du brasier. Dahda s'arroge la fonction essentielle qui consiste à balayer continuellement les animaux rôtissant de la queue de l'un deux attachés à un bâton et trempée dans un récipient d'eau salée : privilège de l'âge et de l'expérience! De l'habileté de l'officiant dépend la réussite de la cuisson !

Bientôt des odeurs merveilleuses flottent dans le campement. Mais il faut savoir patienter jusqu'à une cuisson parfaite. Enfin le signal est donné ! Les moutons sont retirés du feu, les extrémités des perches posées sur des monticules de pierres, et chacun sort son couteau afin de se servir à même la bête. Dahda éventre les moutons au-dessus d'un vaste plat et recueille un flot de jus parfumé et délicieux où l'on trempe des tranches de pain. Quel régal ! J'avoue que peu de plats, même cuisinés par de grands chefs, valent un méchoui convenablement préparé. Chacun cherche son morceau préféré à la pointe de son couteau. Je me régale de la pellicule de viande rôtie qui recouvre les côtes et les sépare.

Méchoui à Sidi Maklouf en mai 1960 (photo Roulaud)

Une équipe nantie de bons morceaux va remplacer les choufs lesquels, impatients de prendre part au festin, descendent en hurlant. Pour les métropolitains, Mahé s'est chargé du pinard ; les musulmans arrosent ça de "gazouze" (2).

La fête durera toute l'après midi. Deux moutons à trente-deux bonshommes ! A l'excitation et à la voracité du début, succède une mastication plus posée. On ne déguste plus, on se bourre, on s’empiffre, on se saoule de nourriture ! Tout doit disparaître, a commandé le capitaine ! Certains remplissent même leur casque de viande pour plus tard, ou pour en faire cadeau à des gens du village au retour.

Après le caoua, mon second Massey, le sergent corse, et moi-même nous nous glissons sous un 6X6 pour une sieste digestive bien méritée. Je ne sais si je suis endormi depuis longtemps lorsque je suis réveillé par un "Whouff !" terrible, des cris et le "Boong !" du réservoir percuté par le crâne de Massey ! A quelques pas un gars en feu se roule par terre ! Nous nous précipitons avec des couvertures prises sur le camion et l'éteignons immédiatement. Nous découvrons qu'il s'agit du sergent Sand... Ce n'est pas bien grave heureusement : une main un peu rôtie, plus de sourcils et une capote endommagée ! Ce grand Savoyard dégingandé et pas très futé a voulu faire chauffer son quart de café sur les braises quasi éteintes. Trouvant le mode de cuisson peu efficace, il n'a pas hésité à aller remplir son casque lourd d'essence pour réactiver le feu. Evidemment, dès qu'il a versé le combustible sur les cendres, celui-ci a pris feu, et, en se jetant en arrière, Sand... s'est arrosé lui-même de l'essence enflammée du casque. Le pauvre vieux est piteux et ridicule. Nous nous efforçons de ne pas rire et l'engueulons vertement. Dame! Pour un peu il mettait le feu aux camions !

(1) J'ai souvent pu remarquer que les tirailleurs trimbalaient dans leurs poches cargo des oignons, des piments, des herbes, des épices, qui amélioraient fort bien les rations ordinaires. A la plus courte halte, le café était vite prêt dans un quart chauffé sur un feu d'herbes sèches. Ils m'ont appris que les sardines et les pilchards, réchauffés dans leurs boîtes, avaient un goût différent, pas du tout désagréable.

(2) Limonade ou boisson gazeuse fruitée.

Corvée de bois

"Mon capitaine. A vos ordres...

- Ah, oui ! Rouquier Demain matin, aux aurores, vous partez avec deux sections; la vôtre et celle du sergent-chef Reb... Mission : vous allez voir vers Sidi..., dans le djebel Senalba, s'il serait possible d'allez faire du bois pour l'hiver prochain. Approchez, voir."

Il se tourne vers le mur entièrement tapissé d'une immense carte de la région faite de multiples cartes d'état-major au 25 000e collées bords à bords.

"Vous voyez cette piste qui part de Takersane et rejoint Sidi..., il y a des forêts; enfin, il y en avait. Voyez si on peut en tirer quelques camions de bois pas trop difficilement. Vous passerez au petit poste de Sidi... ça leur fera plaisir de voir des collègues. L'adjudant Dum... y commande une demi-section. Un vieux copain de Rebel ! Ensuite, vous rentrerez par Djelfa et vous porterez ces documents au commandant en second. Prenez des vivres pour vingt-quatre heures; on ne sait jamais. Vous avertirez vous-même Reb... Pas de questions ?

- Non mon capitaine. Réveil à quelle heure ?

- Trois heures. Départ quatre heures."

Le lendemain les véhicules des deux sections démarrent dans la fraîcheur du petit matin. Les tirailleurs se protègent du froid sous cachabias et couvertures. J'aime assister ainsi à la naissance du jour sur les Hauts Plateaux, voir les djebels passer insensiblement du bleu violacé de la nuit, au mauve, au rose, à l'ocre, à l'or de l'aurore.

Je ne connais pas ce secteur forestier que les camions atteignent deux heures plus tard. Les collines sont en effet couvertes de forêts clairsemées. Des chênes verts, des pins, du maquis. Nous suivons une piste encaissée. Aucun signe de vie. Je m'arrête trois ou quatre fois. Reb... me rejoint :

"On est déjà venu faire du bois, mon lieutenant. Il faut monter dans les collines de plus en plus haut car les habitants coupent beaucoup de bois, et n'importe comment. Ils en vendent comme bois de chauffage et de charpente. Vous voyez de quelle façon ils coupent les arbres? Ils coupent tout sans rien laisser. A hauteur d'homme ! Ils ne se cassent pas la tête. Quel gâchis !"

Le bas des collines est dévasté, hérissé de souches d'un mètre de haut. Une telle exploitation, insensée, et les ravages des troupeaux de moutons et de chèvres qui dévorent tout ce qui pousse, expliquent pour une bonne part les progrès de la désertification. Et ce n'est pas nos travaux de reboisements, les millions d'arbres plantés suivant les courbes de niveau dans les djebels, qui arrêteront ce "phénomène climatique". Ces pauvres arbres, implantés à grands frais, ne sont d'ailleurs ni soignés, ni surveillés, ni même arrosés, et crèvent dans les mois qui suivent leur installation. Je note sur ma carte quelques endroits où nous pourrons nous aussi participer au massacre et le convoi continue.

Nous arrivons à Sidi..., petit hameau accroché à flanc de montagne, quelques cubes de terre étagés parmi les rochers et les figuiers de barbarie, séparés par des ruelles étroites et très pentues taillées dans les versants. Le poste militaire est en haut du village. Ce n'est qu'une habitation indigène aménagée par les militaires avec des moyens de fortune : portail renforcé, meurtrières, sac à sable sur les terrasses formant mirador, rouleaux de barbelés, antenne radio, mat où flotte déjà les couleurs. Les camions ne peuvent tous grimper là-haut. Les deux sections restent donc dans une clairière sous le commandement de nos adjoints et y casseront la croûte. Je monte au poste dans la jeep avec le sergent-chef Reb..., suivis d'une équipe dans un 4X4 Renault.

Nous sommes attendus. Les gars viennent de se lever et me paraissent assez vasouillards. Dum... est un adjudant bedonnant, approchant de la quarantaine, en maillot de corps, pantalon viet noir et naïls. Vraisemblablement, il n'a pas eu le temps de faire sa toilette et de s'habiller réglementairement. Mais il nous accueille avec une simple et franche camaraderie, avec une vraie chaleur humaine qui m'émeut.

" Vous allez déjeuner avec moi. Un bon jus le matin, c'est essentiel ! J'ai du thé aussi, du bon; mais tout monde n'aime pas ! Alors, vous venez en corvée de bois ? "

La pièce servant de cuisine, de salle à manger et de salon est minuscule, sombre et fraîche, décorée de tapis et de pin-up. Nous nous installons et mangeons joyeusement. Notre hôte est heureux d'avoir de la visite, de parler avec des gens de son bord, de son âge.

" Que voulez-vous, mes gars sont très bien, mais se sont des gosses !"

Lui, il est marié ; sa congaï est en France avec ses deux gamins. Elle s'occupe seule de leur éducation, de la maison. Il a des soucis de père de famille et de propriétaire. Il va chercher des photos.

"Ça, c'est la maison ! Terminée il y a six mois. Voilà les petits, Pierre et Luc, cinq et sept ans. Là, c'est Jeanne; c'est son nom français. Tu te souviens d'elle, Reb... ? Là, mes vieux, quand on a pendu la crémaillère. Là ; encore les mômes !"

Le pauvre ! ce qu'il doit s'emmerder dans ce bled perdu !

Mais nous devons partir. Lui ne nous lâcherait pas !

Nous rejoignons les sections qui s'impatientent et filons vers Djelfa. Encore une heure de piste et ma jeep entre dans la cour de l'État-major régimentaire. Je dois remettre les documents au lieutenant-colonel Gallé, commandant en second.

Dès l'entrée, je remarque une atmosphère particulière, tendue : il se passe quelque chose ! Le colonel est dans tous ses états ! Il me reçoit en coup de vent. Je dérange !

"Les papiers de la CP , bon ! posez ça là. Je verrai plus tard !... Il vient de se passer un drame épouvantable ! Dum..., à Sidi..., a été assassiné!

- Mais mon Colonel, ce n'est pas possible ! J'en viens ! Il y a à peine une heure, nous déjeunions ensemble !

- Il vient de se faire tuer en plein village ! Une décharge de fusil de chasse dans le ventre. Tué net ! Ça serait un vieux du village qui a fait le coup. Ses tirailleurs l'ont attrapé et le gardent enfermé... On ne comprend pas ce qui s'est passé !..."

Je suis absolument abasourdi. Je mets longtemps à comprendre moi aussi. Je crois que de tout mon séjour en Algérie, c'est cette mort d'un type que je ne connaissait pas, à laquelle je n'ai pas assisté, qui m'a le plus bouleversé.

Le soir, au mess sous-off, le sergent-chef Reb... prit tout seul une des plus énormes cuites de sa vie...

Djebel Mergueb

suivit de L'élixir d'amour, le coco de Billancourt.