Paul Cazelles

Paul Cazelles histoire

Mi-septembre 1961, la 5e compagnie du 4e RT quitte définitivement Messad pour s'implanter à Paul Cazelles à 100 km nord de Djelfa et à 100 km sud de Berrouaghia nouveau siège du PC du 4e RT.

Paul Cazelles est situé sur la RN 1 et possède une gare reliant Alger-Djelfa.

La 5e Cie s'installe sur la base aérienne militaire (EALA 13/72) et est logée confortablement pour la première fois depuis son arrivée en Algérie en septembre 1958.

Le capitaine Waldeck commandera encore quelques mois la 5e Cie avant de céder le commandement à son adjoint le lieutenant Chastagno.

La situation géographie de cette nouvelle implantation causera de gros soucis en raison des longs déplacements pour se rendre sur les lieux des opérations qui sont encore le Bou kahil à 200 km sud, alors qu'à Messad ce Djebel n'était qu'à une portée de fusil. Puis de nouveaux horizons seront dévolus comme le Djebel MONGORNO, La région de Médéa, d'Aumale et aussi Chréa. Ces reliefs peu ordinaires pour les Tirailleurs plus habitués aux longues étendues recouvertes d'alfas ou de sable mais aussi à l'inaccessible Bou kahil, seront sources d’inquiétude et d'excès de prudence.

Quand la 5e Cie n'est pas en opération, elle a cependant des missions de contrôle des populations, en particulier les nomades. Au cours de ces patrouilles, les nomades sont hospitaliers et offrent le Kawa. La nuit les embuscades remplacent les patrouilles et se feront plus discrètes afin de surprendre les incursions FLN dans les campements.

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Le sous-lieutenant Rouquier, chef de la 1ère section de la 5e Cie du 4e RT relate

Tirailleurs et progrès

Fin 1961. Le régiment a quitté Djelfa pour remonter plus au Nord (1). La 5 ème Compagnie s'installe sur la Base aérienne de Paul Cazelle où nous devenons, pour quelques mois, réserve générale héliportée. Pour la première fois de leur vie nos tirailleurs, engagés pour la plupart sur place dans les régions de Djelfa, Bou Saada, les Ouleds Naïls, se trouvent logés dans des bâtiments modernes (baraques Fillod), équipés d'un confort inconnu : électricité, eau courante, douches... Summum du luxe : les chambrées et les bureaux sont même équipés d'appareils que je n'avais encore jamais rencontrés dans le civil, des climatiseurs.(2)

Cette confrontation brutale avec la civilisation occidentale entraîne quelques incidents de parcours.

Premièrement, les toilettes. Très vite, les Aviateurs, qui assurent la maintenance de la Base, se plaignent du bouchage continuel des latrines fréquentées par nos hommes. Les gradés alertés devinent tout de suite les causes de ces problèmes inhabituels aux gonfleurs d'hélice. Les Tirailleurs sont des musulmans des Hauts Plateaux. Ils ont l'habitude de se torcher avec ce qu'ils ont sous la main, des cailloux, ce qui était sans conséquence lorsqu'ils fréquentaient nos feuillées. Ils ont aussi le soin de se laver selon la coutume avec de l'eau apportée dans une cannette de bière. Ces opérations effectuées, cailloux et cannettes sont bien entendu jetés dans le trou des toilette à la turque de l'Armée de l'Air. il fallut donc apprendre à nos hommes à se torcher avec le papier mis à leur disposition par L'Aviation... Il fallut aussi demander aux Aviateurs d'installer des robinets dans les édicules. Et enfin, il fallut mettre une sentinelle en armes devant les latrines, chargée de fouiller chaque utilisateur et de vérifier le déroulement réglementaire de l'opération.

Deuxièmement, les poêles. L'hiver est rude sur les Hauts Plateaux. Afin de contrer le froid, un poêle de fonte et ses trois mètres de tuyau sont fournis un beau jour pour chaque baraque Fillod. Mon adjoint, le sergent-chef Ben Gue..., se charge de la réception du matériel pour la section ( trois baraques, trois poêles) et il doit m'avertir dès que l'installation est terminée.

Dans chaque baraque, une plaque de tôle clouée au plancher est prévue et, juste au dessus, une ouverture au plafond attend le passage des tuyaux. L'installation ne doit guère demander beaucoup de temps. Je patiente quand même une bonne heure dans ma chambre, et commence à m'inquiéter lorsque que Ben Gue... se présente, toujours impeccable, une badine sous le bras gauche à la manière du stick britannique : " Mon lieut'nant ! Ça y est prêt !" Cérémonieusement, je vais donc inspecter mes baraques.

La première, celle du sergent Cham... "Fixe !" Tous les gars au garde-à-vous au pied du lit. Le poêle ronfle. Tout est pour le mieux... Deuxième baraque, même topo. Impeccable !... Mais en nous approchant de la troisième baraque nous entendons, outre des vociférations épouvantables, des bruits de chocs métalliques terribles. Ben Gue... blêmit et sa fine moustache frémit d'inquiétude. "Fixe !" Le cri du sergent-chef fige les hommes dans un désordre affreux. L'installation est inachevée et les coups de crosse et de godasses n'ont pu permettre à la partie inférieure du tuyau, dont l'extrémité supérieure est engagée dans le trou du plafond, d'entrer dans la portion mâle dépassant de la partie supérieure du poêle. C'est la catastrophe pour ces pauvres bougres aux prises avec un poêle à charbon pour la première fois de leur vie.

J'approche dans un silence pesant et m'aperçois alors que le poêle est posé à un bon mètre de l'aplomb du trou plafonnier. Les gars ont mis les tuyaux bout à bout, enfilé une extrémité du tube obtenu dans le trou de la cheminée mais, évidemment, ne parviennent pas à engager l'autre extrémité de biais dans le départ vertical qui se trouve au-dessus du poêle. Je feins la grosse colère, prends le poêle à deux mains et le pousse brutalement à sa place sous le trou. Miracle ! Le tuyau malmené, se trouvant alors à la verticale, tombe naturellement, s'ajustant parfaitement avec le départ mâle du poêle ! je me dis que j'ai eu un pot phénoménal. Je sens alors nettement une vague presque palpable de considération respectueuse de la part de mes hommes pour un chef capable seul d'un tel exploit... A quoi peut bien tenir parfois le prestige d'un officier !

(1) Nous commençons à éprouver une sale impression d'abandon, de retraite, alors que, militairement, nous tenons parfaitement la situation en mains.

(2) Ces engins surprenants dispensaient les jours de grande chaleur une fraîcheur merveilleuse, quasi magique, mais qui vaudra à la plupart des hommes des refroidissements, des rhumes et des angines carabinées.

Arme enrayée

Accrochage dans le Bou kahil (1). D’un côté, cinq katibas retranchées dans une multitude de petits abris aménagés sous d’épaisses strates de roche sédimentaire, quasiment indécelables jusqu’à ce que l’on tombe (et c’est le terme exact pour les premiers voltigeurs) le nez dessus ; de l’autre la quasi totalité du 4e RT, augmenté de la Légion, a largement encerclé la position ennemie. L’aviation bombarde et mitraille toute la journée un peu au hasard sur de vagues renseignements, manifestement sans résultats. Lorsque les avions nous quittent, l’Artillerie pilonne les talwegs limitrophes (2). La nuit va tomber.

Je suis en position sur le versant Est d’un talweg, vallée en V dont l’amont rejoint la zone occupée par les fells. Le Capitaine Alzieu, de la 4e Compagnie, en position sur le versant opposé, me rejoint pour convenir d’un dispositif pour la nuit. Ma section et une des siennes seront disposées symétriquement en deux lignes formant une sorte d’entonnoir dont la petite ouverture est dirigée vers l’aval du ravin, tout en laissant un passage dans le fond, assez large pour une ruée éventuelle de l’ennemi (3). Cette disposition permet aux équipes de faire feu face à elles sans risquer d'atteindre des groupes amis. Je dispose donc mes équipes, fait prendre des repères pour les armes collectives et le tir de grenades à fusil. Eclairés d’abord par les pitons incendiés par les bidons spéciaux et les mitraillages des avions, puis par les lucioles que balance régulièrement un B 26 solitaire, les hommes s’installent, édifient des murettes, s’organisent pour la nuit. Avec mon radio, nous nous couchons près d’une équipe de Tirailleurs et, roulé dans ma cachabia, je leur lance : " Bonsoir messieurs. Réveillez-moi quand vous en serez au corps à corps ! "

Je me réveille bien entendu tout seul aux premiers coups de feu. Dans la nuit, deux alertes de notre côté motivent quelques rafales d’AA 52. et l’envoi de quelques grenades à fusil dans le ravin, vite suivies de « Halte au feu ! ».

Au cours d’une de ces alertes, comme je cours de poste en poste, je tombe sur un Tirailleur, dont je ne me souviens plus le nom, un peu en retrait et fébrilement occupé. C’est un jeunot, peut-être seize ans, récemment engagé et qui n’a pas encore de barbe au menton. Il a étalé à terre sa demi-toile de tente et, assis au centre, comme à l’exercice, au milieu des crépitements des armes, il démonte, nettoie et remonte son MAS. 49-56 récalcitrant. Et, n’ayant pas retrouvé sa burette d’huile d’arme et étant donné l’urgence de la situation, il arrose copieusement le mécanisme de l’huile d’une boîte de sardines éventrée.(4)

André Bonnefont était parachutiste dans un des deux Commandos formant le Groupement de Marche de la 11e DBPC. Appelés en renfort, ils étaient arrivés en camions, puis héliportés sur la crête nord-ouest face à nous, de l'autre côté des combats. Il raconte :

"Combats dans le Bou Kahil 17 et 18 septembre 1961. Le djebel Bou Kahil est situé en Algérie sur les hauts plateaux désertiques des Ouleds Naïls, à environ 300 km au sud-est d'Alger. Après avoir lu le texte du sous-lieutenant Rouquier j'ajoute :

Si le lieutenant ROUQUIER avait de ses jumelles scruté la crête nord du dispositif de bouclage il aurait pu y distinguer "La Grelotte" qui venait d'y être héliporté en compagnie de quelques 200 camarades parachutistes et qui, ce 18 septembre 1961, assista au plus fracassant des feux d'artifices qu'il eut jamais vu car les bidons spéciaux largués par l'aviation n'étaient autre que du napalm et les bombes pesaient 250 kilos. L'opération se termina le 19 septembre, les forces de l'ordre y laissant 11 morts et 30 blessés, les rebelles on ne le sut pas. Quant à "La Grelotte", c'est le surnom que lui avait donné son adjudant, un ancien d'Indochine, parce que lorsqu'ils dormaient b... à c... (Expression obscène à ne pas mettre entre toutes les oreilles) dans la caillasse il n'a jamais su s'il tremblait de froid ou de peur ; "La Grelotte" donc, je le connais vraiment très bien, à vrai dire nous sommes intimes."

Ce que note Rouquier après cette information qu'il a recueillie auprès de Bonnefont : "Le 19 au matin, je ratissai les lieux du combat calcinés par les obus, les bombes et les bidons spéciaux, mais sans rencontrer traces de tués ou de blessés ennemis. Quant aux nombreux tués et blessés des forces de l'ordre, tous n'étaient pas du 4e RT."

1- Bombardement du site occupé par les fells, à gauche, le talweg qui me sépare du capitaine Alzieu, commandant la 4e Cie. 2 et 3 - le 19 au matin : résultats.

(1) Combat du 17 au 18 septembre 1961. La Légion venait d’accrocher cinq katibas dans le Bou-Kahil. Nous partons à la rescousse depuis Paul-Cazelles à 16 heures dans nos Simcas fatigués. 250 km. Nous arrivons sur place à 01 heure du matin. Spectacle « son et lumière ». Un B. 26 lâche des lucioles toute la nuit. La Légion accroche à nouveau le matin du 18. Des renforts arrivent : un autre régiment de la Légion, tout le 4e RT, deux CSPL, les Paras, l’Artillerie ! L’anecdote ci-dessus se situe le soir du 18.

(2) Nous n’apprécions guère l’Artillerie classique. Ses effets nous paraissaient assez peu convaincants. Mais le plus ennuyeux était que , après son intervention, étant donné la grande quantité d’obus qui n’explosaient pas à l’impact, il nous fallait ratisser la zone bombardée, repérer et faire sauter ces engins afin de ne pas les retrouver sur nos pistes, piégés par les rebelles. Et cela en fin d’opération alors que nous étions crevés de fatigue et de soif.

(3) Pris au piège, les fells pratiquaient une tactique qui leur permettaient à tout coup d’échapper à l’encerclement avec des pertes minimes. En début de nuit, ils tâtaient différents points du dispositif et se précipitaient ensuite en une ruée compacte sur l’endroit jugé le plus faible, forçant ainsi l’encerclement. Ils gagnaient alors un autre emplacement fortifié grâce à leur parfaite connaissance du terrain et, de nuit, il nous était absolument impossible de les suivre. Cette nuit-là, j’entendis à la radio, allumée en permanence, un sous-lieutenant de ma promotion avertir le commandant de l’opération : « Ici Parmont Vert 1…, je prends le commandement de la Compagnie…Parmont Vert , Autorité et la section de commandement n’existent plus !… ». La ruée des fells venait de passer dessus."

(4) Note du 14/12/2015 : Je viens de découvrir dans le DVD : "La guerre du Vietnam", série de Daniel Costelle et Isabelle Clarke, réalisée à l'aide d'images d'archives de l'Armée américaine et paru en 2015, exactement le même détail. En plein combat, un très jeune G.I. démonte et arrose d'huile son M16 et un camarade plus expérimenté lui vient en aide. Ces fusils d'assaut avaient de sérieux problèmes de fonctionnement à leur début.

Visite d'un commandant de l'Armée de l'Air :

Sur la base aérienne de Paul Cazelle, sur les hauts plateaux, nous vivions une bien curieuse coexistence, Aviateurs et Tirailleurs ! La 5ème compagnie avait été désignée réserve générale et nous logions chez ceux qui étaient chargés de nous transporter en hélicoptères là où nous devions intervenir. Il y avait six H34 qui pouvaient transporter deux sections, protégés par un "Pirate" armé d'un canon de 20 m/m.

Avec les officiers aviateurs nous partagions deux baraques Fillod dotées d'un confort merveilleux. Nous nous entendions parfaitement bien et passions des soirées entières à jouer au 8 américain, au rami et aux tarots. Nous prenions tous nos repas ensemble au mess officiers de la base. C'est là, en particulier, que l'on pouvait observer tout de même, une certaine différence entre nous. Nous appartenions, nous, à un régiment de tradition, constitué pour sa plus grande part de militaires de carrière et notre commandant de compagnie, le lieutenant Castagno, qui venait de succéder au capitaine Waldek, était particulièrement attaché aux convenances. Nous ne devions nous présenter aux repas qu'en tenues correctes, c'est-à-dire propres, astiqués, repassés, coiffés impeccablement et cravatés. Les aviateurs nous choquaient un peu car ils n'étaient absolument pas aussi à cheval sur le règlement et se permettaient d'arriver à table col ouvert, en chandail, en survêtement, et comble du laisser-aller, sans les signes de leur grade. De plus cette troupe moderne faisait fi de toute hiérarchie alors que pour nous l'échelle des grades était quasi sacrée. C'est pour cette raison que nous fûmes très impressionnés lorsque le capitaine, pilote du pirate, nous annonça au déjeuner d'un ton badin : " Au fait ! Nous avons ce soir la visite du commandant Valérie..." Un commandant ! Ce n'était pas n'importe qui ! Et, en plus, un commandant de l'Armée de l'Air !

Le lieutenant Castagno était peut-être le plus impressionné. Il nous prit à part après le repas, Brossole et moi : " Visite d'un commandant. Tout doit être absolument impeccable. Cette après-midi revue de détails dans les sections. Ménage fait à fond. Désignez une équipe pour aider nos ordonnances à briquer notre baraque. Ce soir, tous en tenue n°1 pour le dîner."

L'après-midi se passa à brosser, nettoyer, ranger, repasser, etc...

A 18 heures 30, nous étions au mess, avec un quart d'heure d'avance, raides dans nos tenues impeccables, avec fourragère rouge et barrettes de décorations. C'est tout juste s'il n'avait pas fallu mettre nos gants beurre frais. Au bout d'un moment arrivent en ordre dispersé nos aviateurs, parfaitement décontractés et, oh ! scandale, en tenue aussi indécente que d'habitude ! Pas de commandant ?

" Le commandant est en retard, annonce le capitaine. Son hélico ne devrait pas tarder maintenant... Je vous offre un apéro en l'attendant !"

Vingt minutes plus tard un ronflement formidable annonçait l'arrivée de l'autorité tant attendue.

Et alors, totalement éberlués, nous vîmes entrer dans la salle un personnage minuscule en combinaison de vol, sans coiffure ni galons, mais l'air parfaitement à l'aise, que les aviateurs saluèrent avec beaucoup de chaleur...Et... C'était une femme !

Castagno ne savait plus comment réagir et, visiblement, avait la plus grande difficulté à lui donner du : Mon commandant ! Nous qui n'avions jamais vu dans l'Armée d'autres femmes que les PFAT de l'Etat-Major et l'assistante sociale Mécouille, nous nous trouvions à table avec une militaire qui pilotait un hélico et était notre supérieure à tous.

Et voilà comment je dînai ce soir d'hiver en face du Commandant Valérie André, médecin et pilote d'hélicoptère; l'héroïne de la guerre d'Indochine, celle qui sera la première femmes générale de l'Armée Française. ( 1)

(1) De 1959 à 1962, elle sert en Algérie, comme médecin adjoint de la base de Boufarik, puis comme médecin-chef de l'Escadre d'Hélicoptères n°3, stationnée à la Réghaïa. Désormais, c'est à bord d'une Alouette 2 et d'un Sikorsky H-34 qu'elle poursuit ses évacuations héliportées (plus de 350). En 1961, elle est nommée médecin-chef de l'ensemble de la base de la Réghaïa. Pour en savoir plus, cliquez ICI

Le twist...

Au bout de quelques mois passés dans le bled, les jeunes métropolitains qui faisaient leur service en Algérie devenaient des sauvages. Je parle bien sûr de ceux qui étaient affectés loin d'Alger ou d'autres villes importantes, de la majorité d'entre eux perdus dans les petits postes frontaliers, dans les villages indigènes, dans les fermes isolées, ou bien de ceux, appartenant à des unités de combats, qui crapahutaient sans cesse dans les djebels et les déserts. Ils étaient totalement coupés de la civilisation occidentale. Il y avait évidemment le courrier, "Le Bled", et surtout ces premiers postes transistors à piles que presque tous se procuraient grâce aux petites annonces commerciales paraissant dans ce journal des armées. Cela nous permettait de garder certain contact avec la famille, la fiancée, les copains, le pays... mais un contact combien fragile et incomplet. Seules les permissions de longue durée , c'est-à-dire de huit à dix jours, offraient la possibilité d'aller en métropole où nous nous trouvions complètement déphasée, abrutis, dépassés, où nous avions parfaitement l'air d'extra-terrestres, mais où nous goûtions avec passion les plaisirs de la civilisation. Aussi, lorsque l'un d'entre nous bénéficiait de cette rare chance, il était au retour particulièrement entouré et écouté. Justement Stocko, le radio, revenait de France.

A Paul Cazelle, officiers et radios de la 5 ème Compagnie du 4e RT logeaient dans la même baraque Fillod, avec les deux lieutenants et le capitaine de l'Armée de l'Air, pilotes des H34. Nos radios occupaient une vaste pièce au fond du bâtiment, à la fois station et dortoir, où ils jouissaient d'une certaine liberté. Outre leur spécialité, dont ils s'acquittaient avec une conscience remarquable, les seules corvées qui leur incombaient étaient l'entretien du chauffage ou le réglage de la climatisation, et le nettoyage des parties communes. Cette dernière tâche leur permettait tous les matins, balais en main, de discuter le coup sur un pied d'égalité étonnant avec les officiers aviateurs qui faisaient eux-mêmes le petit ménage de leur chambre. Cette familiarité entre troupiers et gradés nous choquait d'ailleurs un peu, nous, officiers de tradition, qui avions chacun une ordonnance chargée de cette basse occupation domestique.

Lorsque j'étais au repos, j'aimais assez faire un tour au local radio. Les gars étaient sympathiques, gais, spirituels, et toujours au courant des derniers potins. Ils étaient en effet toujours à l'écoute de l'Etat-Major, des autres compagnies, des gens sur le terrain, des radios civiles. Ils avaient tissé un immense réseau d'ondes invisibles entre eux, échangeant des informations, nouant des liens avec des postes parfois très éloignés, se connaissant tous au point de reconnaître immédiatement tel ou tel d'entre eux à sa manière de transmettre en morse. On pouvait toujours y pêcher un tuyau ou y rire de la dernière blague.

En attendant l'heure d'une revue quelconque j'allai donc voir ce que Stocko pouvait bien nous avoir ramener de Paname. Déjà, dans le couloir me parvenait un air qui faisait alors fureur dans nos transistors. J'ouvre la porte et reste sidéré par le spectacle... Stocko est au milieu de la pièce, debout jambes écartées, coudes au corps, et effectue de violentes rotations du tronc au rythme de la musique, à gauche, à droite, suant comme un phoque ! Ses potes l'encouragent en frappant des mains. De temps en temps, le danseur déplace ses pieds ou en lance un en avant ou en arrière, puis reprend ses rotations alternatives, en riant...

"Et voilà, mon lieut'nant... c'est le twist !... Dans les bals, les surboums, on ne danse plus que ça!

- Et ta partenaire, que fait-elle ?

- La fille fait la même chose en face de vous ! Elle twiste !"

Ce Stocko, tout de même, toujours à déconner et à vouloir faire croire n'importe quoi aux copains ! Comme si on allait au bal pour se trémousser à deux mètres de distance l'un de l'autre !... Personne ne l'avait réellement cru jusqu'au soir du Premier de l'An où nous assistâmes pour la première fois au Réveillon télévisé grâce à un poste TV tout neuf offert par la Croix Rouge et où, ahuris, nous vîmes Brigitte Bardot danser le Twist !


Je marie ma sœur

Il est quinze heures et toute la base, écrasée de soleil, roupille. Sieste obligatoire ! Cela me fait penser à l'époque des colonies de vacances et, comme quand j'étais gosse. Je ne peux pas dormir. Je me lève, gagne la porte d'entrée de la baraque, l'ouvre avec l'idée vague de faire un tour mais la chaleur de four qui règne dehors m'en dissuade. Je reviens vers ma chambre. Du fond du couloir m'arrive un murmure de musique, sans doute de chez les radios. Allons voir, cela passera le temps.

Dans le local, la vie continue, mais aussi comme au ralenti. Deux hommes dorment tout habillés sur leur lit non défaits. Devant les postes allumés Mario veille, un San Antonio à la main, les pieds sur le bureau.

" Ah ! C'est vous mon lieut'nant ! Je m'endormais..."

Sous prétexte de venir aux informations j'entame la conversation à voix basse. A-t-il des nouvelles de la CP ? Où sont-ils casernés actuellement ? Que font-ils ? J'ai la nostalgie de ma première affectation où j'ai laissé de bons camarades, où l'ambiance me convenait davantage qu'à la 5... A-t-il des tuyaux sur une prochaine opé ? Sur les événements qui se multiplient à Alger, en France ?... Le radio est tout content de cette distraction inattendue et ne se fait pas prier pour répondre. Il est sympa Mario ! Un vrai titi parisien, spirituel, blagueur, quelque peu cabochard; mais sur lequel on peut compter en cas de pépin. Avant d'être muté chez les tirailleurs, il était dans les paras. Je n'ai jamais su au juste le motif de cette mutation peut-être disciplinaire ? Mais qu'importe ! C'était un brave type et une épée en tant que radio.

Un transmetteur de l'EMT 2 du 4e RT en opération dans le Tafara. 1959

On ne dira jamais assez l'importance du rôle joué par les radios en campagne. Sur le terrain d'abord où ils doivent être solides pour crapahuter comme les autres avec le C10 sur les épaules, si ce n'est pas le monstrueux SCR 300, et les piles de rechange dans la musette. Où ils doivent suivre l'autorité sans cesse, où qu'il aille, toujours prêts à recevoir ou à transmettre un ordre. En cas d'accrochage, ils se trouvent particulièrement exposés, gênés par leur matériel et cibles de choix pour l'ennemi. Armés par principe d'un seul et dérisoire pistolet, ils doivent faire alors preuve d'un calme, d'un courage remarquable. Ils doivent comprendre et suivre tout ce qui se passe autour d'eux, agir avec intelligence et montrer parfois une réelle initiative. Et dans les véhicules en marche, à l'arrière de la jeep bondissant sur les pistes défoncées, je n'ai jamais compris par quel miracle ils arrivaient à pianoter un message en morse sur leur genou. Et sauter d'un H 34 immobilisé à deux mètres du sol, avec cette charge sur le dos, dans la poussière et l'enfer du moteur, sans trop connaître la nature du sol ni de quelle façon nous y serons accueillis ? J'ai eu un radio proprement assommé par son poste mal arrimé à cette occasion.

Tout en discutant avec mon bonhomme j'admirais la décoration au-dessus du matériel. Cartes postales, portraits de pin-up plus ou moins dénudées, notre BB nationale bien sûr, et puis des photos personnelles d'amis, de parents, de filles... Justement, il y en avait une, là, qui était loin d'être désagréable à regarder.

"C'est votre fiancée, Mario ?

- Non, mon lieut'nant, c'est ma jeune sœur, de Bordeaux.

- Elle est mignonne et très sympathique..."

Et tout à coup me vint une idée faramineuse.

"Moi aussi j'ai une jeune sœur à Toulouse... Si nous nous échangions leurs adresses ?"

Pourquoi pas ? Si tôt, sitôt fait, et je repartis avec l'adresse de la jolie Bordelaise dans ma poche.

Mario de permanence aux transmissions, un poste AN/GR-C 9 en veille sur le bureau et un rouleau de papier pour noter les messages.

J'avoue que je n'ai jamais écrit à la sœur de Mario ; mais lui si ! À quelque temps de là, je reçus une lettre de ma cadette Nicole qui me demandait quel était ce Mario qui lui avait envoyé un mot de Paul Cazelle. Je lui expliquai l'échange convenu entre nous et la rassurai sur le bonhomme en l'assurant qu'il s'agissait à mon avis d'un très gentil garçon. L'échange épistolaire se poursuivit si bien que Mario alla rendre visite à sa correspondante lors d'une permission, qu'ils se plurent au point qu'ils s'épousèrent son temps achevé, et que 50 ans après, ils forment toujours un ménage solide et parfaitement heureux.

La pêche aux canards

Fin 1961, la 5e Compagnie du 4e RT, était en réserve héliportée à Paul Cazelle. Très rapidement les six H 34 pouvaient en deux rotations transporter nos quatre sections combattantes sur les points assez éloignés et surtout peu accessibles lors d'accrochages ou bien d'opérations dans le secteur. Un Pirate, c'est-à-dire un hélico armé d'un canon de 20m/m, assurait dans les cas délicats un appui feu terriblement précis et efficace. Nous vivions en symbiose avec les aviateurs, partageant avec les officiers pilotes baraques, douches, mess. Nous nous entendions fort bien et occupions nos loisirs à d'interminables parties de cartes au cours desquelles nous nous racontions nos aventures.

Une après midi, tout en arrangeant ses cartes, le jeune capitaine pilote du Pirate se lança dans de savantes considérations sur le vol des flamants roses. Il y avait deux immenses chotts à une cinquantaine de kilomètres, que nous avions survolés plusieurs fois et où j'avais pu observer des milliers d'oiseaux.

"Ce qui est extraordinaire, c'est l'ensemble avec lequel ces oiseaux manœuvrent. Au même instant tous virent du même côté, comme s'ils obéissaient à un même ordre... puis d'un autre côté... s'élèvent, plongent, avec une simultanéité formidable ! Imaginez une immense escadrille de centaines d'appareils. Même avec nos moyens radios, nous n'arriverions jamais à une telle harmonie, à une telle perfection ! On dirait qu'une sorte de conscience collective les commande... Tiens, je pose !"

Coucher de soleil sur le chott de Boughzoul (photo : Rouquier)

Il disposa devant lui suites et brelans totalisant bien plus que les cinquante et un points nécessaires, et ajouta :

"Hier, on a repéré des nuées de canards sur le chott. Vous n'avez jamais pêché le canard ?... Allez, chiche ! On y fait un tour ce soir ?"

À 18 heures, fin habituelle du travail, Brossolle et moi grimpons dans le Pirate pour l'expédition canards. Le tireur et un mécano qui nous accompagnent ont chargé deux immenses épuisettes bricolées à l'atelier et des sacs de jute. L'hélico décolle en roulant sur la piste come un avion. Penchées à la portière, nous avons du mal à juger de l'altitude prise jusqu'à ce qu'on aperçoive un objet de référence, véhicule, khaïma, troupeau. Le tireur m'a passé un casque avec laryngophone et le pilote me commente le paysage. Nous fonçons vers le nord-est. Bientôt le chott se devine au loin, luisant comme un immense miroir.

"La partie Est forme une sorte de vaste marécage avec des roseaux. On devrait en trouver facilement."

Nous prenons un peu d'altitude et je repasse le laryngophone au tireur qui, penché à l'extérieur dirige la manœuvre. Il doit avoir vu le gibier car l'appareil ralentit, se déplace encore un peu vers l'Est, s'immobilise et, tout à coup, descend verticalement à toute allure.

Nous avons l'impression qu'on va s'écraser dans la flotte ! Mais non, l'hélico se stabilise brutalement à 3 ou 4 mètres de la surface. Le souffle des pales crée de violentes vagues concentriques, ploie les roseaux, plaque sur l'eau quatre ou cinq canards qui ne peuvent absolument plus s'envoler. Tireur et mécano ont saisi les épuisettes et s'efforcent de les attraper. Ce n'est guère facile avec le vent et les herbes qui s'agitent en tous sens. Nous les aidons de notre mieux en nous agrippant à leurs combinaisons afin de les empêcher de tomber. Ils récupèrent chacun une bête que nous fourrons dans un sac. Pas moyen d'atteindre les autres.

L'appareil reprend de la hauteur, se déplace lentement, s'immobilise à nouveau et replonge... Nous avons intérêt à nous accrocher. La pêche continue... Et voilà comment on pêche le canard dans l'Armée de l'Air!

Perdrix des sables

C'est aussi à Paul Cazelle que nous chassâmes les cangas, ou congas, ou encore gangas; qui sont des sortes de perdrix des sables.

"Brossolle, Rouquier ! Amenez-vous immédiatement !" C'est le lieutenant Castagno, le commandant de compagnie qui hurle dans le couloir de la barque. Que peut-il bien se passer pour troubler ainsi la sieste réglementaire ? Nous jaillissons de nos chambres ! Bon, ça n'a pas l'air trop grave ; Castagno est hilare !

"Allez les gars, magniez-vous la rondelle ! Je vous emmène à la chasse !"

Il est déjà au volant de sa jeep. On saute derrière en voltige et le lieut' démarre en tombe ! Je m'aperçois que je suis en espadrilles. Bah ! J'espère que qu'il ne va pas nous emmener très loin. À côté de lui il y a Bellat qui tient deux fusils de chasse de prise et lui désigne la direction à suivre.

"Bellat a repéré un vol de congas qui s'est posé pas loin d'ici. On va essayer d'en avoir quelques unes... " Au bout de deux, trois kilomètres le tirailleur lui fait signe de ralentir.

"Là, mon lieut'nant ! Chouffe ! Beaucoup congas !"

Nous ne voyons rien tout d'abord. "Là ! là !" Bellat insiste. Il n'y a que des cailloux et des touffes d'alfa... Ah, ça y est ! Devant nous je crois voir tout à coup le sol bouger, se déplacer... Castagno aussi les a vues. La jeep avance tout doucement maintenant. Devant nous piètent des centaines de perdrix...

"Restez dans la jeep ! Ne parlez pas ! Bellat, les fusils sont prêts ?"

Les cangas ne s'envolent pas ; elles s'écartent simplement de la voiture qui s'avance au milieu de cette nappe d'oiseaux. J'ai l'impression d'avancer au milieu d'un élevage de poules de chez nous. Castagno me passe un fusil et épaule l'autre. " À trois, on tire les deux coups dans le tas." Exécution. Au fracas des détonations, toutes les bêtes s'élèvent dans un formidable bruit d'ailes. Le vol est vraiment impressionnant. Nous sautons de la jeep et ramassons une dizaine de cadavres magnifiques. Bellat recharge les fusils et crie : " Là-bas, vite ! Y a encore !" En effet le vol entier, après quelques hésitations, s'est posé à huit cents mètres. Castagno fonce, puis ralentit, tentant la même approche qui réussit à nouveau. Je passe le fusil à Brossole. Ils abattent huit perdrix de plus...

Deux fois de plus, nous rejoingnons la troupe piétant que la jeep pénètre et que nous fusillons à bout portant.

"Mon lieutenant, demande Brossole, comment se fait-il que ces bêtes se laissent ainsi approcher sans s'envoler ?

- Nous sommes dans la jeep, et elles ne nous distinguent pas du véhicule. Nous ne formons lui et nous qu'une masse qu'elles ne connaissaient pas et dont elles n'ont pas appris à avoir peur... Si nous descendons du véhicule, elles reconnaîtront des hommes, et alors elles s'envoleront... Vous allez voir !"

Nous en faisons l'expérience. Castagno ramène la jeep au milieu des cangas sans qu'elles s'envolent... Au moment même où l'un de nous, sans le moindre geste menaçant, quitte le véhicule, toutes les bêtes s'élèvent dans un vrombissement formidable.

Le retour à la base, les volatiles disposées en évidence sur le capot, est un triomphe ! Photos!