L'ouverture à l'Américaine

L'ouverture à l'Américaine :

A la Compagnie Portée, je remplaçai un sous-lieutenant qui avait laissé un sacré souvenir tant auprès de hommes que des officiers. Un personnage ! (1) Curieux mélange de dilettantisme et d'efficacité. De caractère habituellement très calme, posé , rêveur même, il était pris parfois d'une sorte de folie débridée à la grande joie de ses hommes qui, un moment de stupeur passé, le suivaient avec un enthousiasme passionné. Ils l'auraient d'ailleurs suivi n'importe où...(2)

C'était lui l'inventeur de "l'ouverture de route à l'Américaine" ! Ouverture des gorges de Messad s'entend, laquelle s'opérait tous les mercredis matin à l'aube, au moment où les premiers rayons de soleil rosissait les sommets des djebels violets. Les sept ou huit véhicules des deux premières sections de la CP se présentaient tranquillement à l'entrée des gorges et s'y engageaient habituellement avec précaution. Une mine ou un obus de 105 piégé, pouvait toujours être dissimulé dans le sol pierreux de la piste.

Tout le convoi parcourait ainsi les dix kilomètres à travers les montagnes arides de l'Atlas Saharien ; une des deux sections restait du côté sud, le côté de Messad, et l'autre section revenait en arrière, prendre position à l'entrée, du côté d'Aïn-el-Ibel. Et la journée se passait, peinarde, à siroter le caoua et à regarder passer camions et caravanes.

Pour une "ouverture à l'Américaine", c'était bien différent ! La jeep du chef de détachement s'arrêtait à l'entrée, attendaient que tous les véhicules soient bien là. On armait les mitrailleuses et les armes individuelles. Les moteurs ronflaient et, à l'ordre de : "Chargez !", le convoi démarrait en trombe.

C'était alors une ruée folle des véhicules lancés à toute allure ! Les deux jeeps, les quatre Dodge 6X6, les quatre Renault 4X4 des deux sections fonçaient, se suivant dans des nuages de poussière, moteurs hurlants, faisant des bonds énormes, des embardées épouvantables ! Ordre était d'arroser les crêtes au passage ! Debout dans sa jeep de tête, le sous-lieutenant donnait le signal en vidant son chargeur de pistolet vers le ciel. C'était parti ! Tout le monde tirait ! Sur les 6X6, les servants des 12,7, debouts sur le plateau, cramponnées à leurs engins, lâchaient de longues rafales en jurant comme des diables. Accrochés aux ridelles, les tirailleurs faisaient feu de leurs armes individuelles, des AA 52, des vieilles mitrailleuses de 30... Chaque véhicule était transformé en boule de feu ! La traversée des gorges faisait bien dix kilomètres, dix kilomètres de folie furieuse !

Les conducteurs, mains crispées au volant, étaient hagards, s'efforçant de ne pas quitter la piste et d'éviter rochers et fondrières. Les hommes hurlaient de joie, d'excitation, de trouille...

C'était une fantasia fantastique !

Au débouché des gorges, c'était le désert, sans transition. Et la charge s'arrêtait d'elle-même... Et les hommes, haletants, riaient, couverts de sueur et de poussière, méconnaissables... Ils sautaient des camions, se donnaient de grandes tapes dans le dos, allumaient une cigarette et buvaient une bière... Des gosses !... Et puis une des deux sections remontait dans ses bahuts, saluait les copains et repartait gagner sa position à l'entrée des gorges, pour la journée.

Telle était " l'ouverture à l'Américaine" ! Et le plus étrange fut que ces moments de pure folie ne furent jamais causes du moindre accident. (3)

(1) il avait en particulier découvert un truc pour obtenir des renseignements auprès des femmes indigènes des mechtas perdues : les cigarettes, qu'il leur distribuait en douce et dont elles raffolaient.

(2) Je tiens ces détails du sous-lieutenant Veyrenc, chef de la 2ème Section, qui l'avait bien connu et apprécié.

(3) Note du Webmaster : "Cette débauche de tir était la conséquence de la durée de vie des munitions qu'il fallait à tout prix détruire pour les renouveler."

Ange

L'effectif du 4ème RT était à 90% d'origine de FSNA (1), comme on disait alors, soit du contingent, soit volontaires. Les 10% venant de la métropole étaient principalement les officiers et sous-officiers, dont la plus grande part d'active. Il y avait néanmoins quelques Européens du contingent arrivés là on ne sait comment ni pourquoi. Certains étaient mutés chez les Tirailleurs à titre disciplinaire, d'autres par mesure de précaution vu leur passé politique, beaucoup par pur hasard... Il nous en venait quelques uns de Corse où il y avait, paraît-il un centre d'instruction.(2)

Ainsi, un beau jour, arrive Ange B... dans la jeep du vaguemestre. Il était petit, d'aspect chétif, extrêmement timide. On le présente au capitaine. Celui-ci était dans un de ses bons jours et, vu le physique du nouveau et apprenant qu'il était marié de fraîche date, il le nomme cuistot-serveur du mess officiers. C'était vraiment lui faire une fleur car cette affectation était une planque phénoménale.

Jouxtant le vaste salle du mess, mi salon-bar, mi salle à manger, il y avait une minuscule cambuse qui était le domaine exclusif du cuistot. IL y dormait, y préparait les repas des officiers, y recevait ses copains, y coinçait la bulle magnifiquement. C'était sombre, extraordinairement sale et gras, un foutoir pas possible, mais un oasis de calme et de tranquillité où ledit cuistot était son maître, à l'abri de la plupart des corvées, protégé par son intimité avec les chefs. Son seul travail consistait, pour chaque repas, à aller chercher aux cuisines de la compagnie les parts destinées aux officiers et à les réchauffer en les améliorant si possible à l'aide de beurre, d'oignons, d'ingrédients divers, de bonne volonté et d'astuce. Il faisait un semblant de ménage et il était aussi bien entendu serveur au bar quand le capitaine n'officiait pas lui-même.

Les moments les plus durs pour le cuistot étaient les soirs où nous avions de la visite. Bien sûr, c'était le cuistot-chef des cuisines qui se chargeait de nous concocter un menu spécial, à l'aide de denrées achetées à Djelfa par le vaguemestre qui y allait régulièrement et y avait des accointances particulières. Dans les très grandes occasions, nous pouvions aussi commander à des routiers qui faisaient régulièrement le trajet Alger-Laghouat et avaient l'habitude de s'arrêter au bar des sous-offs, du poisson frais, des huîtres, des fruits de mer ou quelques autres mets extraordinaires. La bouffe et la boisson étaient alors notre seul luxe...Pour assurer le service durant ces soirs de fête, Ange devait être en tenue n° 1 impeccable, avec turban blanc, guêtres et ceinture rouge, présent tout du long du repas, discret mais toujours prêt à remplir les verres, à déboucher une nouvelle bouteille, à dégoter des cigarettes de telle marque, à servir et desservir les plats au bon moment, etc... La plupart du temps ces festins s'éternisaient, se muaient en "dégagements" grandioses, devenaient ripailles, orgies épouvantables... Le pauvre cuistot avait alors tout intérêt à s'éclipser discrètement dans sa cambuse et à se faire oublier, prêt toutefois à en jaillir au premier appel coiffé de son casque lourd ! Et oui, telle était la consigne, car après une heure du matin le service au mess devenait dangereux. Saoul, le capitaine était terrible et magnifique comme devraient l'être dans les siècles passés et dans les mêmes circonstances les maîtres de guerre, les condottieres, les chefs de grandes compagnies. Il devenait violent et ses excès étaient communicatifs. C'est ainsi qu'au cours d'une nuit restée fameuse, après avoir rassemblé devant lui quelques bouteilles de bières vides, il héla le cuistot - un breton, celui-là - d'une voix de stentor et, lorsque le pauvre type hébété apparut dans l'encadrement de sa porte, il le bombarda de flacons comme s'il était à un jeu de massacre ! Tous les participants firent de même si bien que le cuistot fut proprement assommé. Le toubib, ivre lui aussi, le fit allonger sur la table au milieu des verres et des reliefs du repas, et avec l'aide empressée mais combien maladroite des pochards repentants, dans une atmosphère lourde de fumées d'alcool et de grasses plaisanteries, lui fit au front quelques sutures desquelles, le lendemain dégrisé, il fut assez fier. (3)

Notre nouveau cuistot s'installa donc dans ses meubles et n'avait pas l'air trop mécontent de son sort. il avait compris les consignes et assurait son service assez correctement. Il faisait désormais partie du paysage...

Deux mois passèrent...

Un soir, selon le rite immuable, nous nous retrouvions à l'heure exacte du dîner, devant le bar, discutant des dernières nouvelles en sirotant un apéro, lorsque le capitaine arriva brutalement avec sa tête des mauvais jours. Sans rien dire, il se versa un verre de whisky, en but une rasade, et hurla de toutes ses forces : " Cuistot !" Ange s'amena en trottinant, se mit au garde-à-vous, et reçut une gifle phénoménale qui le fit pirouetter contre un mur ! Le capitaine sortir alors de sa poche une enveloppe qu'il lui agita sous le nez en hurlant de nouveau : "Salopard! C'est une lettre de ta femme qui me demande de tes nouvelles ! Cela fait deux mois que tu es là et tu ne lui as toujours pas écrit ! Elle te croit mort ! Qu'est-ce que cela veut dire ?" Ange se frottait la joue, ou s'essuyait une larme. Il murmura, après un pitoyable regard à la ronde : " Mon Capitaine... je ne sais pas écrire... " Un silence pesant suivit. Le capitaine alla s'asseoir. " Allez, sers-nous en vitesse... Et après le repas, tu viendras dans mon bureau..."

L'ambiance du repas fut un peu fraîche. Comme tous les soirs, le capitaine sirota sa fine champagne sur une des banquettes de 2CV qui nous servaient de fauteuils, puis il regagna son bureau suivi du cuistot penaud. Là, il écrivit une courte lettre à l'épouse délaissée après avoir quelque peu interrogé le mari, rédigea l'adresse sur une enveloppe bise, donna le tout à Ange en lui ordonnant d'aller se coucher illico.

Quelques jours plus tard, le cuistot allait voir le capitaine, tenant à la main la réponse de sa femme. Celui-ci lui lut la lettre et lui en écrivit une seconde. Et le manège continua ainsi régulièrement, si bien que deux ou trois mois plus tard, en dépliant sa serviette, le capitaine baissa tout à coup la voix pour nous confier en rigolant : " Vous savez, la femme d'Ange ?... Et bien, ses lettres à son mari commence maintenant par : Mon cher capitaine veuillez dire à mon époux..."

(1) FSNA : Français de Souche Nord Africaine.

(2) Effectivement le 2 ème bataillon de Tirailleurs, stationné à Bonifacio en Corse, formait des recrues pour les unités d'Afrique du Nord.

(3) Le cuistot, lui, dut faire passer sa vilaine cicatrice pour une blessure de guerre.

Les exploits du sergent major

A la CP nous arriva un jour un sergent major ; un vrai, avec ses quatre chevrons dorés et sa spécialité de bureaucrate. C'était un chtimi, très grand, maigre, moustachu, gouailleur, sympathique. Il n'avait vraiment pas le physique d'un baroudeur et le capitaine, dans sa grande sagesse et connaissance des hommes, lui confia la comptabilité de la compagnie, ce dont il s'acquitta à merveille. Il avait nom Descamp (1)

Il régna donc un temps sur la paperasse et, connaissant toutes les ficelles de cette corporation de ronds-de-cuir militaires, sut vite se rendre indispensable. Toutefois il avait grand plaisir à fréquenter ses camarades sous-officiers, à plaisanter, à jouer et à, boire avec eux. Mais il avait vis à vis de ceux qui occupaient dans les sections des postes de combattants ce qu'on appellerait aujourd'hui un complexe. Il compensait par un baratin terrible et il lui suffisait de quelques bières dans le nez pour devienne intarissable sur ses exploits passés. On le laissait parler et on se marrait doucement.

Un jour pourtant, il nous épata et remonta dans notre estime. Dans le petit matin glacial, nos deux sections fonçaient sur une mauvaise piste en direction d'une ligne de djebels où nous devions rester toute la journée en chouf. J'étais sur le premier 6X6, à côté du chauffeur debout sur le marchepied. Nous roulions depuis un bon moment déjà quand, je ne sais pourquoi - et il faut admettre qu'il y a parfois de bien bizarres pressentiments - je me mis à scruter la piste devant nous. Et là, juste à deux mètres de la roue avant droite, je devinai tout à coup un objet noir, rond, luisant ! Je hurlai : " Stop !" Le chauffeur, instinctivement, donna un coup de volant à gauche et se dressa sur la pédale de frein! Trop tard ! Je fermai les yeux en attendant la déflagration !... Rien !...

" Qu'est-ce qu'y a mon lieut'nant ?" demande Mahé.

Je descendis doucement le cœur battant la chamade. Miraculeusement la roue était passée à un poil de l'engin et l'avait légèrement soulevé.

" C'est un obus de 105 " décréta Massey le sergent de carrière qui avait fait l'Indo avant l'Algérie, et avait une expérience certaine de ce genre d'objet. - Merde alors ! Et bien, mon lieut'nant, on a eu un sacré pot !" Tous les hommes faisaient cercle autour de l'obus, sans doute mal piégé... J'appelai le capitaine et lui rendis compte de l'incident.

"Faut pas laisser ça sur la piste. Vous marquez l'engin et vous disposez les sections en défense. Je vous envoie des gars pour le faire sauter!"

Une demi-heure plus tard nous voyions arriver une jeep avec deux tirailleurs et le major Descamp. C'était lui le dynamiteur ! Il avait assisté chez le capitaine à notre conversation radio et s'était porté volontaire immédiatement. Très fier de son rôle et toujours rigolard, il sortit d'une musette son matériel de terroriste : un petit pain de plastic, un détonateur, un bout de mèche lente. Il prépara son explosif qu'il plaça contre l'obus et nous conseilla : "Écartez-vous une fois, les mecs ! Ça va faire du bruit !"

Les camions s'écartèrent à bonne distance et les tirailleurs se planquèrent derrière. Nous vîmes Descamp, à genoux, allumer une clope puis la mèche elle-même à l'aide de celle-la, piquer un cent mètres à homologuer dans les annales, et plonger sous un camion. Une belle explosion eut lieu et tout le monde se précipita aux résultats. Décevant ! Un petit cratère noir et plus une trace de l'obus. Pas le moindre éclat. Evidemment, au mess sous-off, le soir, ce fut un triomphe ! et très tard dans la nuit ses copains durent aller coucher le glorieux dynamitero.

Au pied du djelbel Djelfa, ce 6X6 a eu moins de chance que le mien.

A quelque temps de là notre fameux major s'illustra d'une toute autre façon. Un concours de tir régimentaire avait été organisé à Djelfa et chaque compagnie devait y envoyer une équipe.

Le capitaine réunit officiers et sous-officiers pour la constituer. Le sergent Massey et le tirailleur Bellat, ancien fellouze, paraissaient les meilleurs tireurs au fusil, le caporal Dahda fut désigné tireur FM, le sous-lieutenant Veyrac et le sergent Kourac tireurs PM. Restait à choisir deux tireurs au pistolet. Je fus choisi et nous hésitions sur un second équipier lorsque Descamp se proposa. "J'ai déjà participé à plusieurs concours et je me suis pas mal comporté. De plus j'ai une arme secrète; vous allez voir ! " il fonça à sa piaule et revint avec un paquet qu'il défit posément devant l'assistance. Il en sortit une arme étonnante. " Un P.08 artillerie, piqué aux Viets une fois !" Déclare-t-il avec fierté.

C'était bien un Borchardt-Luger dit Parabellum, le modèle à canon long appelé "Lange Pistole 08" par les spécialistes, un outil réellement impressionnant. Nous nous passâmes l'engin de mains en mains et le sergent Schreder, un vieux "Malgré lui" qui avait guerroyé sur le front de l'est avec les Boches, reconnut avec émotion l'avoir utilisé contre les Ivans.

Nous nous entraînâmes souvent au tir ayant des caisses de munitions à gaspiller et connaissions grosso modo les possibilités de chacun; mais personne n'avait encore vu tirer le sergent major. Toutefois sa faconde, son art à manier les explosifs et son extraordinaire pistolet nous convainquirent.

Deux jours plus tard l'équipe de la CP partait en 4X4 Renault précédé de la jeep du capitaine. Au pas de tir de Djelfa, les tireurs s'affrontaient dans une atmosphère joyeuse et détendue. Vint l'épreuve du pistolet. La plupart des armes étaient les MAC 50 réglementaires. Deux anciens exhibèrent des COLT 1911 perso. Le P 08 de Descamp fit sensation. Toutefois, lorsque vint son tour, ce fut catastrophique ! Premier tir, à 25 mètres, pas un impact dans la cible ! Deuxième essai, kif-kif ! Le capitaine suffoquait de colère ! On met ça sur le compte de l'émotion vu l'attroupement que cette arme d'exception avait provoqué. Et puis, hors compétition, on le convainquit d'essayer à 10 mètres. Suant à grosses gouttes, Descamp tira 5 autres cartouches en s'appliquant de son mieux. Quatre ou cinq amateurs coururent aux résultats... Silence...

"Rien de rien!

- Si ! Un impact hors cible, à huit heures !... Et la balle est arrivée de travers !"

Et oui, le trou avait la forme du projectile vu de profil. L'adjudant armurier qui s'occupait des munitions prit le pistolet et en vérifia le canon. " Il est usé jusqu'à la corde... Il n'y a plus de rayures... C'est pas un pistolet, c'est un arrosoir !"

(1) Nom d'emprunt.

Vendredi 13

A mon retour du stage d'Arzew, je découvrais à Aïn el Ibel un paysage différent. J'avais quitté un désert rocailleux ocre et rougeâtre ; je retrouvai un désert blanc, glacial, sibérien ! Soixante centimètres de neige ! des congères d'un mètre cinquante. Cette vague de froid avait fait des victimes : des légionnaires, bloqués par la neige avaient été retrouvés gelés, dans les Khraïmas des regroupements, les enfants tombaient comme des mouches. La moindre sortie posait des problèmes aux hommes mal protégés contre ce froid et aux véhicules. Je me souviens d'une reconnaissance au cours de laquelle nous avons été confrontés à un brouillard givrant impressionnant ; il y avait dix centimètres de glace sur toutes les surfaces métalliques ! C'était magnifique ! mais en cas d'accrochage, qu'aurions-nous fait, toutes nos armes étant bloquées par le gel ?

C'est dans de telles conditions que, le 13 janvier 1961, la CP est invitée, ainsi que le reste du régiment, à participer à une vaste opération dans un djebel situé à 160 km au Nord-est d'Aîn el Ibel. Départ fixé à 5 heures, donc réveil à 4 heures.

A 4 heures 20, alors que je déjeune à la popotte, un sergent vient m'apprendre qu'un tirailleur est blessé. Un homme d'une autre section, rentrant de garde a pénétré dans la chambrée pour plaisanter, paraît-il, et a laissé partir une rafale de PM. Mon bonhomme a reçu trois balles dans la hanche ! Je pars en catastrophe avec ma section et avant tout le monde pour le conduire à l'hôpital de Djelfa. Hélas, hémorragie interne : le pauvre gars meurt avant d'y arriver. Cela commence mal !

Le reste de la compagnie nous rejoint et nous continuons vers le Nord. Nous arrivons enfin sur nos positions où notre rôle consiste à patrouiller avec nos 6X6 armés de mitrailleuses le long d'un djebel où crapahutent d'autres compagnies. Un vent assez vif souffle, ce qui est fréquent dans cette région. Ce qui est plus ennuyeux, c'est le brouillard glacé, le crachin, qui fait place à une pluie de plus en plus violente. Sur les véhicules non bâchés, les hommes sont trempés malgré les capotes, les cachabias, les imperméables. Et puis la pluie se mue en neige ! C'est une tempête polaire comme je n'en avais jamais vue. Je perds le contact visuel avec le reste de la compagnie ; plus de contact radio non plus; plus d'ordre ! Nous sommes isolés dans les tourbillons de neige qui fouettent les soldats engourdis sur les camions. Que faire ? Si nous continuons, nous allons nous perdre dans ce secteur que nous ne connaissons pas. Il suffirait que nous quittions l'espace correspondant aux cartes reçues la veille pour n'avoir plus aucun repère...

A 16 heures, je décroche. J'arrive à m'y retrouver parmi le lacis de pistes recouvertes de neige, devine ma position et, tout à coup, tombe sur le reste de la CP. Content d'avoir récupéré tout son monde, le capitaine, coupé du reste des troupes, décide de rentrer au bordj. C'est une retraite sans gloire devant les éléments déchaînés. On rejoint un petit poste à demi enseveli sous les congères et l'on s'y réchauffe un peu. Nous apprenons alors que tout est annulé et que chaque unité a l'ordre de rejoindre sa base au plus tôt et de rendre compte.

Nous repartons en pleine nuit maintenant, alors que la tempête continue inexorablement.

Nous sommes trempés, glacés, fouettés par des rafales incessantes de flocons. A minuit, nous traversons Djelfa. Nous sommes désormais chez nous ! Le bercail paraît tout proche.

Deux Dodge tombent en panne ! Comme je suis en queue du convoi, c'est moi qui m'en charge. Deux autres 6X6 les prennent en remorque et, pendant l'opération, le gros de la CP a filé. Je dois rouler plus lentement maintenant et la route devient de plus en plus dangereuse. Nous ne distinguons plus les traces des véhicules qui nous ont précédés, recouvertes de neige et de glace. Le problème des chauffeurs est de rester sur la chaussée qui se devine à peine par endroits. Nous arrivons alors sur une portion de la route en réfection : Nous devons rouler sur une partie en remblai, que le mauvais temps à transformé en bourbier. Un des bahuts tracté ripe et glisse sur le bas-côté à 45°. Le Dodge remorqueur s'embourbe en tentant de le sortir de ce mauvais pas. Nous sommes immobilisés !

Il y a près du chantier un camp des travaux publics. J'y vais avec ma jeep leur demander l'aide d'un bull pour nous tirer de là, mais ces salauds de civils refusent !

A mon retour aux camions, je me rends compte que la situation est grave sinon désespérée. Les pauvres tirailleurs, paralysés par le froid et la fatigue, sont figés sur les bahuts ; les chauffeurs ne savent plus quoi faire. Un sergent me suggère de récupérer tout ce qu'il est possible d'être récupéré sur les véhicules en difficulté et, carrément, de les abandonner... Et peut-être même de les incendier ! Je refuse absolument d'abandonner quoi que ce soit. Nous allons sortir ces camions de la mouscaille et rentrer par nos propres moyens en nous y mettant tous ensemble et tout de suite ! Les gradés doivent employer les grands moyens pour faire descendre tous les hommes et les convaincre qu'eux seuls peuvent se tirer de là. On se partage tous les outils de bord et les outils individuels. On déblaie la neige, on creuse des rampes à la pelle, à la pioche. Trois camions encâblés démarrent doucement ; tous les hommes poussent désespérément. Tout doucement les véhicules enlisés s'arrachent de leur gangue de boue, remontent sur la chaussée... C'est gagné ! Après deux heures de travail dans la tempête qui n'a pas faibli, nous voilà enfin sauvés !

Nous reprenons notre chemin à 5 km à l'heure, avec d'infinies précautions afin de ne pas s'écarter de la route et risquer de nous enliser à nouveau. Mais sur les camions, les tirailleurs ragaillardis rient et plaisantent. Nous arrivons enfin au bordj toujours sous les rafales de vent et de flocons. Nous avons mis quatre heures pour parcourir les trente kilomètres séparant Djelfa d'Aïn el Ibel. (1)

Le capitaine nous attend à l'entrée, emmitouflé dans une couverture bariolée, à la manière d'un chef indien. "Tout le monde au réfectoire. Vous avez du caoua brûlant et des frites bien chaudes !"

Jamais je n'ai eu aussi froid de ma vie que pour ce fichu vendredi 13 ! Et l'on dit que cette date porte bonheur ! (2)

(1) Pour la description de cette sacré journée, j'ai suivi presque mot à mot le texte d'un lettre écrite le lendemain à mes parents.

(2) Automne 2008, 47 ans plus tard. je viens de lire les "Souvenirs de la Guerre d'Espagne. 1809-1813" de A. L.A. Fée et d'y trouver, au chapitre XVI, un épisode très semblable à ma nuit du 13 janvier 1961. Fée était alors pharmacien militaire dans l'Armée impériale opérant en Espagne. Ayant reçu l'ordre de suivre le quartier général qui compte passer l'hiver à Tolède, il quitte Salamanque le 20 novembre 1812 avec quelques collègues pour convoyer deux caissons de médicaments. Avec eux quatre soldats du Train et un brigadier ; pas d'escorte ! La petite troupe prend la route d'Avila, traverse le funeste champ de bataille des Arapiles. Le soir la température descend au-dessous de zéro, la neige tombe, cache le tracé de la route. Ils s'égarent dans la nuit. Un des caissons s'enfonce dans la terre à demi gelée. Après avoir fait leur possible pour le sortir de l'ornière, ils décident de laisser le caisson sur place et de continuer avec le second et les deux attelages jusqu'au prochain village où ils pourront trouver des mulets. L'un d'entre eux reste afin d'empêcher le pillage des médicaments. Fée se porte volontaire et passe une nuit épouvantable, seul, mal armé, risquant d'être attaqué par des guerilleros ou des pillards... Le lendemain il rejoint ses compagnons qui ont du abandonner le deuxième caissons enlisé lui aussi. Malgré d'héroïques efforts, ils devront renoncer à sauver le matériel, se contentant de détruire les "préparations actives" qui auraient pu empoisonner d'éventuels voleurs. " Il en résulta pour l'armée un perte de cent mille francs, sans compter la valeur des caissons" conclut amèrement notre jeune pharmacien.

Les escargots

La compagnie progresse lentement sur l'immensité d'un haut plateau où ne poussent, de loin en loin, parmi les cailloux, que de coriaces touffes d'alfa. il fait un temps exécrable ; le ciel est uniformément gris ; Il fait froid et il pleut sans discontinuer. Les hommes sont disposés en tirailleurs, c'est-à-dire sur une ligne, à dix mètres les uns des autres, et les camions suivent en retrait. Ratissage !...

Nous sommes partis de nuit rejoindre le reste du bataillon pour cette opération merdeuse à laquelle personne ne croît. Il est des opérations comme celle-ci, montées sur de très vagues renseignements, dont la seule raison est de fournir un temps de commandement effectif nécessaire à l'avancement de quelques officiers de carrière faisant leur géguerre dans les bureaux de l' Etat-Major. Bien entendu, il est préférable pour tout le monde que les fellaghas ne soient pas au rendez-vous. Et surtout pour ce commandant d'un jour déshabitué du combat, en admettant qu'il ait réellement guerroyé une fois au cours de sa carrière.

Trois compagnies ratissent donc, sans enthousiasme, un plateau qui a le relief, la couleur et la fertilité d'un terrain d'aviation qui auraient quelques centaines de kilomètres carrés. (1) J'ai marché un bon moment avec mes tirailleurs, allant d'une équipe à une autre, discutant, plaisantant. Le moral n'y est pas ! On préfère se taire, marcher automatiquement, dans un demi sommeil, l'arme à l'épaule et attendre, avec l'incommensurable patience du soldat, qu'avec le temps, cela se termine et que l'on puisse rentrer au bordj, se changer, et se taper une énorme part de frites bien chaudes. (2)

Et puis je suis remonté dans ma jeep débâchée, emmitouflé dans une cachabia de prise qui me protège efficacement du froid et de la pluie. Le chauffeur a réglé les gaz à l'aide de la manette manuelle et le véhicule avance tout seul, au pas, bien régulièrement et sans-à-coups, malgré les gros cailloux et les touffes d'alfa qui, en l'absence de récolte, atteignent des tailles énormes. Le radio m'a offert une gorgée de caoua tiède et je somnole, rudement bercé par les cahots...

Tout à coup, des cris fusent et se multiplient tout du long de la ligne des tirailleurs ! Mais se sont des cris de joie, d'encouragement ! Je saute de la jeep et cours à l'avant. Les tirailleurs rient, plaisantent, s'agitent, vocifèrent ! C'est un lièvre qu'ils ont levé et qui zigzague devant eux, affolé, bombardé de cailloux. Les tirailleurs sont presque tous d'anciens bergers, redoutables dans l'art de lancer des cailloux, et le lièvre en fait vite la pénible expérience. Le caporal Chetah, qui l'a assommé, sort son douk-douk, l'égorge, le vide en deux temps trois mouvements et le fourre dans son sac, enveloppé dans sa toile de tente. Son équipe festoiera ce soir. La progression continue avec un peu plus d'allant et d'intérêt. Désormais les hommes avancent des cailloux dans les mains, prêts à occire tout capucin de rencontre. La chasse étant interdite depuis des années et tous les fusils confisqués, le gibier abonde et ils espèrent bien en lever d'autres.

je remonte dans ma jeep, mais pas pour longtemps. Cette fois, c'est le tirailleur Benosmane qui vient directement à moi me montrer une pleine poignée d'escargots. Benosmane est citadin, un petit voyou d'Alger qui est venu s'engager à Djelfa, loin de la ville dont il doit sans doute sa faire oublier. Il sait les métropolitains friands de ces gastéropodes que dédaignent les nomades du Sud. Ce sont des petits gris comme ceux qui escaladent nos murettes les jours de pluie. Par radio, j'en informe le capitaine tout heureux de donner enfin un sens à cette fastidieuse opération.

"Faîtes passer l'ordre suivant : on ramasse le maximum d'escargots possible !"

L'ordre descend en cascade, de grade en grade, du "pitaine" au tirailleur de base et l'attention de chacun quitte l'horizon pour se fixer au niveau de ses rangers. La cueillette commence et il se trouve que les limaçons réveillés par la pluie abondent. Certains tirailleurs font les dégoûtés mais la plupart prennent la chose comme un jeu et très vite on ne sait plus où les mettre. Sur les 6X6, je fais vider dans les toiles de tente les caisses à munitions des 12,7 et je les fais circuler le long de la ligne de progression pour y vider les casques remplis d'escargots. La récolte est impressionnante !

Le soir lorsque les caisses ont portées aux cuisines, une vraie panique saisit le chef cuistot, boulanger dans le civil, qui n'a jamais eut affaire à ce genre de bestioles. Parmi les gradés, personne n'est capable de faire cuire un oeuf, mais tous donnent leur avis durant l'apéro pris en commun au bar des sous-off. L'adjudant déclare alors qu'il doit exister aux cuisines ou au magasin un manuel réglementaire de cuisine. On se met à la recherche du précieux document officiel que l'on déniche finalement chez les radios et que l'on ramène triomphalement au capitaine lequel, du bar, dirige les opérations. La lèvre humide et trempant le doigt dans la bière répandue sur le zing, il cherche la recette des escargots militaires et... la trouve enfin. Il lit posément dans un silence attentif et recueilli et éclate de rire...

"Ah ! c'est le meilleure ! Ecoutez-moi ça : - Je vous passe la manière de préparer le court bouillon et beurre d'escargot - ... Lorsque vos petits cubes de mou sont bien cuits, vous en remplissez vos coquilles, vous les garnissez de votre beurre persillé, et vous mettez le tout quelques minutes dans un four très chaud... Ah ! Ah !... du mou !... Portez ça au cuistot. Qu'il suive bien la recette en remplaçant le mou par de vrais escargots... Et qu'auparavant il les fasse jeûner deux, trois jours ; et baver dans du sel !... "

Et c'est ainsi que, quelques jours plus tard, nous dégustons les savoureux escargots de l' Atlas.

(1) J'avoue m'inspirer là d'une définition de cet adorable professeur de l'Ecole Normale de Toulouse qui nous enseignait et nous faisait aimer l'Histoire et la Géographie ; selon lui, la latérite africaine "avait l'aspect, la couleur et la fertilité de la brique ".

(2) Un truc du capitaine pour remonter le moral des troupes : quelle que soit l'heure à laquelle rentre la compagnie, des frites chaudes doivent être prêtes, en quantité suffisante, au réfectoire. Une fois, l'adjudant et le chef cuistot écopèrent de huit jours de tôle pour avoir oublié la consigne.

Oued Seddeur

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