La Compagnie Portée

Revue de détail à la Compagnie Portée. Accroupi: le médecin de l'EMT 2. Debout, feuille à la main :

le sous-lieutenant Gau... Jean, chef de section.

Le sous/lieutenant Rouquier est l'auteur de l'insigne de la Compagnie Portée à la demande du Capitaine Bailly. Le premier modèle faisait apparaître un Dodge 6X6 sous la forme d'une silhouette noire, armé d'une mitrailleuse de 50. Le fond vert et rouge voulu par le capitaine en souvenir de ses débuts dans la Légion.

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Le sous-lieutenant Rouquier décrit son univers :

Venant de l' Ecole des Officiers de Réserve de Cherchell, le nouveau promu officier est affecté au 4e RT en Juillet 1960.

Je venais d'arriver à AÏN El IBEL où le capitaine Bailly (commandant d'unité de la Compagnie Portée) m'avait confié le commandement de la 1ère Section. J'avais rejoint celle-ci en plein bled, où elle était chargée, sous le commandement du sergent-chef Decourty..., de la protection d'un chantier routier. Nous logions à l'intérieur du camp, sorte de château de sable géant aménagé à coups de bulldozer, sous d'immenses tentes pyramidales orange. Les nuits étaient magnifiques et c'est au cours de l'une d'elles que je vis courir entre les étoiles un des premiers satellites artificiels.

Notre mission consiste, grâce à nos véhicules puissamment armés, à ouvrir routes et pistes, à protéger les travaux routiers, à effectuer le longues reconnaissances au cours desquelles nous rendons visite à des villages éloignés et à des regroupements de khaïmas ( tentes de nomades) afin d'y assurer surveillance, quête de renseignements, vérification d'identité et AMG ( Assistance Médicale Gratuite). Éventuellement, nous participons à toutes les opérations du secteur, nos mitrailleuses lourdes - de 30 et 50- présentent un appui feu appréciable.

Le bordj, sa vie et ses aléas.

Cet ancien caravansérail fortifié était constitué d'une haute muraille rectangulaire à l'intérieur de laquelle les bâtiments entouraient une vaste cour intérieure. Devaient s'y abriter autrefois les grandes caravanes odorantes et colorées des marchands qui commerçaient dans le Sud.Depuis que l'Armée occupait les lieux, les différentes unités de passage avaient construit de nouveaux locaux. Un grand bâtiment s'élevait au centre de la cour. Il abritait lemess des sous-officiers et leur cuisine, quelques chambres de gradés et à l'étage, le magasin et la chambre du fourrier. Au fond de la cour, était bâti le mess des officiers, comportant une grande salle agrémentée d'un bar de pierres de taille et la chambre cambuse du cuistot. Cette salle fut coupée plus tard par un mur cheminée de mon invention délimitant la partie salle à manger et la partie salon. Derrière le mess un étroit passage et de minuscules pièces anciennes, propres et fraîches adossées à l'antique muraille. Je fus tout d'abord logé dans l'une d'elles. Elle était vraiment très petite mais très agréable, peinte à la chaux, comportant outre le lit métallique, une armoire étroite, une chaise et une table de bois blanc de modèle réglementaire. La table était disposée devant la fenêtre donnant sur l'entrée du mess. Cela faisait un peu cellule monastique mais je m'y sentais fort bien.

Le vent de sable.

"Un jour, le repas de midi terminé, café et fine champagne avalés, nous nous séparons pour la sacro-sainte sieste obligatoire avant le travail de l'après-midi. Je regagne ma chambrette, décidé à consacrer un moment à rédiger mon courrier. Je m'installe devant mon '' bureau", sors du papier, un stylo, hésite quelques secondes....Et tout à coup je pense être sujet à une hallucination ! Devant moi, ma feuille de papier blanc devient progressivement rose, ocre, rougeâtre... Je ne comprends pas ! J'ai bu raisonnablement !... Je lève les yeux ; je ne vois plus le mess! La porte, le mur, la cour étaient bien là à l'instant, à moins de trois mètres ! Tout à disparu dans un brouillard rouge ! J'ouvre ma porte et la referme immédiatement car un nuage de sable envahit aussitôt la chambre. Je comprends : c'est donc cela le fameux vent de sable ! Ce qui m'étonne le plus c'est le silence avec lequel il s'est installé. Je serai le témoin de bien d'autres manifestations de ce phénomène qui oblige bêtes et gens à se coucher, à se protéger comme ils peuvent et à attendre que cela se passe, mais cette première fois me laissera un souvenir très fort."

Le Prophète et le vin.

Un soir, je quitte le mess officiers après un ultime digestif et traverse la cour pour rejoindre ma chambre. La nuit est claire et froide. Le mess des sous-officiers est encore éclairé et quelques éclats de voix s'en échappent. La porte est grande ouverte. J'oblique ma trajectoire afin d'y jeter un œil en passant. Je repère immédiatement au bar un de mes sergents musulmans. Il est accroché au comptoir, le nez dans son verre et éprouve visiblement beaucoup de difficulté à conserver la station verticale. J'entre et m'approche de lui, dans l'intention de lui faire quitter les lieux et de l'envoyer se coucher.

- Sergent BELL...., tu es saoul comme une vache ! Je croyais que le vin était interdit aux musulmans ?

BELL... se redresse péniblement, esquisse un garde-à-vous mal assuré et, se rendant compte que je n'ai guère l'intention de sévir, m'adresse avec un clin d’œil complice et sur le ton de la confidence, cette merveille explication à son incartade religieuse.

- Mon lieut'nant....Tu vois...Le Prophète, il a dit : une seule goutte de vin est maudite...

Alors, avec application, il trempe son index dans son verre, y pêche une énorme larme rouge et la jette au sol avec une violence exagérée.

- Mon lieut'nant, voilà la goutte maudite ! Et alors serein, il sourit de sa plaisanterie et, sans la moindre hésitation, vide d'un trait le reste de son verre.

Note du 11/02/2012. Un ami vient de m'apprendre que parmi ses Souvenirs d'Algérie, Alphonse Daudet raconte la même anecdote dans une courte nouvelle intitulée Le caravansérail. Un agha algérien vient goûter du vin de France lors d'une soirée organisée par des officiers français qui occupent un caravansérail et leur donne la même explication afin d'excuser son intempérance. Le sergent Bell... n'avait certainement pas lu Daudet, mais comme l’Agha, un siècle auparavant, il connaissait fort bien la loi du prophète, et la manière de l'interpréter.

Les enclumes.

Je tiens l'histoire d'officiers plus anciens qui se faisaient un plaisir d'en divertir les jeunes nouvellement affectés. Le 4e R.T. était en réalité l'ancien 4e R.T.T., celui du Belvédère et du Garigliano...Lors du début des "événements", il changea de nom et d'adresse, quittant la Tunisie avec armes et bagages pour l'Algérie.

Pour apprécier l'histoire, il faut savoir qu'à l'Armée toute détérioration ou perte de matériel entraîne immanquablement une sanction souvent hors de proportion avec la valeur de l'objet en cause. Toute tentative d'explication est inutile et superflue. Il est donc de règle, à tous les échelons, d'éviter autant que possible toute déclaration de perte, ce qui entraîne évidemment mensonges, faux en écriture, dissimulations, vols, etc. Par contre, lors d'un événement particulier tel un combat, un déplacement important, une catastrophe naturelle, il est parfaitement admis que du matériel disparaisse, chargeur, calot de sortie ou roue de véhicule...De telles circonstances sont bénies des fourriers qui en profitent pour mettre à jour leurs inventaires en ajoutant à la liste du matériel effectivement perdu ou brisé tout ce qui leur manque et dont ils se sont bien gardés de signaler la disparition. Certains vont même jusqu'à signaler à ces occasions des pertes fictives afin de se constituer un stock d'avance.

Donc, notre 4e R.T. embarque, sur les quais de Bizerte et par très mauvais temps, hommes, bêtes, armes et matériels. L'opération est longue, gênée par un vent violent. Sautant sur le prétexte de la tempête, les responsables du matériel rallongent sans vergogne la liste des objets perdus, "emportés par les éléments déchaînés". Il manquait justement deux enclumes à la maréchalerie régimentaire chargée des mules... On les glisse parmi les toiles de tente et les couvertures...

Quelques mois plus tard le fameux rapport d'embarquement revient de Métropole. On saute sur la liste du matériel dont la perte est agréée. Aucun problème ! Les enclumes prétendument emportées par le vent sont soulignées en rouge et, dans la marge, également en rouge, un haut responsable a noté : Accepté, vu la rareté du fait...". On a dû bien rigoler dans les bureaux du Ministère.

Les chiens.

Le regroupement des nomades avait été organisé beaucoup trop près du Bordj, environ quatre cents khaïmas (tentes arabes). Cela faisait du monde, beaucoup de gosses, de moutons, de chiens. Et je ne parle pas du ravitaillement en eau, des problèmes de salubrité, des chicayas entre gens de tribus différentes.

Mais c'était les chiens qui nous gênaient le plus, et surtout la nuit. Impossible de dormir. Pour une cause ou une autre, il y en avait toujours un qui se mettait à hurler et tous les autres participaient aussitôt au concert. Le pire était que toutes nos sorties nocturnes étaient immédiatement dénoncées pas ces foutus clébards(1). Toutes tentatives de faire imposer par leurs maîtres le silence aux chiens furent sans résultats.

Le capitaine décida donc de supprimer le vacarme en supprimant les chiens. Le massacre eut lieu une fin d'après-midi et ce fut horrible. Des centaines d'animaux furent abattus. Les nomades hurlaient, cachaient leurs sloughis sous les tentes, injuriaient les Tirailleurs...Nous rentrâmes peu fiers de cette mission. La nuit, et pour cause, s'annonçait enfin calme. Toutefois, vers trois-quatre heures du matin, un charivari épouvantable se fit entendre venant du regroupement et réveilla à nouveau toute la Compagnie. Après la cérémonie des couleurs, deux sections allèrent inspecter les tentes et constatèrent alors que dans la nuit, les rebelles avaient rendu visite aux nomades, en avaient tabassé quelques uns et égorgé tous les chiens encore vivants. Bien sûr, ces bêtes les gênaient autant que nous et, trouvant bonne l'idée du capitaine, ils s'étaient chargés de terminer le travail.

(1) Clébards ou clebs : mot d'argot militaire passé dans le Français populaire et venant du mot arabe kelb.

Les prisonniers.

Une de nos principales missions était la vérification de l'identité des habitants, tant sédentaires que nomades, que nous rencontrions au hasard de nos longues randonnées. Nous avions des listes de noms de suspects recherchés. Assez souvent nous découvrions un ou deux homonymes, pauvres types hébétés, que nous embarquions dans un 6X6 et ramenions à la Compagnie. Là, ils attendaient dans une cabane entourée d'un enclos ceint de barbelés, gardés par une sentinelle. Un officier des Services de Renseignements venait tous les quinze jours de DJELFA voir nos bonshommes et, après un court interrogatoire, ils étaient libérés. Durant leur séjour, ils étaient nourris comme les militaires et pouvaient recevoir des visites, soit de la famille, soit du mufti qui venait continuellement les réconforter avec l’accord du capitaine. Ce mufti était un vieux renard, passablement sympathique, ancien combattant, grand et gros, fort en gueule, qui nous rendait visite pour un oui ou pour un non, dans de grandes envolées de djellaba. Il arborait alors ses médailles, faisait sa cour au capitaine. Il nous invita plusieurs fois à d’excellents repas, en particulier à l’occasion de son 23 ème mariage avec une pauvre gosse de douze ans. Il régnait sur le village en maître absolu. Il venait parfois mystérieusement rendre visite au toubib et, quelque temps plus tard, après trois ou quatre fines champagne, ce dernier nous en apprit le motif : le vieux coquin n’était pas toujours apte à honorer ses épouses comme il aurait désiré et il venait réclamer une piqûre régénératrice, les indigènes ayant une confiance absolue dans ce genre de médication.

- Et ça marche à tous les coups nous confia le toubib !

- Et quel est ce remède miracle ?

- Eau distillée !

Une autre fois le même toubib nous fit remarquer le moyen infaillible utilisé par notre mufti pour empêcher les bâtards de couvrir sa chienne en chaleur : une épingle nourrice en travers de la vulve.

– J’espère qu’il n’en fait pas autant à ses femmes ! ajouta-t-il perfidement.

Donc régulièrement, notre homme venait visiter et consoler nos prisonniers. Mais un jour, un des prisonniers, nouvellement libéré, cracha le morceau au capitaine éberlué avant de regagner sa mechta et la combine du mufti fut découverte. Le saint homme, prétendant apporter aux prisonniers le réconfort de la religion, venait en réalité monnayer leur libération. Il s’engageait à obtenir du capitaine, "son grand ami", leur délivrance dans la quinzaine, n’exigeant pour sa peine et ses frais qu’un mouton. Cela marchait à tous les coups, certainement depuis longtemps, et ce faux jeton, augmentait ainsi son cheptel et la considération de ses concitoyens. Evidemment le capitaine le convoqua, l’admonesta vertement, le mit lui-même à l’amende de quelques moutons et lui interdit définitivement ses entrées au bordj et ses visites aux prisonniers.

Le référendum.

J’étais encore à la compagnie portée lorsque eut lieu le référendum du 8 janvier 1961.

La veille, Le capitaine Bailly convoqua les trois chefs de section dans son bureau, devant l’immense panorama de la région qui tapissait un des murs, savante mosaïque de cartes d’Etat-Major.

" La mission de chacun de vous demain est d’organiser et de protéger un bureau de vote, de 8 à 18 heures. Les trois emplacements prévus sont les suivants…"

Tout était prévu, les lieux précis, les bulletins, les listes électorales, les urnes, les isoloirs…

Mon emplacement était au beau milieu d’un plateau caillouteux agrémenté de touffes d’alfa, au carrefour de deux pistes hypothétiques, loin de toute mechta, de tout douar…en plein désert ! Je me fis bien préciser par mon chef goguenard et à l’aide des documents reçus la veille, les coordonnées de ce bureau de vote farfelu, et les reportai sur ma carte avec application.

Le lendemain, à l’aube rose et froide, les véhicules des trois sections quittaient le bordj, fonçant dans trois directions différentes en soulevant des nuages de poussière bleue. Les hommes, emmitouflés dans capotes ou cachabias, casqués ou enturbannés, somnolaient les uns contre les autres. Des pistes connues nous menâmes à quelques lieues du point prévu. Ensuite il me fallut naviguer à l’estime en me repérant à de lointains reliefs identifiables. Enfin je pensai avoir atteint l’emplacement désigné ? Je disposai les groupes et équipes en défense, signalai à ma base mon arrivée, chargeai l’équipe de commandement de disposer le matériel : table, sièges, isoloir, urne, bulletins…Ce décor avait une allure surréaliste dans cette immensité minérale et déserte !

Le soleil était levé ; c’était l’heure du caoua et du casse-croûte. J’ouvrais un bouquin. Les tirailleurs sortaient leurs cartes espagnoles et commençaient à jouer avec ardeur. Je pensais que la journée serait longue et combien inutile…

" Mon lieutenant ! y en a un type là-bas… Chouffe !…"

Depuis un moment, un gars grimpé sur les ridelles d’un 6X6, scrutait l’horizon comme une vigie en haut d’un nid de pie. Je le rejoignis armé de mes jumelles et j’eus bien du mal à distinguer tout là-bas un petit nuage de poussière et le point blanc d’un burnous. Un pèlerin arrivait droit sur nous. Vingt minutes plus tard notre premier votant, après avoir prouvé son identité et signé d’une croix la liste électorale, mettait son bulletin dans l’urne. Un quart d’heure plus tard un deuxième électeur accomplissait son devoir. Puis un troisième, un quatrième…

Pour les tirailleurs cela devint un jeu que de distinguer avant les autres un nouveau venu. Ils arrivaient des quatre coins de l’horizon, seuls, parfois en petits groupes de trois ou quatre. Certains repartaient sans mot dire vers nulle part ; d’autres restaient un moment, bavardaient avec les tirailleurs qui offraient le caoua, puis filaient à leur tour. Ils demandaient des précisions, quels étaient les bulletins pour de Gaulle, ceux pour les fellouzes, et votaient avec sérieux, sans la moindre contrainte. A 18 heures le bureau ferma réglementairement et nous comptâmes environ 80 votants. Je signais les documents avec le dernier électeur, et nous regagnâmes la compagnie.

Durant le long retour, bercé par les cahots, je me demandais – et je me le demande toujours - comment ces gens perdus, ces nomades, ces bergers sans télévision, sans radio, sans journaux, avaient-ils appris qu’un référendum leur était proposé, que cela aurait lieu aujourd’hui, que ce lieu de vote serait pour eux ce point précis sur l’immense plateau…Était-ce ce phénomène, le fameux téléphone arabe ? »

Le fada.

Il s'appelait, je crois, Padovani, ou quelque chose comme ça, mais pour tout le monde c'était : le fada ! Il appartenait à la section de commandement et travaillait dans le bureau de l'adjudant. Il avait dû arriver un peu avant moi à Aîn el Ibel.

Il était loin de posséder un physique de guerrier. Petit, maigre, voûté, ressemblant assez de profil à un signe de parenthèse. Un nez busqué et mince, important pour son visage étroit et triangulaire, supportait d'énormes lunettes aux montures de fausse écaille brune. Sur son front déjà dégarni, retenu en place par deux touffes latérales de cheveux sombres taillées à la diable, était posé un vestige de calot beige clair, absolument informe. Visiblement la coquetterie n'était pas pour lui une préoccupation majeure. Sa tenue était propre, correcte, mais sur lui cela n'avait rien de militaire. Il est des personnages qui, mêmes vêtus par le plus adroit des maître-tailleurs, ressembleront toujours à des épouvantails à merles et pour lesquels l'expression "prestige de l'uniforme" ne pourra jamais s'appliquer. Il était le type parfait du soldat malgré lui, échoué là tout à fait par hasard, à la suite d'une série de circonstances malheureuses et parfaitement indépendantes de sa volonté. Un seul détail le distinguait, son cache-nez ! Il devait avoir la gorge et les bronches particulièrement fragiles car, quelle que soit la saison et l'heure de la journée, il portait un cache-nez tricoté, démesuré, enroulé plusieurs fois autour du cou. C'était sa seule originalité !

Il était d'une discrétion exemplaire et on le voyait rarement hors de son bureau. Il ne fréquentait guère la cantine en dehors des repas et je ne l'ai jamais vu participer aux beuveries collectives des jours de fêtes ou de départs de soldats libérés. C'était un solitaire, et c'est ce qui lui avait valu son sobriquet de fada, la plupart des hommes ne comprenant pas que l'on puisse ainsi vivre à l'écart de la masse!

Il est clair qu'à son arrivée au bordj, son affectation à une section de combat n'avait même pas dû effleurer l'esprit du capitaine. Il savait taper à la machine ; savait compter ; avait l'air sérieux : sa place était au bureau de l'adjudant économe qui gérait la compagnie. Quant à lui, cela lui convenait à merveille. Il n'avait pas son pareil pour la tenue des livres de compte, pour le calcul et la répartition des soldes, pour l'inventaire du magasin, pour la balance des crédits et des dépenses de l'ensemble de l'unité. il s'acquittait de ces tâches, combien rebutantes avec une aisance et une rapidité remarquables. L'adjudant reconnaissant et qui avait à juste titre une entière confiance en lui, lui accordait en retour une totale liberté de manœuvre. Je ne me souviens plus où il couchait, peut-être chez le vaguemestre, peut-être chez le fourrier, mais son royaume favori, c'était le bureau, sa table de travail, sa machine à écrire ! A toutes heures du jour et parfois même très tard dans la nuit, il tapait! Le calot pendouillant, le cache-nez bien enroulé, il tapait ! Avec application, avec délectation, il tapait ! Comment voulez-vous qu'on ne le considère pas comme un fada ?

Un jour, on frappe discrètement et économiquement deux coups légers à ma porte. "Entrez !"... C'était Padovani.

" Mon lieutenant, je vous porte une copie de la solde des gars de votre section pour le mois de mai et un état des armes et munitions en dotation."

Et il sort après avoir esquissé comme à son entrée un semblant de début de salut.

Je consulte vaguement les documents et tombe sur deux feuillets parfaitement illisibles, couverts de chiffres, de lettres, de signes de ponctuation, alignés de façon absolument incohérente ! Ce Padovani est vraiment fada !

J'ouvre ma porte et le vois sortir de chez mon ami Vey... " Padovani ! Venez voir. Que signifient ces pages farfelues ? c'est un message codé?"

Il jette un coup d’œil à travers ses lunettes et éclate de rire.

"Excusez-moi, mon lieutenant. c'est à moi. Ce sont des exercices de maths."

J'avoue que les mathématiques n'ont jamais été mon fort et que les équations, mêmes du premier degré m'ont toujours rebuté ; mais ce fatras de signes me laisse pantois...Padovani le comprend et m'en donne l'explication :

"Voyez-vous, mon lieutenant, je suis matheux ! J'adore les maths ! J'ai passé ma licence mais mon sursis n'a pas été renouvelé et j'ai dû faire mon service comme tout le monde. Je compte bien continuer à mon retour pour devenir prof à Nice ou à Marseille. Alors, dès que je le peux, je travaille... La machine à écrire, c'est bien commode mais elle n'est pas prévu pour ça ; surtout la vieille machine réglementaire du bureau qui doit dater de la première guerre mondiale...Alors, pour remplacer les signes manquants, je me suis imaginé un code à moi qui n'a rien de conventionnel mais me permet tout de même de travailler correctement."

Et voilà résolu le mystère Padovani : Padovani n'écrivait pas de roman ni de lettres à une famille nombreuse. Le fada faisait des maths !

Les couleurs.

La journée du soldat ne commence vraiment que par le rassemblement de la compagnie, la présentation des hommes à l'adjudant de semaine, à l'officier de semaine, au commandant de compagnie et par le salut aux couleurs. Cette cérémonie quotidienne extrêmement sérieuse peut parfois être troublée par un événement inattendu.

Un matin à la Compagnie Portée, tout l'effectif est au garde-à-vous et le capitaine sort de son bureau accompagné d'une jeune femme. Une jeune femme européenne dans le bordj, voilà qui est déjà extraordinaire. (1) Très sérieux comme à son habitude, il prend le commandement et fait envoyer les couleurs. Après un "repos !" sonore et impeccable, il commence un court speech pour nous présenter cette personne qui intrigue tout le monde : "Mademoiselle est la nouvelle Assistante Sociale affectée au régiment. Elle passera une fois par mois à la compagnie pour vous venir en aide en cas de problème? Compagnie... Gard'vous !... je vous présente Mademoiselle Mécouille !"

Je ne vous décris pas le succès de la présentation... La pauvre, nommée dans un régiment de Tirailleurs avec un nom pareil !... Des années plus tard, comme je racontai l'histoire à l'un de mes beaux-frères, il s'esclaffa et me confia qu' à la cérémonie de sa Première Communion, ou de sa Confirmation, à la cathédrale de St Sernin de Toulouse, chaque communiant (ou confirmé) était appelé à haute voix et que, juste avant lui, on convia solennellement à l'autel une demoiselle Mécouille ! C'était peut-être la même...

(1) Il y avait bien une personne qui venait nous rendre visite tous les matins dès la première heure, mais pouvait-on réellement la qualifier de femme sans blesser de ce fait la moitié de la population mondiale ? Il s'agissait je crois de l'épouse d'un sous-officier affecté à La SAS. Elle commençait sa journée au mess des sous-officiers par quelques cannettes de bière et repartait à sa casba en zigzagant. Vêtue d'un survêt crasseux, d'un calot itou et chaussée de pantoufles, elle n'avait pas grand'chose de féminin.

Les stages.

Dans l'Armée comme dans toute autre rassemblement d'individus, il existe des éléments perturbateurs, gênants, dangereux pour l'ensemble. Il ne s'agit pas des fortes têtes, des bagarreurs, des révoltés... mais plutôt des pauvres types qui ne comprennent jamais rien à rien, qui ne sauront jamais marcher au pas, manier une arme ou un outil, auxquels on ne peut confier la moindre responsabilité, dans lesquels on ne peut avoir la moindre confiance ! Ce sont de vrais boulets pour l' équipe, la section, la compagnie... L'adjudant de compagnie avait trouvé un excellent moyen de s'en débarrasser : les stages régimentaires.

il y avait en particulier le stage de conduite sanctionné par le permis militaire, diplôme fort apprécié, et le stage de clairon. Etant donné le niveau des candidats désignés d'office lorsque des places étaient proposées, on était tranquille pour quelques mois. Par contre, à Djelfa, les instructeurs du Train et le chef de la Nouba s'arrachaient les cheveux.

Et, un beau jours, les gars revenaient...

Le tirailleur Mohamed B. revint donc et se présenta au capitaine un clairon tout neuf sous le bras. Notre chef, ancien légionnaire, était ravi à l'idée d'entendre désormais l'instrument guerrier annoncer les étapes principales de la journée. Dès le lendemain le clairon devait sonner le réveil. Ce fut une version très personnelle de la Diane que notre demi-sommeil ne nous permit pas d'apprécier pleinement. La seule et unique sonnerie que nous eûmes la joie d'entendre fut celle des couleurs, laquelle se termina par un magistral coup de pied au cul capitanesque. Le clairon fut immédiatement muté aux cuisines où il poursuivit une carrière militaire anonyme et sans gloire.

Le tirailleur Ali D., lui, revint de Djelfa titulaire d'un authentique permis de conduire militaire dont il n'était pas peu fier. Deux jours plus tard, les trois sections partaient en opération et Ali se vit confier les commandes d'un Dodge 6X6. On gardait un œil sur le nouveau chauffeur mais il ne s'en tirait pas trop mal. Au bout de 25 km, son camion stoppa ! Quelques coups de démarreur furent sans résultats. Ali ne se faisait pas de bile. Le camion était en panne ? Cela ne le concernait pas : il était conducteur, pas mécanicien ! Ce n'était pas son problème ! Mahé, un chauffeur breton, vint jeter un coup d’œil, actionna le démarreur, souleva le capot, et éclata de rire. " Mon lieutenant , le réservoir est vide ! Il n'y a plus une goutte d'essence !" Ali ne comprenait rien à ce mystère... Durant son stage, il avait toujours eut affaire à des véhicules en état de marche et on ne lui avait jamais demandé de faire le plein.

L'ouverture à l'Américaine

suivit de : Ange, Les exploits du sergent-major, Vendredi 13, Les escargots.