Alger

Carnet de section du lieutenant Latournerie (séjour à Alger du 8 décembre 1960 au 3 janvier 1961)

Le lieutenant Latournerie alors commandant par intérim la 2e compagnie du 4e RT, relate les événements du 1er juillet 1961 à Alger, moins de trois mois après le putsch des généraux et les négociations en cours du général de Gaule avec le FLN, qui rappelons le, a perdu la guerre sur le terrain. C'est alors qu'il manifeste fréquemment dans les rues d'Alger entraînant la population musulmane, bon gré, mal gré. Des exactions sont aussi commises sur les pieds noirs, très fréquemment sur les musulmans qui nous sont fidèles et parfois sur les militaires non armés.

La Redoute et le Clos Salembier en 1959

SCÈNES DE MAINTIEN DE L'ORDRE: ALGER JUILLET 1961

« Juin 1961: je me trouve à la tête de la deuxième compagnie du 4ème Régiment de Tirailleurs, le capitaine Ducrettet, commandant en titre, étant en stage de capitaine à Saint-Maixent.

Fin du mois, vers minuit, laissant un détachement de garde aux ordres du chef comptable, nous quittons notre poste de Faîd el Botna, secteur de Djelfa, pour une opération de plusieurs jours dans le secteur de Bou Saada. Mais, le lendemain en fin de matinée, recherchant des rebelles dans les montagnes, je reçois l'ordre de quitter l'opération et de rejoindre au plus vite notre poste sans plus de précisions.

Je suis très inquiet, je crains une attaque de notre base par les terribles « Katibas » (compagnies) du massif voisin le Bou Kahil.

Nous retournons au plus vite sur les pistes, au grand dam de nos camions routiers, « simcas » mis à notre disposition par l'arme du train. Arrivant à vue du poste, j'observe un avion « piper » tournoyant autour et passant à plusieurs reprises à basse altitude. Enfin arrivés, le comptable me donne un message largué par l'avion : rejoindre dès le soir Djelfa pour recevoir une nouvelle mission avec trois jours de vivres frais et trois jours de vivres chauds.

Les tirailleurs sont rodés à la vie opérationnelle. Ce jour-là ils ont donné le meilleur d'eux-mêmes :

En l'espace d'une heure les pleins de carburant et de la citerne à eau sont effectués. Nos vivres, caisse popote et tous nos impedimenta sont chargés. Les tirailleurs ont même pu dîner chaud!

Arrivés à Djelfa vers 20 heures, je reçois les ordres du colonel Goubard, chef de corps, pour partir à Alger et je fais réparer ma jeep qui chauffe.

Je ne le sais pas encore, mais je ne reviendrai plus à ma base arrière: nous sommes partis pendant plus d'un mois. Entre temps la compagnie aura déménagé dans la ferme Foulon près du col de Benchicao!

Le déplacement vers Alger durera toute la nuit.

En effet, ma jeep chauffe toujours et je dois m'arrêter tous les dix kilomètres! Finalement je la laisserai à Médéa dans une unité du matériel qui me prêtera une autre jeep.

Dans les gorges de la Chiffa, un chauffeur du train, probablement fatigué, on le serait à moins, rate un virage, dévale la pente et, sans verser, passant entre les arbres, se retrouve miraculeusement cinquante mètres plus bas sur la route qui faisait un circuit en épingle à cheveux. Plus de peur que de mal, le camion reprendra la route, à vide par sécurité. Un seul blessé: un tirailleur apeuré avait sauté du véhicule et avait une fêlure du bras.

Nous arrivons finalement à Alger en matinée et sommes mis à la disposition du commandant du quartier Clos Salembier : nous relevons une batterie d'artilleurs dans un fort de la marine. L'accueil des marins est excellent. L'officier est comme moi un ancien de « Ginette » (école jésuite de Versailles préparant aux grandes écoles).

Installation pénible : nos prédécesseurs artilleurs ont transformé les lieux en taudis. L'adjudant de compagnie fait tout nettoyer: il faudra six camions pour enlever ordures et bouteilles dans les abords et les barbelés.

1 - Alger mai 1960 ( Roulaud) 2 - Belcourt vu du clos Salembier (Lt Latournerie)

Le Clos Salembier, plateau au sud-est d'Alger, domine le quartier de Belcour. Il y a beaucoup de constructions H.L.M. neuves habitées majoritairement par des indigènes.

Je vais me mettre à la disposition du capitaine en charge de la sécurité du quartier. J'ai un très mauvais pressentiment, ce capitaine me paraît farfelu. Il s'attend à des émeutes le lendemain. Mais, dit-il, le quartier ne risque rien : il est en contact avec le chef FLN qu'il vient de faire libérer et qui lui rend visite chaque jour! Il me transmet les ordres reçus : empêcher tout rassemblement, enlever tous les drapeaux FLN, ne tirer que si l'on est menacé. Pour cela, mettre les tirailleurs par équipe de trois à tous les coins de rue. Je lui fais part de ma réticence à disperser mes hommes appelés ou engagés musulmans inaptes à prendre des initiatives. Il reste ferme sur ses ordres et désigne tous les points à occuper.

Le lendemain matin, gardant une section en réserve, je mets mes hommes en place. Les tirailleurs me semblent inquiets, ils restent le dos collé au mur.

Je me déplace au nord et observe de notre hauteur le quartier populaire de Belcour en pleine ébullition, j'entends des rumeurs au sud du Clos Salembier. Je n'ai aucun contact avec notre farfelu capitaine trainglot.

Je vais en courant récupérer et rassembler mes hommes. Il est temps: une masse hurlante fait mouvement vers le sud, il faut protéger Belcour. Je n'ai avec moi que deux sections, soit cinquante hommes environ. D'urgence je ne peux établir qu'un simple cordon pour couper le seul boulevard qui mène vers le sud.

Nous bloquons la horde et sommes au contact pendant un temps interminable. Je m'empare des drapeaux FLN que les manifestants font flotter devant ma figure et les passe à mon radio qui se trouve derrière moi. Un manifestant attrape ma canne qui était accrochée par une lanière à mon poignet et me tire dans la foule qui se rue sur moi. Je me débats des pieds et du bras libre. Des manifestants crient « el mous » (le couteau). Une rafale de pistolet mitrailleur part. Je suis lâché. Je crie « cessez le feu! ». Les manifestants s'enfuient emportant leurs hommes touchés.

Les journalistes arrivent alors que mon infirmier soigne mon crâne blessé qui saigne abondamment. J'explique aux hommes de presse, prenant photos et enregistrant, qui sont nos tirailleurs: jeunes appelés et engagés musulmans qui se battent à nos côtés avec courage et fidélité. Je précise que c'est un sergent-chef musulman qui a ouvert le feu : dans les tirailleurs le commandant de compagnie c'est le « bou » (père en arabe), on le protège à tout prix.

Peu après, la manifestation revient escortant mon capitaine trainglot dans sa jeep décorée de moult drapeaux FLN. Ce dernier veut me passer un savon! Je lui conseille de partir au plus tôt : les tirailleurs ont leurs armes pointées sur lui. Manifestants et, à leur tête le capitaine félon (ou insensé ?) s'enfuient. Je ne les reverrai plus de la journée.

Bien confus de l'ouverture de feu sur des civils, j'adresse immédiatement un message à mon chef de corps à Djelfa. A ma grande surprise le radio me rend compte que nous avons liaison phonie avec le colonel Goubard qui, de Djelfa à trois cent kilomètres, veut me parler sur le poste ANGRC 9 qui ne porte habituellement en phonie qu'à vingt kilomètres. Il m'assure de toute sa confiance et précise que nous n'avions fait que notre devoir.

En soirée nous avons un briefing avec le colonel chef de corps du régiment du train et responsable du secteur. Ce dernier confirme l'appréciation du colonel Goubard. Je regrette aujourd'hui de ne pas avoir rendu compte de l'imbécillité de son capitaine. Je n'avais que vingt-quatre ans et étais encore trop timide.

Le lendemain 2 juillet, lors de l'enterrement des manifestants, je suis surpris par le nombre des corps : une dizaine. Je ne comprends pas comment c'est possible, l'ordre de cessez-le feu a été donné dès la première rafale.

Plus tard, à l'école d'état-major, j'eus pour condisciple un officier qui appartenait à la compagnie du train du Clos Salembier. Suivant les ordres de son capitaine, il avait placé ses appelés par trois dans son secteur. Il m'avoua que ses soldats isolés avaient tiré abondamment : les morts que l'on m'avait attribués étaient majoritairement les siens!

Le 2 juillet midi je mangeais au mess de garnison square Bresson à la même table qu'un chef de bataillon du grand Etat-Major. Ce dernier me reconnaît à l'écusson du 4° R.T. et au bandeau qui recouvre ma blessure. Je suis tout étonné qu'il me remercie d'avoir mis un terme à cette dangereuse manifestation! Dans mon âme je me sens toujours responsable. Je me suis promis de tout faire pour ne plus me trouver au contact direct avec les manifestants et cela m'a évité plus tard le 26 mars 1962 d'être complice d'un massacre encore pire. Que serait-il arrivé si j'avais été tué? Probablement une terrible tuerie.

Le 2 juillet les journalistes qui m'avaient interviewé viennent s'excuser : leurs articles ont été censurés et leurs photos détruites. Un seul journal a fait mention de cet incident : « A Alger un lieutenant menacé, son harki tire pour le protéger »! En quelque sorte mon mercenaire …

Notre action spontanée allait à l'encontre de la politique gouvernementale (on dirait aujourd'hui politiquement incorrect) : en juillet 1961, que des appelés musulmans non sélectionnés soient opposés au FLN et servent loyalement la France était inconcevable aux yeux des métropolitains mal informés par la censure. »

Lt Latournerie de la 2è Compagnie de combat.

"La 2ème compagnie est désignée pour une période de maintien de l’ordre à Alger. Utiliser des tirailleurs pour ce travail est un non sens, un avenir proche confirmera mes dires. Recrutés dans le Sud, illettrés, frustres, méconnaissant la vie urbaine, ceci entraîne un stress élevé.

Au cours d’un second séjour, logés à une centaine dans un garage, le bruit, les sorties et retours de patrouilles nocturnes aggraveront la tension. Pourtant, lors d’une manifestation, les tirailleurs auront une réaction saine, tirant le Lieutenant Latournerie d’un très mauvais pas.

J’aurai quand à moi, irrité par les « you you », l’idée de tirer un coup de fusil –avec la hausse 600- il est ...? grand émoi du Lieutenant Latournerie.

De ces sorties nocturnes, trois images :

- d’une encoignure de porte sortira une jeune femme en chemise de nuit. Mise dehors par un mari inconscient. Je la conduirai à un poste UT (Unités Territoriales) :

- une violente algarade avec un Maréchal-des-logis juché sur une AM/M8 qui conteste ma présence dans ces lieux,

- attiré par des éclats de voix, je tombe sur une gagneuse en bisbille avec son Jules qui demande un arbitrage pour la comptée des gains.

Toutefois, une consolation, le Capitaine Ducrettet me charge de l’achat d’un cadeau de mariage pour un de nos jeunes Sous-Lieutenant. Donc, détente dans le centre d’Alger. Ce sera un tête à tête en porcelaine ".

Témoignage du Sergent-chef Panteix, 2e Cie.

Alger, le monument aux morts (photo : Médecin Roulaud)

Le caporal Dadah fume le kif

Je suis allé deux fois en maintien de l'ordre à Alger. La première fois avec la Compagnie Portée et nous campions sur un vaste trottoir, derrière la grande poste. La seconde fois avec la 5 Cie, à Bab-el-Oued.

L'histoire suivante se passe lors du premier séjour.

Notre travail consistait simplement à effectuer des patrouilles sur les trottoirs de cette ville magnifique. Ces deux séjours furent particulièrement calmes. Pour les militaires Européens, après l'isolement abrutissant du Sud, se retrouver dans une ville civilisée, avec bars, restaurants, dancings, cinémas, magasins, etc... C'était tout simplement merveilleux ! Pour les Tirailleurs, la chose était toute différente ! Presque tous étaient originaires de la région des Hauts Plateaux et ils se trouvaient brusquement projetés dans un monde inconnu qui les effrayait. Ils avaient l'habitude des grands espaces, du bruit du vent, d'un rythme mesuré. Ici, ils avaient peur de la circulation intense, du bruit continuel, de la foule. Alger avait mauvaise réputation. Dans le bled qui était leur milieu naturel, ils affrontaient sans crainte les rebelles, qui étaient comme eux des combattants en uniformes, les règles du combat étaient les mêmes, et ils avaient l'avantage de l'armement, du nombre, de l'appui aérien. Mais dans cette ville immense, l'ennemi pouvait être n'importe qui, le coup pouvait arriver n'importe quand, n'importe comment. Nous avions peur d'une mauvaise réaction due à une panique soudaine. L'utilisation de ce type de troupes dans ces conditions très particulières était risquée, dangereuse. Cela se vérifiera de façon dramatique lors de l'affaire de la rue d'Isly le 23 mars 1962. Heureusement pour moi, j'avais été libéré deux mois avant que mon régiment fut impliqué dans cet horrible massacre.

Toutefois, au bout de plusieurs jours, avec l'aide de quelques camarades citadins, les Turcos s'enhardissaient, osaient poser des permissions de 24 heures, allaient manger un coucous dans une infâme gargote, se saouler dans un bistrot douteux et goûter aux charmes des bousbirs de bas étage. Nous n'avions pas besoin de nous gendarmer pour qu'ils rentrent coucher au campement. Ils ne tenaient pas à se faire égorger dans une ruelle obscure. Mais ils rentraient parfois dans un bien triste état !

Un soir, vers minuit, le sergent Camp... me réveille :

"Mon lieutenant ! Dadah n'est toujours pas rentré ! Qu'est-ce que l'on fait ?"

Je me lève, inquiet moi aussi. Pourtant le vieux caporal est d"habitude un homme tranquille, prudent. Que peut-il lui être arrivé ? Nous faisons les cent pas sur le trottoir de la Grande poste. Il fait une chaleur moite très désagréable qui maintient nos uniformes continuellement trempés. Nous fumons une énième cigarette...

"Le voilà, mon lieutenant !... Oh la la ! Qu'est-ce qu'il tient !"

De l'autre côté de la rue, notre caporal arrive, zigzaguant, faisant de terribles embardées, visiblement saoul comme une barrique. Il s'accroche un instant à un lampadaire, puis s'approche du caniveau. La chaussée nous sépare...

"Alors Dadah, tu t'amènes ?"

Notre ivrogne paraît en proie à un problème majeur. Au bout d'un petit moment, il nous souffle : "Mon lieut'nant ! je ne peux pas traverser ! Je ne sais pas nager !..." Il se fout carrément de nous. Je lui commande de franchir la rue immédiatement sous peine de punition.

"Mais, mon lieut'nant, je vais me noyer ..."

Notre manège a attiré l'attention d'une sentinelle qui s'approche en rigolant.

"Mon lieut'nant. Le caporal en a fumé le kif...Y voit les choses qui n'existent pas..."

En effet, le vieux Dadah a abusé de la drogue. Nous allons le chercher et il faut le prendre chacun par un bras et le bousculer un peu pour lui faire traverser le macadam.

"Mon lieut'nant, t'es mon père !... Je te jure, c'était de l'eau, un oued !..."

Sous-lieutenant Rouquier de la Compagnie Portée

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