La Troisième force

En 1959, j'entends encore mon chef de l'EMT1 dire : "On ne touche pas au MNA!" alors qu'une bande armée franchissait la zone interdite du Senalba. Pour moi cette considération d'une fraction de fellaghas reconnue comme amie me posait question et que mon entourage n'était pas en mesure d'éclairer cette lacune. Tout aussi surprenant, une consigne du commandement imposait de ne pas mettre les pieds dans certaines zones. Ce qui suit démontre que nous, militaires d'action, n'étions pas au courant des subtilités politiques qui se tramaient à notre insu et n'avions pas le loisir ou l'envie de lire la presse ou d'écouter le transistor. ( Sergent-chef Louis de la CA)

L'opération "Olivier" et sa suite :

Les troupes du MNA (Mouvement National Algérien) commandées par le général (autoproclamé) Bellounis bénéficiaient de la neutralité, voire de soutien discret de l'Armée française qui trouvait là un moyen de contrer le FLN (Front de Libération Algérien). Après une première expédition repoussée, les troupes du FLN, le 28 mai 1957, employèrent les grands moyens en encerclant le douar de Mélouza. Le MNA inférieur en nombre tenta de s'opposer, mais en vain. Le FLN rassembla alors sur place la population musulmane et la conduisit en un hameau à proximité du PC de Bellounis. Elle y sera systématiquement massacrée à coup de pioche et de hache et sera laissée sur place. Le FLN en accusa Bellounis par voie de presse de cet acte odieux. Ce dernier effrayé par le carnage se rallia à l'Armée française par le biais d'un capitaine SAS1 (Section Administrative Spécialisée). Fut conclue alors l'opération "Olivier" en échange du ralliement de Bellounis, à la condition que le gouvernement français ne traite pas avec le FLN. Les Français lui fournirent l'aide matérielle. Bellounis installa son PC à Dar el Chioukh (Djelfa) et opèra dans la Région comprise entre Aflou et Bou-Saada. Son despotisme, ses exactions dressèrent contre lui la population. Devenu gênant et incontrôlable, les français décidèrent d'arrêter là l'expérience et de désarmer l'ANPA (Armée Nationale du Peuple Algérien) créée par ou pour Bellounis dans l'optique de se dissocier des autres obédiences. Après l'abandon de son PC en juin 1958, il est abattu le 14 juillet 1958 à Sidi Ameur près de Bou-Saada. Avec la mort de Bellounis, disparaît le plan des services secrets visant à créer une "troisième force".


SAS1 : Créées en septembre 1955, dissoutes en 1962. Il y eut environ 800 SAS: elles avaient pour mission essentielle d'établir un contact avec la population rurale en vue de lui permettre d'accéder à la modernité ; en développant l'instruction, l'assistance médicale, le développement rural. Elles avaient également une mission de renseignement militaire considérée comme une priorité dite "absolue" par le Délégué Général du Gouvernement en Algérie. (Source : Wikipédia).

Une autre tentative sera menée en 1960 par le Service Action, en lien avec l'Élysée : elle aura pour objectif de manipuler le FAAD (Front Algérien d'Action Démocratique) mais s'achèvera en octobre 1961 par un brutal lâchage français et par un bain de sang dans les rangs des militants du FAAD, dont la plupart sont exécutés par le FLN ("Les tueurs de la République" par Vincent Nouzille, édition Fayard, page 9.)

MNA/FAAD 1961

Juillet 1961 : Mise sur pied d'un parti nationaliste anti-fln, antimarxiste, sorte de GPRA 2, en association avec la France. Dans la plus stricte intimité, Michel Debré reçoit Khelifa Kalifa, un responsable du MNA. Il s'agit de mettre au point la participation du MNA sous l'étiquette FAAD, à l'Algérie nouvelle, Une coopération militaire est déjà, depuis août 1960, entre le SDECE (capitaines Zahm, Puille et de Marolles) et les forces résiduelles de Bellounis dans le sud algérien, c'est une pleine réussite. Debré entérine le programme "une Algérie démocratique, associée à la France, anticommuniste et favorable à l'occident". Ce programme (contre l'avis de Messali, plus islamique) a été approuvé en mai lors d'un congrès tenu en Suisse. Pour montrer leur bonne foi, les militants MNA assassinent quelques membres du FLN à Paris et à Alger, tout baigne quand le 28 août le journaliste Paoli croit savoir que le FAAD discute aussi avec l'OAS. Les officiers du service action qui suivaient cette affaire sont rapatriés en octobre et toute collaboration est interdite. Entre temps il est vrai le FLN avait fait savoir qu'il n'acceptait aucun compromis avec le MNA. Le FAAD privé de soutien logistique se désagrège, la plupart rejoignent le FLN, certains l'OAS (1). Seule la petite bande de Selmi poursuit jusqu'en mars 1962 un combat indépendant. Il faut l'intervention de Farès, du préfet Mahiou et du général Rouyer plus quelques primes de démobilisation pour qu'ils déposent les armes. Selmi, et sans doute la plupart de ses hommes auront le sort des harkis : l'extermination.


(1) OAS : Organisation Armée Secrète. Organisation politico-militaire clandestine créée en février 1961 pour la défense de la présence française en Algérie. Elle est la manifestation la plus radicale d'une partie de l'armée et de civils pour conserver l'Algérie française qui avait alors le statut de département français. Elle voulait s'opposer par tous les moyens à la politique de l'autodétermination mise en place par de Gaulle à la fin de 1959.

29 août 1961 :

À Oran, conférence officielle du FAAD, le mouvement terroriste monté par Debré pour faire contrepoids au FLN. A cette réunion assistent quelques Européens, un commissaire des renseignements généraux et les animateurs du FAAD. Les journaux français en font des gorges chaudes, ils dénoncent le montage politico-policier et la naïveté des interventions. De Gaulle engueule une fois de plus Debré "veuillez cesser vos conneries" et Debré une fois de plus obéira.

5 septembre 1961 :

Dans une conférence de presse, de Gaulle propose de reprendre les conversations avec le F.L.N. Il oublie les couteaux au vestiaire de l'année passée et surtout la partition qui bloquait les négociations. Il ajoute ce magnifique mensonge : "La France n'a aucun intérêt à garder ces territoires et elle n'en a jamais eu l'intention".

21 septembre 1961 :

Ailleret abandonne le FAAD (front algérien d'action démocratique).

Ce mouvement avait été créé en Juillet 60, par Melnik, conseiller de Debré, avec l'appui du SDECE, le service d'espionnage français. Ils avaient regroupé les restes des maquis de Bellounis (MNA) et essayé de créer une troisième force pour faire pendant au F.L.N. (ou plutôt, suivant la tactique du général de Gaulle, pour essayer d'obtenir quelques concessions du F.L.N., mais il n'a jamais rien compris aux révolutionnaires, de Gaulle). Bref le FAAD eut quelques succès, notamment en région parisienne, car on lui a attribué des attentats effectués en réalité par le service action du SDECE. Il contribua à l'arrestation de Salan, en lui proposant une réunion qui était un piège. Quand Joxe informa le F.L.N. que le FAAD serait à la table des négociations d'Évian, le F.L.N. refusa sa présence, Joxe céda, les membres de cette troisième force eurent le sort des harkis.

9 octobre 1961 :

De Gaulle à la télé, déclare qu'il va "établir un État indépendant et souverain en Algérie par la voie de l'autodétermination" formule cocasse qui souligne l'opposition entre l'autodétermination (laquelle fut en septembre 1959 entre trois options) et le but unique.

27 octobre 1961 :

Par note officielle, le service Action du SDECE (la fameuse main rouge) informe tout le gouvernement qu'il a retiré ses hommes du FAAD et qu'il a cessé tout support logistique.

M. Belhadi, ancien délégué à l'Assemblée algérienne est l'un des dirigeants importants du MNA est contacté en septembre 1961 par le cabinet de Michel Debré, les choses se précisent au mois d'octobre 1961: un plan d'action est établi: M. Belhadi en tant que personnalité nationaliste connue préparerait la réunion d'une vaste table ronde à laquelle seraient invitées toutes les tendances européennes et musulmanes d'Algérie. Le thème en serait le suivant : nous voulons la paix. Nous ferons la paix entre Algériens. Nous construirons entre Musulmans et Français de souche une République franco-musulmane.

S'il était à peu près certain que le "GPRA", en tant que tel refuserait de participer à la Conférence, par contre on était assuré de la participation de représentants du maquis MNA et d'autres groupes armés non FLN ainsi que de celle de responsables de certains maquis FLN importants.

À l'issue de la Conférence, un organisme provisoire aurait été constitué, pris tout de suite en considération par la France pour la préparation de l'autodétermination. Un appel solennel pour la paix immédiate aurait été lancé par la Conférence auquel Paris se serait associé.

Un financement très important fut proposé à M. Belhadi pour la mise en œuvre de ce plan.

Le projet est abandonné fin octobre 1961, mais en contact avec le cabinet de Michel Debré depuis 1959, Belhadi joue un rôle essentiel dans la création d'une troisième force, le Front algérien d'action démocratique (FAAD). Dans une série d'articles publiés dans son organe L'Algérien, le FAAD affirme son hostilité au communisme et à tout accord avec le GPRA. Il soutient activement le Plan de Constantine et il définit clairement ses objectifs:

"Pour le moment ni le gouvernement français, ni le FLN de Ferhat Abbas, ni le MNA de Messali Hadj, ni le FAAD, ni n'importe quelle autre tendance ne peuvent à eux seuls prétendre être "le dépositaire exclusif de toute l'Algérie [ ... ] l'autodétermination dans la liberté et la démocratie ne veut pas dire livrer l'Algérie au totalitarisme tyrannique du FLN ou de n'importe quelle autre tendance. Le peuple algérien croit en la sincérité du général de Gaulle qui se refusera à livrer l'Algérie à des drames plus effroyables et catastrophiques que vit l'ex Congo belge."

Source : "L'immigration algérienne en France des origines à l'indépendance" (en fait une hagiographie du MNA et de Messali), par Jacques Simon, ISBN 2-84272-082-2.

20 avril 1962 :

Salan est arrêté à Alger, en compagnie de sa femme, de sa fille et de son aide de camp le capitaine Ferandi. C'est le résultat d'une manip montée par un commissaire de police, patron de la 4ème section de la Police Judiciaire. Ce dernier a eut l'idée d'utiliser un ancien du service d'espionnage français (le SDEC) le sous-officier nommé Lavanceau. Lavanceau avait longtemps été le contact du chef Belhadi du Front d'Action d'Algérie Démocratique, un mouvement messaliste, monté et équipé par l'armée française. Salan ne connaissait pas Lavanceau, mais très bien le FAAD, et le fait que Belhadi, lâché par ses soutiens gaullistes, promis à l'égorgement, souhaitait prendre contact avec l'O.A.S. et coordonner leurs actions était à la fois crédible et un des buts de l'O.A.S., regrouper suffisamment de Musulmans pour résister au FLN. Salan a accepté ce rendez vous, Lavanceau n'était pas seul.

Source : http://jeanjviala.free.fr/1962_Mai.htm

Ci-après, une note, tout aussi explicite et plus détaillée tirée du "Figaro" du ? , communiquée par un ancien du 4e RT qui souhaite resté anonyme.

[...]

Les contacts entre Khelifa à Paris et ses correspondants en Algérie semblent devoir mener à la constitution du GPRA bis, qui serait reconnu à l'échelon international et par La France (après des négociations consécutives à un cessez-le-feu unilatéral). En attendant, aucune action n'est entreprise contre l'armée française.

Au début de juillet à Fribourg, le bureau politique du MNA accepte ces perspectives, mais elles sont rejetées par Messali Hadj, responsable historique du MNA, quelques jours plus tard. Messali, qui craint une sorte d'influence personnelle, le syndicat USTA risquant de lui échapper, dénonce une "manipulation colonialiste". Ces divergences aboutissent à la création d'un MNA dissident dont le leader est le Cadi Belhadi. L'extension du FAAD à l'Italie, à la Grande Bretagne, à la RFA, au Benelux est alors décidée.

En août, en France, l'organisation spéciale du FAAD poursuit ses actions terroristes en même temps qu'est menée une intense propagande. En Algérie, où les réseaux de base (combattants de l'ALN-FAAD non compris) comptent près de 2000 adhérents, le Délégué général concède 20 millions à l'organisation, un parachutage d'armes est effectué par un appareil de l'escadrille du SDECE dans la région du BOU- KAHIL [Djelfa], des armes de poing sont fournies à l'OS-FAAD par le colonel Peltier. Vingt cadres FLN sont tués dans les centres urbains; des émissions de radio, des articles de presse amplifient l'action de propagande auprès des populations, des contacts positifs sont pris avec les communautés juives, des Européens modérés ainsi qu'avec certains leaders de l'OAS (colonel Godard). Des conférences publiques ont lieu à Alger et à Oran, auxquelles participent le Cadi Belhadi et l'ingénieur Raffi envoyé de Paris.

S'appuyant sur les succès de ses actions militaires dans le bled et des actions terroristes de son OS (en particulier à Alger), le FAAD mène une action politique intense et marque des points très sérieux auprès de la population d'Algérie. En août, Khelifa avance le chiffre de 500.000 sympathisants. Une réunion est prévue à Dakar en vue de créer un GPRA-FAAD, une autre est envisagée à Niamey qui rassemblerait les chefs d'État africains hostiles au FLN marxiste (1).

Mais la réunion du 28 août 1961 à Oran, qui aboutit à la création d'un Comité de soutien dans lequel entrent des Européens, est présentée par les médias (émission de Jacques Paoli-Europe 1) comme une volonté de collusion avec l'OAS. De Gaule utilise la publicité donnée à cette information pour interdire la poursuite du soutien du SDECE à l'opération "Café" pour laquelle, au même moment, le FLN dénonce l'intervention et le soutien du gouvernement français.

Le 20 octobre, le général Grossin, commandant le SDECE, notifie cette interdiction aux officiers traitants du Service Action. De Gaulle est arrivé à ses fins.

Or, à cette époque, le FAAD enregistre des succès intéressants dans ses opérations militaires contre les katibas du FLN. Dans la zone urbaine d'Alger, l'organisation spéciale du FAAD a exécuté une soixantaine de cadres de l'organisation politico-administrative du FLN. L'impact du mouvement sur la population musulmane va crescendo. Des démarches sont tentées par le général Grossin (DGECE) auprès de Morin à Alger, pour qu'un soutien au FAAD soit dorénavant assumé par la Délégation générale. Malgré de vagues promesses, il n'obtiendra pas satisfaction, il sera mis à la retraite en janvier 1962 (2). Cependant, à Paris, les contacts se poursuivent entre les leaders du FAAD et certains interlocuteurs européens (Raffi, Khelifa, Belhadi restent en rapports étroits avec le capitaine Géronimi qui, jusqu'alors, a été impliqué dans la manipulation et a été informé du retrait du SA, Claude Bernard, journaliste, etc.), sous l'œil intéressé de la police. Cette dernière n'ignore rien du déroulement de l'opération "Café", tant pour des nécessités de service que par les renseignements fournis par l'adjudant-chef Lavanceau, adjoint de Géronimi, informateur en titre du contrôleur général Parrot. Il faut également noter que l'OS du FAAD a joué un rôle important dans les règlements de compte consécutifs aux manifestations musulmanes du 17 octobre 1961 à Paris.

Une ouverture en direction de l'OAS est tentée, en grande partie pour des raisons de soutien financier devenu nécessaire. Raffi rencontre Canal à Paris, Belhadi tente de rencontrer Soustelle à Rome, Salan, intéressé, répond à ces propositions de manière favorable, mais demande à Belhadi un engagement formel. Il écrit :

"Dans cette forme de la poursuite de l'opération, à travers Géronimi et Lavanceau, la manipulation policière aboutira à l'arrestation de Salan quelques semaines plus tard."

Pendant toute cette période, les unités de l'ALN-FAAD infligent des pertes sérieuses à l'ALN-FLN dans le Sud Algérois. Mais le cessez-le-feu consécutif aux accords d'Évian, en mars 1962, laisse les mains libres au FLN, seul interlocuteur reconnu, et l'attitude ambiguë des forces de l'ordre de la Délégation générale vont provoquer, en Algérie, la rapide désintégration du FAAD. L'ALN-FAAD, rapidement à bout de ressources après ses derniers combats, se rallie, partie au FLN, partie aux unités françaises. Ces ralliements n'éviteront pas de multiples exécutions.

En France, Belhadi et consorts sont instamment priés par le ministère de l'Intérieur d'oublier leurs relations et leurs tractations avec Matignon. Raffi est incarcéré pendant plusieurs mois puis libéré sous condition de discrétion. Le capitaine Géronimi est discrètement muté outre-mer. Leurs relations avec l'OAS ne leur vaudront pas d'inculpation. Plusieurs leaders musulmans du FAAD disparaissent, d'autres se rallient ouvertement au FLN, bénéficiant ainsi d'une survie momentanée.

Dans les zones urbaines, les renseignements fournis au FLN par les polices de la Délégation générale - dont la collaboration avec ce dernier dans la lutte contre l'OAS est avérée - aideront singulièrement à la destruction systématique de l'organisation spéciale du FAAD et donc au massacre impitoyable de ses partisans.

En conclusion de cette désastreuse aventure, on peut retenir les termes du rapport des officiers du SA engagés dans l'action :

"Il faut donc admettre que les efforts déployés avec un certain succès pour mettre sur pied ce parti nationaliste anti-FLN, anti-marxiste et partisan convaincu d'une sorte d'association avec la France, auront été vains."

Ajouté à cette apparente amertume, on peut affirmer que la désinvolture du pouvoir politique à l'égard de ces officiers, le cynisme de cette manipulation dont ils étaient les artisans, manipulés eux-mêmes, aboutissant à une hécatombe délibérée d'Algériens amis de la France, ont laissé chez eux de profondes blessures.

1 Il est difficile de ne pas voir là l'influence de Jacques Foccart, conseiller de de Gaulle pour les affaires africaines et persona grata auprès de ces chefs d'États.

2 Selon l'Adjudant-chef Lavanceau, Jacques Paoli aurait reçu cette information orientée d'un chef de service du SDECE.