Embuscade

Embuscade

La section rentrait d'une longue journée de visite de mechtas perdues dans ces collines arides. On avait discuté avec le chibani (1)  qui chaque jour hissait le drapeau tricolore au-dessus de sa casbah croulante au mépris des rebelles. On avait distribué des médicaments pour les yeux des gosses, pour les maux de tête et de ventre. On avait bu sous les khaïmas des nomades le café au poivre ou le thé sirupeux. On avait vérifié l'identité de quelques inconnus. J'avais acheté une canne décorée de cuirs de couleur... Et maintenant nous rentrons dare-dare au bordj en fin d'après-midi encore brûlante.

J'étais dans la jeep, en tête du convoi, pour éviter la poussière que soulevaient les camions. Sur mes ordres le chauffeur filait autant que permettait la piste caillouteuse. J'étais très attentif aux détails du paysage, aux signes de vie humaine et animale...

A un moment la piste traverse un petit oued et la jeep plonge dans le lit à sec, bondissant sur les rochers à nu. Machinalement, je jette un œil à gauche et je vois distinctement une forme se cacher derrière une touffe de lauriers roses.

"Des fells ! Dans l'oued !"

La jeep pile de l'autre côté de l'oued. J'en saute ainsi que le chauffeur qui arme son PM... Les tirailleurs ont compris et giclent des véhicules.

"Decourty vous restez aux camions avec l'équipe Chetah et les tireurs FM ! Periès appelez la compagnie et donnez-leur notre position. Allez les autres on fonce dans l'oued !"

Les rebelles qui effectivement se cachaient dans l'oued pour nous éviter ou pour tendre une embuscade, sont surpris et s'enfuient en désordre. La poursuite s'organise dans les bancs de sable, les lauriers roses et les buissons épineux. Nous avons bien l'impression que nous allons les avoir. Je crie au caporal Dadah de mettre son FM en batterie sur une petite butte et de tirer sur les fuyards. Deux longues rafales éclatent et là-bas un type lève les bras. C'est gagné !...

Tireur FM 24/29 en position lors d'une opération de l'EMT 2 du 4e RT dans le Tafara en décembre 1959 ( Médecin Roulaud)

Mais brusquement, la chance tourne ! Le tireur FM lâche son arme et hurle de douleur ! Il est blessé ! Dadah saisit le FM pour continuer le tir. Il est touché à son tour ! Du coup tout le monde se planque derrière le moindre caillou. On ne sait d'où cela vient ? Sûrement des empilements de rochers qui bordent l'autre côté de l'oued. Merde ! La section est clouée au sol par un seul type courageux et, de plus, excellent tireur. Il devait être là-haut en chouf et il a calmement attendu que nous soyons à portée... Il faut absolument aller chercher les blessés à découverts qui risquent d'être encore touchés. Nous nous précipitons à quatre, couverts par le reste du groupe qui arrose le rocher d'en face, le sergent Sand... et moi nous nous chargeons de Dadah qui a l'air sérieusement atteint ; les deux autres  du tireur qui peut courir. Nous sommes couchés dans une sorte de tranchée, à l'abri. Mais où est ce putain de tireur ? Des tirailleurs tirent à tour de rôle vers les rochers mais cela ne sert à rien. Il faudrait les 12,7. 

"Sand... et Kourak, continuez à tirailler sur les rochers pour tenter de fixer ce salopard ! Je vais passer au-dessus avec les 6X6."

Je cours plié en deux dans le ravineau, rejoins les camions et les fais avancer sur l'autre berge en arrosant les rochers de longues rafales de mitrailleuses. Mais notre tireur a disparu. Il a eu le temps de rejoindre les fuyards et tout ce petit groupe doit déjà être loin. Vu de son côté, c'est une sorte de héros qui a sauvé ses copains et nous a blessé deux hommes.

Les tirailleurs rejoignent les camions. Le tireur tient de la gauche sa main droite bien abîmée et truffée d'éclats de bois et de métal, la balle s'étant écrasée sur la poignée pistolet du FM (2). Un sergent la lui emmaillote avec des pansements individuels. Dadah a une blessure en haut de la poitrine et aux reins. Il râle. On lui fait une piqûre de morphine et on tente d'arrêter l'hémorragie avec des pansements. La nuit tombe rapidement.

Et la liaison avec la compagnie ? Dans la jeep, le radio se démène.

" Mon lieutenant, Le poste déconne ! je n'ai pas de retour. J'ai averti la compagnie de l'accrochage, des blessés... Mais impossible de savoir s'ils ont reçu mon message ! J'ai averti aussi Djelfa, mais sans réponse..."

 Il faut rentrer au plus vite. J'ai bien peur que le caporal soit fichu. Dans un Dodge, tirailleurs assis face à face sur leurs banquettes, se tiennent par les mains et sur cette civière improvisée on allonge Dadah à demi inconscient. Le chauffeur déploie tout son savoir pour rouler aussi rapidement que possible en évitant les chocs et les secousses. Le retour est interminable dans la nuit noire. Enfin, voici le bordj! Toute la compagnie est devant l'entrée, le capitaine et le toubib en tête. Les deux autres sections sont prêtes à partir à notre rencontre. La radio a bien fonctionné. Le toubib fait des pansements corrects aux blessés et leur injecte de la morphine. 

"Nous avons prévenu l'hôpital de Djelfa. Ils vous attendent. Ils ont envoyé un hélico pour les blessés, mais il s'est perdu dans la nuit tombante. Vous foncez à Djelfa. Bonne chance !"

Le capitaine se fait du souci.

Les deux blessés installés sur des civières, la section repart sur Djelfa. Quarante kilomètres à tombeau ouvert. Nous arrivons enfin. Les dodges pénètrent à toute allure dans la cour de l'hôpital. Les toubibs et infirmiers qui attendaient devant l'entrée, se précipitent sur les blessés et les emportent à l'intérieur. Je les suis. Un médecin me rassure, me disant que tout sera fait pour les sauver, que je les laisse travailler maintenant. Je suis crevé! Dans le hall d'entrée j'allume une cigarette. Il est déjà très tard, onze heures, minuit. Je me rends compte qu'il y a un monde fou sur les sièges de l'entrée et dans les couloirs, des tirailleurs, mais aussi des légionnaires, des tringlots, des aviateurs. Que font là tous ces troufions en pleine nuit ?

Je vais rendre compte à l'officier d'Etat-Major qui m'attend. Il me dit que j'ai finalement évité une embuscade et que ma réaction a dû désemparer les rebelles dont le dispositif ne devait vraisemblablement pas être encore au point lors de mon arrivée. D'après lui il devait s'agir d'un groupe de MNA, des rebelles moins agressifs que ceux du FLN. Il me conseille de rentrer au plus vite pour nous reposer de cette fin de journée mouvementée.

je retourne à l'hôpital pour avoir des nouvelles de mes gars. Dadah est toujours sur le billard. La balle a pénétré en haut de la poitrine et est ressortie au-dessus de la fesse droite, lui ayant traversé tout le corps. On lui a enlevé un rein et la rate, mais il s'en sortira et nous le reverrons quelques mois plus tard à la compagnie. Le tireur perdra deux doigts et reviendra lui aussi au bordj. 

Nous rentrons sur Aïn el Ibel plus calmement. Le chauffeur prend la parole : " Mon lieutenant, vous avez vu tous ces types dans les couloirs à l'hosto! Ils venaient donner leur sang pour Dadah et Ahmed. Quand les radios de l'Etat-Major ont su qu'on avait accroché et qu'on avait des blessés, ils ont pris deux 4X4 et ils ont fait la tournée des bistrots en demandant des donneurs. Tout le monde est venu... Même que les toubibs ont dû en renvoyer un paquet qui étaient ronds comme des queues de pelles et qui rouspétaient. Vous vous rendez compte : on peut pas refiler du sang alcoolisé à des potes musulmans!..."

(1) Chibani : ancien, vieux en arabe.

(2) Nous avions encore les vieux FM 24X29. Nous serons équipés des mitrailleuses légères AA 52 quelques mois plus tard. 

Le baisemain

Ce matin-là les deux premières sections de la Compagnie Portée manœuvraient sur un vaste terrain, aride et plat, derrière le bordj, dans un nuage de poussière. École du soldat. Ordre serré. Il était bon de temps en temps de reprendre ces exercices d'ensemble qui obligeaient les hommes à tenir compte les uns des autres, à obéir strictement selon un rythme commun, à anticiper un ordre et à l'exécuter parfaitement. C'était un excellent exercice de reprise en main pour les sergents et les caporaux qui avaient parfois un peu trop tendance à copiner avec leurs hommes. Trois caporaux devaient d'ailleurs suivre bientôt un stage de sergents et il était bon pour eux de les entraîner à commander... Et puis cela faisait passer le temps !

Veyrac et moi, un peu à l'écart à cause de la poussière, observions la manœuvre en fumant une cigarette. Nous vîmes alors un gars arriver vers nous en courant comme un zèbre, stopper à six pas, et saluer à la tirailleur, c'est-à-dire le corps arqué exagérément, sexe en avant. Le cabot de la semaine.

" Mon lieutenant... et mon lieutenant... Le capitaine dire vous venir tout de suite immédiatement. "

Qu'y avait-il encore ? Aucune sortie n'était prévue pour l'après-midi. Peut-être un TO nous annonçant un coup dur dans le coin : un type égorgé dans un village, une embuscade, une opé décidée brusquement par Djelfa... Nous laissâmes nos bonshommes sous les ordres de nos adjoints et rentrâmes au bordj.

"Repos !... Messieurs, nous sommes invités tous les quatre, vous, moi et le toubib; demain soir, à un pince-fesses chez le colonel ! " Nous nous regardâmes, ahuris !

"Mon capitaine... Euh ! Qu'entendez-vous par pince-fesses, demanda Veyrac.

- Et bien, une réception, un bal, un lunch... Une réunion des officiers du régiment et de leurs bonnes femmes, pour ceux qui ont fait la connerie de les amener ici ! Le colonel à deux filles à marier parait-il. C'est l'occasion de leur présenter quelques jeunes et fringants officiers !... Oh, je ne parle pas de vous qui êtes du contingent. Vous ne faîtes pas le poids ! Mais vous êtes invités tout de même en tant officiers !... Bien sûr, vous n'avez pas de tenues jaspées. Vous aurez bonne mine en tenue de drap ! J'espère qu'elles sont propres ! Vous avez intérêt à les repasser impeccablement!... Je compte sur vous pour vous tenir convenablement. Il y aura de quoi boire et vers la fin de la fête il y aura de la viande saoule ! Bon ! Dîtes-moi tous les deux ? Savez-vous vous présenter correctement à un colonel ? Et à une colonelle ? "

Nous nous regardâmes à nouveau, l'air complètement idiot.

" Non, mon capitaine.

- Nom de Dieu, il faut tout leur apprendre !... Pour le colonel : vous faîtes face ; vous saluez ; vous vous découvrez de la main droite et passez votre képi sous le bras gauche, comme ceci ; vous vous présentez et ajoutez : mes respects, mon colonel !... Compris ? Pour la colonelle, maintenant. Vous êtes décoiffé, vous n'allez pas remettre votre képi, tout de même ! Coup de bouc pour saluer, mes hommages madame la colonelle, et vous faîtes le baisemain !... "

Nouveau coup d'œil inquiet échangé avec Veyrac. Le pitaine nous observait, moqueur.

" Vous n'avez jamais pratiqué le baisemain, Mais d'où sortez-vous, nom de Dieu ? Qu'est-ce qu'on vous a appris à l'École des Officiers de Réserve?  Autrefois, on apprenait aux élèves les bonnes manières; on leur apprenait même à danser !... Être officier, c'est appartenir à l'élite! On ne vous a pas dit ça? Il faut donc savoir se tenir correctement dans le monde. De plus la plupart des officiers épousent des bourgeoises! Apprenez qu'un officier d'active épouse ou une femme du monde ou une pute !  Bon ! Dans ce dernier cas, il doit lui apprendre à se conduire comme une femme du monde ; l'ennui  est que ça se voit toujours un peu, surtout si elle picole !... Bon ! Passons à la pratique !... Vous devez attendre qu'elle vous tende la main. Surtout, n'allez pas la chercher vous-mêmes ! Vous l'attrapez comme cela... Attention!  Il ne faut pas amener sa main à votre bouche, mais vous pencher jusqu' à elle !... Et vous faîtes semblant de la baiser. N'allez pas lui baver dessus comme un bouseux !... Allez les gars, il faut vous entraîner; vous, vous êtes la colonelle... Vous, vous la saluez ! Exécution !"

Pendant un quart d'heure nous jouâmes à tour de rôle la grande scène du baisemain, jusqu'à ce que le capitaine fût satisfait. Ah! Si nos hommes nous avaient vus ! Nous devions avoir l'air fin !

Le lendemain soir, nous nous en tirâmes pas trop mal. La soirée commença de façon charmante, très mondaine. Musique douce, petits fours, champagne... Les officiers étaient en tenue jaspée, avec décorations ; ces dames en robes longues. Les uns péroraient, les autres minaudaient... Quand à nous, les aspirants et sous-lieutenants du contingent, avec nos pantalons de gros drap et nos blousons ridicules, nous n'étions pas à notre  aise. Nous n'appartenions pas tout à fait à ce monde et on nous le faisait quelque peu sentir. Nous faisions bande à part et nous nous ennuyions ferme.

Dessin de Rouquier.

La soirée d'éternisant, ces dames quittèrent peu à peu les lieux. Depuis un moment déjà l'ambiance s'échauffait dans la salle abritant le salon-buffet-bar, laquelle prenait carrément des allures de bastringue. Un capitaine de la Légion, chauve et rougeaud, déjà saoul comme un polonais, entraînait ses collègues dans une java effrénée. La réception mondaine se muait en un dégagement épouvantable.

Et cela se termina bien entendu par des chansons de corps de garde. Le colonel finit lui-même par s'éclipser lorsque les plus anciens du 4 ème entonnèrent l'hymne du régiment :

 

"Quand un Turco rencontre une Espagnole,

Il l'a cajole, la carambole,

Et puis se trompe de trou..."

 

Le capitaine nous dénicha dans une pièce plus tranquille où certains d'entre nous commençaient à roupiller et nous entraîna dehors.

"Allez, les jeunes et fringants sous-lieutenants, finit la rigolade. Il faut rentrer au bercail. Ahmed, debout fainéant, nous rentrons !... "

Pressé de se coucher, Ahmed roulait à toute allure dans la nuit glacée qui nous dégrisait. Au bout d'un moment, le capitaine nous confia :" Et savez-vous pourquoi le colonel s'est barré quand on a commencé à chanter, Et bien dans sa jeunesse, avant de commander un régiment de tirailleurs, il a réellement épousé une Espagnole..."

Les brêles de la Compagnie Portée 

Compagnie Portée signifie que les hommes disposent pour leurs déplacements, soit d'animaux de selle ou de bât (chevaux, mulets, dromadaires...), soit de véhicules terrestres ou aériens (tout engins automobiles, hélicoptères...).

Lors de mon passage à Aïl el Ibel, la Compagnie Portée du 4e RT était nantie de trois types de véhicules : jeeps, 4x4 Renault et 6x6 Dodge, auxquels il faut ajouter une ambulance...

Avant mon arrivée avaient aussi été utilisés des Half Track américains que certains regrettaient. Nous étions aussi dotés, traditionnellement, de brêles, mot d'argot militaire venant du terme arabe signifiant mules ou mulets 1. J'écris traditionnellement car ces animaux font partis du folklore des troupes de l'Armée d'Afrique. Les tirailleurs, comme les Goumiers, les Spahis, les Zouaves et autres Chasseurs d'Afrique se distinguaient du commun des militaires français par leurs uniformes à l'orientale, leur musique la nouba, leur mascotte un bélier et les mules2! Nous possédions dont d'un vrai troupeau de onze bêtes parquées en arrière du poste. Des animaux calmes, tranquilles, donc s'occupaient un sergent et quelques hommes3.

Ces braves bêtes sortaient peu  de leur maigre pâturage. D'après les souvenirs du capitaine, on en emmenait quelques unes lors d'opérations dans le djebel où elles assuraient le transport de postes de radio et de leurs piles, de brancards prévus pour d'éventuels blessés, de couvertures, de la trousse du toubib, de boîtes de rations et de boissons diverses, et bien entendu de leur propre alimentation... Avant mon arrivée, le bordj d'Aïn el Ibel abritait l'EMT.2 et les deux officiers supérieurs qui le commandaient, un commandant et son adjoint un capitaine, deux vieux soldats qui avaient "fait" 39-45, la Campagne de Tunisie et celle d'Italie, la France, l'Allemagne, l'Indochine... et qui tenaient à accompagner les compagnies dans le djebel. Ces anciens, quelque peu fatigués, appréciaient parfois l'aide d'une brêle à laquelle ils s'accrochaient dans les montées difficiles.

Le capitaine me raconte encore qu'il avait aussi utilisé les mules pour effectuer des patrouilles nocturnes autour du village. Les hommes étaient donc montés et ces sorties étaient beaucoup plus silencieuses que les véhicules.

Photos : médecin Roulaud EMT 2 du 4e RT

J'avoue ne pas les avoir vus souvent crapahuter. Si quelques unes devaient participer à une opération, les muletiers eux se levaient deux heures avant le reste de la compagnie pour les préparer et surtout pour les faire grimper dans les camions et les y maintenir... Quelle histoire!

Deux détails curieux pour terminer. J'appris un jour que l'une de ces bêtes touchait une solde plus élevée que les autres. Le major m'apprit qu'elle était revenue d'Indo avec le grade de caporal-chef et que, comme pour les hommes, une différence de grade entraîne une différence de solde. Le second détail pourrait à lui seul être le sujet d'une anecdote. Un soir, le capitaine nous raconta spirituellement l'histoire au mess, à l'heure de la fine champagne.

Lors d'une opération dans le Bou Kahil, une brêle fit une mauvaise chute dans un ravin et se tua. Problème ? Que faire ? Par radio, il contacta un véto militaire à Djelfa et lui demanda la marche à suivre. "Réglementairement, il faudrait que je vienne constater le décès, mais ce n'est pas possible ! Vous récupérez le harnachement et le matériel qu'elle transportait, mais surtout vous me rapportez le sabot qui porte son numéro matricule marqué au fer !" Eh oui dans l'Armée, les brêles et les chevaux, les chiens et certainement les pigeons voyageurs, ont un matricule comme les hommes. Le sabot fut donc ramené avec un rapport de l'accident à l'État-major de Djelfa. Après lecture et constatation, le vétérinaire vérifia l'exactitude du numéro matricule du sabot, conserva le rapport et remercia le porteur des documents. " Vous pouvez garder le sabot en souvenir. Que voulez-vous que j'en fasse ?" Depuis ce jour, ledit sabot, dûment formolisé, séché et vernis, prit place sur le bureau du Major en tant que presse-papiers. Le sabot de brêle est plus petit que celui de cheval ; parfaitement nettoyé, luisant, le fer poli, c'était un objet curieux, qui faisait la fierté du Major4.

Un matin, très tôt, on frappe au bureau du capitaine. C'était le Major ! "Mon capitaine, on a volé le sabot de la brêle !... " Scandale ! Inspection générale ! La compagnie est mise sens dessus dessous ! Le sabot introuvable est le sujet de toutes les conversations dans les deux mess. Un inconnu lâche alors : " Si ça se trouve, c'est un clebs5 qui l'a bouffé !" Un illuminé fonce au dépôt d'ordures où traînent tous les chiens du village... et revient, triomphal, avec le sabot ! Cela se termina bien entendu par force rigolades et tournées générales.

 

 

1 - Il est intéressant de consulter, sur le site de Google "Mulets militaires", l'étude du Vétérinaire Biologiste Général-Inspecteur Claude Milhaud et du Vétérinaire en Chef Jean-Louis Coll, intitulé : "Utilisation du mulet dans l'Armée française". 

2 - Je devrais ajouter le BMC, en clair le Bordel Militaire de Campagne. Lire à ce sujet l'intéressant ouvrage du Lieutenant-colonel Christian Benoît " Le soldat et la putain" Editions Pierre de Taillac. 2013. 14640 Villlers-sur-Mer. À la dernière guerre mondiale, le transport en Corse, en Italie et en France des troupes françaises d'Afrique du Nord, ralliés aux alliés, incomba à la Marine américaine. Ces puritains de Yankees furent choqués de ce qu'on leur faisait transporter. Deux courts témoignages extraits de ce livre :

- La Marine américaine fut confronté (e) pour  la première fois au transport de goumiers et des femmes qui les accompagnaient..."

- Le 10 juillet les goums embarquent : Effectif théorique : 4000. Malgré tous les comptables d'Amérique, de France et les contrôles au port, nous partirons 9000 avec mulets et chevaux, sans oublier les femmes."

Ces BMC sont composés de femmes originaires d'AFN et seules les unités d'Afrique en possèdent. 

3 - En Français populaire, brêle est devenu synonyme d'imbécile, têtu, borné, pas très futé... On dit : c'est une brêle ! comme on dirait en Français : c'est un âne ! Même origine pour les mots brelage (équipement de sangles de cuir ou de cordage soutenant des cartouchières) et brélé, équipé d'un brelage. 

4 - Le fait de rapporter comme preuve de la mort le sabot d'un équidé n'est pas récent. A ce propos, ce passage de "Napoléon devant l'Espagne", de J. Lucas-Dubreton, 1946 (L'Empereur poursuit l'armée anglaise commandée par Moore, tentant de lui couper la route avant qu'elle parvienne à la mer) : " La course vers Benavente continuait. Une poursuite homérique; Moore, qui a renoncé à toute offensive et dont le seul but est de s'embarquer à la Corogne, n'a plus que douze heures d'avance, mais il a fait sauter le pont sur l'Esla et il faut franchir un guet; sans attendre, les chasseurs à cheval de Lefebvre-Desnoëttes passent, sont faits prisonniers... Moore reprend du champ, pousse ses hommes à marches forcées ; la route derrière lui est jonchée de chevaux qui ont tous une balle dans la tête et un sabot de moins, car " chaque soldat contraint d'abandonner son cheval doit apporter le sabot comme pièce à conviction". "

5 - Cleps = argot militaire emprunté à l'arabe Kléb (chiens)

PV mort d'un mulet

Le sous-lieutenant Rouquier est muté à la 5ème Compagnie stationnée à : Messad