Djebel Mergueb

Djebel Mergueb

18 mars 1961. Le capitaine commandant la Compagnie Portée a envoyé trois de ses sections en ratissage sur le flanc Sud du djebel Mergueb. Les véhicules nous ont amenés à la sortie des gorges de Messad. Ils nous attendront beaucoup plus au Sud-Ouest, protégés par la quatrième section.

Les trois sections marchent en tirailleurs, c'est-à-dire en ligne, les équipe FM en retrait, armées des toutes nouvelles AA52 que nous venons de toucher en remplacement des vieux 24-29. Veyrac et sa 2ème section progressent au Sud sur un terrain presque plat et sablonneux ; Je marche à l'Ouest à flanc de montagne avec ma 1ère section; au centre le sergent-chef Rebel avec la 3ème section. Mon terrain n'est pas difficile : de longues croupes caillouteuses coupées d'oueds à sec, de ravineaux descendant de la ligne de djebels. Il doit être 9 heures du matin. Nous avançons depuis deux heures peut-être. Je marche à dix mètres des voltigeurs de pointe, avec mon radio, Marceau, un tout jeune chtimi à la figure poupine et rougeaude? Le caporal-chef Durand lui a parfaitement enseigné l'utilisation du C10 et lui a bien appris à toujours resté collé à son chef de section.

Mes premiers tirailleurs atteignent la rive Sud d'un large oued, s'arrêtent. J'arrive à leur hauteur lorsque le caporal Chetah se jette à terre en me soufflant : " Mon lieut'nant ! des fells dans l'oued !" Tout le monde s'est couché, mais trop tard, ils nous ont vus. Dans mes jumelles, je vois quatre, non cinq types, en treillis roses, courir vers le Nord dans un ravineau qui les cache par endroits. Ils sont à deux cents mètres, J'avertis Veyrac et Rebel et donne l'ordre de foncer. Si les rebelles atteignent les collines, nous les perdons !

" Mon lieutenant, le lieutenant Veyrac a averti le capitaine et a alerté l'aviation !"

Nous descendons la longue berge qui mène au centre de l'oued et la pente nous permet de gagner un peu de terrain, mais les fells courent comme des lièvres. Impossible de la suivre à la course ! Ils nous distance petit à petit...

Tout à coup un ronflement terrible surgit dans notre dos, nous dépasse brutalement. C'est le piper qui remonte l'oued à 10 mètres du sol! Il arrive au-dessus des fuyards qui s'aplatissent dans les buissons. Cela va gêner leur progression et les retarder. Le radio ma passe le combiné.

L19 de l'ALAT stationné à Djelfa

" Parvaux noir de Baron mouchard. Alors vous n'avez ni cheval, ni camion aujourd'hui ?...J'ai repéré vos fellouzes, à 250 mètres devant vous. Les T6 ont quitté Djelfa. Ils arrivent. Je me charge de les guider. Ne vous en occupez pas. Foncez !" C'est l'observateur de la poursuite de l'oued Seddeur ! il se marre !

Nous continuons de courir. Les rebelles ont compris qu'ils ne craignaient rien du piper et ont eux aussi repris leur course vers les rochers. Le petit avion virevolte au-dessus d'eux, se faisant le plus menaçant que possible, au risque de se faire tirer dessus. Cela doit durer depuis déjà un bon moment, mais dans l'action, on perd un peu la notion du temps.

T6 en attente d'appui feu.

Ça y est, voilà la chasse ! Guidés par le piper, les deux T6 plongent loin derrière nous, tirent, nous dépassent dans un bruit d'enfer. Nous avons instinctivement plongé au sol à leur passage. Les roquettes explosent aux abords du ravin. Je vois derrière la fumée et la poussière des impacts les fells se relever et repartir au galop. Les chasseurs font un vaste virage et reviennent dans notre dos. Nous et les fells, nous nous couchons d'un même mouvement. C'est très impressionnant : les avions commencent à tirer loin encore derrière nous comme si nous étions leur cible. Ils passent très bas au-dessus de nos têtes et nous recevons les douilles brûlantes éjectées par leurs mitrailleuses. Juste après leur passage, nous repartons en avant. Les avions reviennent ainsi plusieurs fois. Je comprends que c'est leur seule façon d'atteindre l'ennemi qui commence à s'engager dans les rochers. Leur problème est d'éviter les collines, de reprendre de l'altitude et de virer assez tôt pour ne pas se planter.

Nous atteignons les rochers à notre tour. Nous ne voyons plus les rebelles, touchés ou cachés parmi les blocs. Marceau me suit comme mon ombre. " Mon lieutenant ! l'observateur dit qu'il y a un type derrière ce rocher !" Sandoz balance une grenade par-dessus la petite crête et saute derrière. " Il était mort, mon lieutenant ! Mais attention, les autres sont pas loin !"

La section du sergent-chef Rebel nous a rattrapé, nous dépasse sur notre droite afin de couper aux survivants l'accès au djebel. Nous continuons de progresser mais avec prudence. Les avions ne peuvent plus intervenir et se sont éloignés. Je ne vois plus le piper et le radio semble l'avoir perdu. Le terrain est devenu difficile, hérissé de rochers énormes, couvert de buissons, autant de pièges possibles.

Devant moi marche le caporal Madani, toujours dépoitraillé, en chapeau de brousse et armé d'un MAS 49-56. Il est précédé de son chien, un grand bâtard sympathique, qui l'accompagne partout. Au moment où Madani passe à gauche d'un énorme rocher, son chien fait un bond et aboie. Le caporal effectue un brusque quart de tour à droite et tire plusieurs coups de feu, l'arme à la hanche. Un second fell ! son chien vient de lui sauver la vie !

A cent cinquante mètres à droite s'élève une lourde fumée noire. A quoi les tirs ont-ils pu mettre le feu ?

Le sergent Belhaouas, de la trois, le cavalier de l'oued Seddeur, me dépasse sur ma droite, à une trentaine de mètres.

"Mon lieut'nant ! Y en a deux devant toi, derrière le gros caillou !"

- On va les fixer avec l'AA52. Essaie de t'approcher par au-dessus !

- Mais je suis à découvert, mon lieut'nant ! Y vont m'avoir. Enfin c'est comme tu veux ! In cha' Allah !

Les deux rebelles sont rejoints. Ils sont morts.

Le cinquième est introuvable. Rebel fouille le terrain plus haut dans l'espoir de le découvrir.

"Mon lieutenant ! Le lieutenant Veyrac."

- Parvaux noir 2 à Parvaux noir 1. Le piper a dû s'écraser. Je ne le vois plus, ne l'entends plus. IL y a un feu terrible devant toi, derrière la crête. Vas voir !

- D'accord. Ici tout paraît terminé. J'y vais !

Passés la crête, nous découvrons horrifiés, le petit avion qui brûle toujours. Nous nous précipitons, mais hélas, il n'y a plus rien à faire. L'avant n'est pas abîmé par la chute. On dirait qu'il a été plaqué au sol brutalement, de haut en bas. Sous l'effet du choc ou de la chaleur les ailes ont épousé le relief du sol. Les vitres du cockpit ont explosé. Les cadavres du pilote et le observateur sont dressés, les bras en l'air, comme s'ils avaient voulu s'échapper. Ils sont affreusement calcinés. Les mains ont disparues. des bras charbonneux dépassent des os blancs. Le sommet de leur crâne est béant et je ramasse dans ma carte ce que je pense être un débris de cervelle. Les tirailleurs parviennent à extraire les corps encore brûlants de l'appareil. Ils les recouvrent de pierre afin d'étouffer les flammes, n'ayant plus d'eau dans leurs bidons. Ma canne est brisée dans l'opération. Il règne une horrible odeur de grillade...

Veyrac me rejoint. Nous sommes très touchés par ce drame. Il me dira plus tard que c'était jour de repos pour l'observateur mais, qu'apprenant qu'il s'agissait de la CP, il s'était porté volontaire. Une semaine auparavant, il avait été notre invité au bordj, avec sa femme et ses enfants.

Un H34 se pose et en jaillit un médecin de l'aviation. " Y a-t-il un espoir ? " demande-t-il. Tu parles ! je lui tends ma carte d'Etat-Major. Il va vomir derrière l'hélico. Nous y chargeons les corps et, au moment du décollage, les T6 qui sont revenus effectuent au-dessus de nous un long tonneau en l'honneur de leurs camarades.

D'après les aviateurs ce serait un rabattant qui aurait plaqué l'appareil au sol.

Nous descendons de la colline et rejoignons les camions que la capitaine a fait venir jusqu'à nous. Il nous félicite, mais le cœur n'y est pas. Le sergent-chef Rebel s'est chargé de ramener les corps des quatre rebelles abattus. Ils sont allongés dans un 6X6, dans leurs curieux treillis roses auxquels ils avaient accroché des branchages afin de se camoufler. Il y a cinq fusils de guerre, trois Stati italiens et deux Mauser. Il y a aussi des tas de papiers d'identité, des cartes, des photos, une permission... La compagnie du capitaine Alzieu, venue du Nord en bouclage, découvrira dans le djebel le cinquième fellagha, légèrement blessé.

Le soir au mess, nous n'avons pas le cœur à fêter l’événement. Amère victoire !

Le lendemain, au repas de midi, le capitaine apporte une enveloppe.

"J'ai fouillé les documents saisis sur le fells avant de les remettre à l'Etat-Major. Ces types adorent la paperasse. Mais le plus beau le voici : des tas de photos. Et parmi elles, celles de militaires français du coin. Et parmi ces militaires, celles de mes deux sous-lieutenants !...

C'est la gloire !... Quand même, ces salauds, ils sont bien renseignés !..."

L'élixir d'amour

C'est à la CP que nous reçûmes le Théâtre aux Armées. Théâtre aux Armées est un bien grand mot pour la petite troupe qui vint nous rendre visite : un pianiste, un chanteur guitariste et un manipulateur-escamoteur. Ces trois "artistes" du contingent venus en 4X4 Renault, étaient accompagnés d'un chauffeur et d'un sergent assurant la régie et l'intendance du groupe.

L'arrivée de la troupe était tout de même un événement !

Le capitaine décida que le spectacle aurait lieu en soirée, après un dîner amélioré. Les artistes furent invités au mess et le repas fut particulièrement gai et sympathique. Ils allèrent ensuite se changer dans la camionnette. Toute la compagnie s'installa dans le réfectoire. À un bout, quelques tables assemblées servaient de scène sur laquelle avait été juché le piano. Le public s'assit sur les bancs et la séance commença. Le pianiste connaissait son affaire ; il nous régala de quelques morceaux à la mode et d'un court extrait de Chopin. Les tirailleurs, qui voyaient et entendaient un piano pour la première fois de leur vie, étaient hypnotisés, pétrifiés... Le guitariste vint ensuite chanter deux ou trois chansons que la radio ressassait inlassablement, suivies de trois ou quatre de son répertoire, totalement débiles. Un public en or applaudissait à tout va. Mais le plus extraordinaire fut le numéro de l'escamoteur. Après quelques manipulations assez classiques, il fit un tour dans la salle sous prétexte de serrer des mains, de prendre des spectateurs par les épaules, d'en heurter d'autres au passage... Il remonta alors sur scène et se mit à extraire de ses poches des montres, des portefeuilles, une paire de bretelle... Les propriétaires des objets étaient ahuris, se tâtaient le poignet et les poches, incrédules, puis vinrent sur scène récupérer leurs biens au milieu des rires de tous. Ce fut du délire! Comment ce type aussi adroit de ses mains pouvait-il perdre ainsi son temps au service militaire, même en étant affecté au Théâtre aux Armées ? Les tirailleurs étaient médusés et enthousiastes ! Quant à moi, j'essayais d'imaginer, cent ans plus tôt, le grand Robert-Houdin, le prince des prestidigitateurs, venu en mission dans cette nouvelle province française, au service du gouvernement de Paris et subjuguant de la même façon les chefs de tribus rassemblés.

Ce fut vraiment une soirée réussie.

À la fin du spectacle, le capitaine entraîna les artistes au mess pour le digestif final. Il officia lui-même derrière le bar, demandant à chacun ce qu'il désirait :

"Un whisky, répondit le guitariste.

- Une grande Chartreuse " osa l'escamoteur.

Le barman galonné farfouilla un moment derrière le comptoir, découvrit la boisson désirée, et, en versant une copieuse rasade ; il claironna encore : " Vous pouvez nous demander tout ce que vous voulez, nous avons un sacré choix là-dessous... Et, s'adressant au pianiste qui minaudait et faisait les yeux doux au toubib :

- Alors Mozart, qu'est-ce que je vous sers ? "

Ledit Mozart s'empourpra, baissa le nez et susurra timidement :

"S'il vous plait, mon capitaine...un Élixir d'Amour... "

Le coco de Billancourt

J'ai déjà dit que le 4e RT était à 90% constitué de Français de Souche Nord Africaine ( FSNA), les 10 % d'Européens restant étaient pour la plus grande partie les cadres, quasiment tous de carrière. Néanmoins, quelques jeunes du contingent nous arrivaient de temps en temps et nous les répartissions soigneusement car ils nous étaient particulièrement précieux. En général, ils savaient lire, écrire et compter, conduire un véhicule, manipuler du matériel moderne, etc... Certains d'entre eux étaient mutés chez nous par mesure disciplinaire, principalement pour leur couleur politique. Sur le bordereau qui les accompagnait leurs noms étaient soulignés en rouge. Bien souvent isolés dans des équipes ou des dortoirs de musulmans dont ils ne connaissaient ni la langue, ni les coutumes, ils ne pouvaient faire de prosélytisme et ne présentaient guère de danger pour le moral et la discipline du groupe.

Un beau jour, le caporal de semaine me présente le soldat Rivière Jean, arrivant du Centre d'Instruction d'Ajaccio, que le capitaine vient d'affecter à la 1ère section. Il me remet son dossier et nous laisse l'un en face de l'autre.

Rivière est petit, maigrichon, l'air futé. Un vrai titi parisien. Je l'interroge sur ses origines, son boulot, ses goûts... tout en parcourant sa fiche. Un peu intimidé tout de même, il me répond avec précision. Il est parisien en effet, mécano chez Renault, à Billancourt. Il est célibataire. Il a quatre frères et sœurs. Son père bossait déjà chez Renault... etc, etc ... Mais pourquoi ce petit bonhomme déluré et sympathique à priori est-il souligné en rouge sur sa fiche ? Ah, voilà l'explication : communiste, chef de cellule dans son atelier... Merde ! Quel cadeau ! Il est foutu de pourrir ma section !... Je les confie, lui et son sac, au sergent Campourcy et je vais voir le capitaine.

"Mon capitaine. Je viens de recevoir le nouvel affecté à ma section : Rivière. il est chef de cellule à Billancourt. Vous ne pensez pas qu'il peut me créer des problèmes ? Qu'est-ce que j'en fais ?...

- Bof ! Ici, il est noyé dans la masse. Que voulez-vous qu'il fasse ?... A propos, qu'est-ce qu'il vend dans le civil déjà ?

- Il est mécano chez Renault.

- Et bien, s'il aime la mécanique, faîtes-en un tireur à la 12,7 !"

Suivant le conseil de mon supérieur, je l'initiai donc, avec l'aide de Champourcy, au maniement et à l'entretien de cet engin impressionnant. Je lui passai même le fascicule de Cherchell concernant cette mitrailleuse lourde et qu'il apprit par cœur. J'avais un peu peur tout de même qu'au remontage il place un jour à l'envers, intentionnellement, une certaine pièce du mécanisme; ce qui entraîne inévitablement un verrouillage définitif de l'ensemble que l'on ne peut plus dissocier alors qu'au chalumeau. Mais nous n'étions plus à l'époque des frères Rambaud, fusillés le 22 juin 1940 pour sabotage ! (1) Mon féru de mécanique se passionna pour les armes automatiques qui n'eurent bientôt plus de secret pour lui et devint l'armurier de la section. Avec lui les incidents de tir disparurent. Et il faut reconnaître qu'au combat, il se conduisit toujours avec un calme et un courage exemplaire.

(1) Rambaud Roger, ajusteur aux usines d'aviation Farman de Boulogne-Billancourt, coupable de sabotage de matériel de navigation aérienne et son frère Marcel pour complicité de sabotage. N'oublions pas le Pacte de non-agression germano-soviétique de 1939, les communistes étaient alors les alliés des Nazis...

Note du Webmaster : Quelques années plus tard, pendant la guerre d'Indochine, les nombreux matériels, d'armements et de munitions sont sabotés depuis les usines de fabrication en France destinés aux militaires du corps expéditionnaires qui en pâtirent, entraînant des mutilations et parfois la mort.

"Un hôpital parisien qui demandait du sang pour les transfusions sanguines spécifiait que « ce sang ne servirait pas pour les blessés d’Indochine » car, à l’Assemblée Nationale, les députés communistes avaient exigé que « la collecte publique de sang ne soit jamais destinée aux blessés d’Indochine qui peuvent crever (sic) ».

Par ailleurs, outre les armes et les fonds adressés régulièrement au « grand frère vietminh », des tonnes de médicaments lui étaient également acheminés par l’Union des Femmes Françaises et l’indignation de nos soldats ne résultait pas tellement de ce que l’ennemi recevait de la Métropole des colis de pénicilline, mais du fait que, chaque jour, des soldats français mouraient, faute d’en posséder."

Source : Le rôle des communistes Français dans la guerre d’Indochine, par José CASTANO.

Embuscade

suivit de : Le baisemain, Les brêles de la Compagnie Portée.