La 5 ème Compagnie

Le camp où était installée la 5 ème Compagnie, à Messad, avait été construit par la Légion. Autour d'une immense place d'armes, au centre de la quelle s'élevait le mat des couleurs. Les bâtiments formaient un vaste U et l'ensemble était entouré d'un mur d'enceinte, pas très élevé, précédé d'un fossé. A l'extérieur se trouvaient d'autres aménagements indispensables tels que terrains de sport, petite piste d'attérissage, parc à véhicules avec pont, pas de tir, etc...

Le sous-lieutenant ROUQUIER, initialement affecté à Aîn el Ibel à la Compagnie Portée, nouvellement muté à la 5 ème Compagnie avec le même emploi de chef de section, témoigne amplement de son quotidien :

BAMBI :

Les légionnaire bâtisseurs du camp avaient vu grand. La place d'armes était immense et les sections assistaient aux couleurs sur un seul rang. Le militaire est un sentimental et s'attache volontiers à des animaux familiers. Nous avions des chiens, des chats, des caméléons, des fennecs...et une adorable mascotte : Bambi, une délicate et élégante gazelle. Absolument libre, Bambi trottait dans tout le camp, mangeait aux cuisines, passait la plus grande partie de son temps à glaner les mégots dont elle raffolait.

Un matin, alors que le drapeau tricolore montait lentement le long de son mât, toute la troupe au garde-à-vous, un homme poussa soudain un cri tout en effectuant un plongeon spectaculaire dans la poussière. C'était Bambi qui, pour une raison connue d'elle seule, avait pris 50 mètres d'élan et percuté à toute allure par derrière un Tirailleur. Le jeu dû lui plaire car pendant une quinzaine de jours il se renouvela tous les matins à la grande joie de ceux qui n'étaient pas pris pour cible.

Ouverture de route

Mission hebdomadaire de la 5 ème Compagnie : protection d'un convoi de véhicules civils qui, tous les mercredis, faisaient l'aller et retour Messad-Djelfa en traversant les gorges tenues par la Compagnie Portée. Le convoi comptait parfois jusqu'à une trentaine de camions transportant de tout : des indigènes, des bêtes, des marchandises diverses, des récoltes, du bois, de l'essence... Ils nous attendaient au départ de la piste. Nos véhicules arrivaient. Une section ouvrait la piste ; une autre roulait en serre-file. Ce jour-là la première section était en avant et j'étais dans la cabine du premier Panhard. Devant nous roulait la jeep du lieutenant Castagno, commandant en second la compagnie. (1). La piste faisait au moins cent mètres de large car elle se détériorait rapidement. Dès que la voie utilisée était creusée d'ornières, de nids de poule ou que s'y formait la redoutable "tôle ondulée", les chauffeurs prenaient, plus à droite ou plus à gauche, une bande de terrain vierge. La poussière soulevée était épouvantable et il était préférable d'être en tête du convoi.

La longue caravane roulait lentement derrière la jeep ; trop lentement sans doute au gré d'un civil conduisant un brinquebalant camion chargé de grenades, fruits produits en abondance dans la palmeraie de Messad. Tout-à-coup il déboîta, empruntant une des multiples pistes parallèles, remonta tout le convoi, dépassa en trombe la jeep et fonça vers le Nord. Il n'alla pas loin ! A quelques centaines de mètres de là, la piste traversait un oued à sec sur un radier de béton. De ma cabine je vis le camion civil plonger dans l'oued, disparaître complètement. A cet instant, jaillit de la dépression un geyser de cailloux et de fumée ! A travers le nuage je distinguai alors le camion qui remontait et stoppait de l'autre côté de l'oued. Une mine ! Heureusement pour notre transporteur pressé, l'engin avait fait long feu et explosé juste après son passage. Le gars, vert de trouille, inspectait sa cargaison un peu bousculée. Il laissa ensuite la première partie du convoi le dépasser et reprit piteusement sa place au milieu des autres.

Sagement, le lieutenant s'écarta d'une vingtaine de mètre de la piste habituelle, augmentant d'autant la largeur de l'autoroute Messad-Djelfa.

Pas de tir

Le pas de tir réglementaire comportait un vaste terrain plat, rectangulaire, avec ses emplacements à différentes distances, les cibles, la tranchée de palettage, des murettes de sacs de sable pour le lancement des grenades à main, et bien sûr une immense butte de terre. Les exercices de tir étaient fréquents, à toutes les armes en dotation : fusil MAS 49, MAS 49/56, pistolets-mitrailleurs MAT 49, mitrailleuses légères AA 52, pistolets MAC 50, grenades à main et à fusil.

Ces derniers engins nous posaient souvent des problèmes et leur maniement exigeait énormément d'attention et de précaution. Les grenades à main offensives et surtout les défensives étaient assez vieilles, datant pour beaucoup de la Deuxième Guerre Mondiale. Elles faisaient assez souvent long feu et parfois même refusaient d'exploser. Long feu, c'est-à-dire que la mèche lente qui communique le feu du bouchon allumeur au détonateur en six à sept secondes, ne fusait pas régulièrement, mais se consumait très lentement, en plusieurs minutes, voire parfois un bon quart d'heure. Lorsque le soldat lance sa grenade, il se met à l'abri et compte. (1) Si au bout de sept secondes, la grenade n'a pas explosé, il y a un problème ! On attend donc les vingt minutes réglementaires et on fait exploser l'engin défectueux d'une autre façon. Le plus simple est d'aller poser à côté une autre grenade dégoupillée qui la fera exploser par sympathie. Il faut faire vite !

Fusil lance-grenade, position du tireur à genoux.

Le tir des grenades à fusils était encore plus délicat et peu d'hommes appréciaient son utilisation. Tout d'abord, il fallait respecter impérativement sous peine d'accident les précautions essentielles lors du tir proprement dit : position du tireur à genoux, donc plus exposée durant un combat, utilisation d'une cartouche propulsive sans balle à ne pas oublier, retrait de la goupille de sécurité, position du doigt sur la queue de détente avec risque de fracture de celui-ci si le tireur ne maîtrisait pas le recul, habitude de l'utilisation de l'alidade de visée, penser à éviter tout obstacle aérien tel que fil électrique ou branchage, etc... Ensuite il arrivait fréquemment que la grenade, après une belle trajectoire, se plantât dans la terre meuble de la butte sans exploser. L'engin, armé par le départ du coup, était alors particulièrement instable et dangereux. Il fallait donc le retrouver, grâce à son empennage, ce qui n'était pas aisé s'il s'était enfoncé profondément, et le faire exploser à l'aide d'un pain de plastic posé au plus près. Et parfois on ne retrouvait pas la grenade !

Grenade à fusil Anti-personnel mle 48 et sa cartouche sans balle (feuillette) (photo du net)

(1) Je n'ai pas parlé d'un court comptage avant de lancer la grenade. Ce délai est vraiment angoissant pour les soldats du contingent et les FSNA que nous avions. Ça dépend aussi des circonstances et du terrain.

Explosion sur la butte de tir

Fervent de sport, le lieutenant Castagno, adjoint au capitaine Waldeck, avait organisé un tournoi de volley ce soir-là. A dix-huit heures, après le travail, nous nous retrouvons donc, douze officiers et sous-officiers en shorts et maillots, prêts à en découdre. Le soleil est moins vif et la chaleur beaucoup plus supportable. Le filet est tendu sur le terrain de foot et déjà les tirailleurs-spectateurs sont en place. Castagno saute dans une jeep et nous prend au passage. Nous sortons du camp et nous nous dirigeons vers le terrain lorsque l'explosion se produit juste en face de nous.

C'est au delà du terrain de foot, sur la butte de tir ! De la poussière et de la fumée ! Une nuée de gosses reflue en hurlant !

"Vous revenez ! Prévenez le toubib et les infirmiers. Alertez l'hosto, à Djelfa !"

Nous restons trois dans la jeep et fonçons sur le lieu de l'explosion. Déjà, des femmes des nomades ont accouru des Khaïmas proches et récupèrent leurs rejetons en vociférant. Il y plusieurs petits corps étendus. Les tirailleurs arrivent en courant et nous aident à maintenir les parents, à les empêcher d'emporter leurs enfants blessés. Le toubib arrive à son tour avec l'ambulance. Il y a trois blessés graves ; une dizaine n'ont reçu que des blessures légères, un petit éclat, un caillou. Tous sont amenés à l'infirmerie.

En jouant sur la butte, les enfants ont fait exploser une grenade à fusil. Le corps de l'engin est fait d'une sorte d'alliage qui se fragmente en une multitude de morceaux très petits mais extrêmement dangereux.

Je me souviendrai toujours de la petite fille allongée sur la table de l'infirmerie, inconsciente. Son torse dénudé laissait voir de minuscules blessures qui saignaient à peine. Mais à chaque expiration, elles laissaient échapper un bouillonnement de petites bulles roses, une mousse sanglante.

En pleine nuit, un petit Piper parvint à se poser sur notre piste de fortune en embarqua les trois gosses. Je ne sais s'ils s'en sortirent.

Nous ne pûmes jamais savoir si les nomades avaient emporté sous leurs tentes d'autres enfants blessés.

Qui était réellement responsable ? Les habitants savaient parfaitement que les terrains militaires étaient interdits aux civils et qu'ils devaient s'en tenir suffisamment éloignés. Le capitaine aurait peut-être dû être plus répressif. Mais comment empêcher les gosses de fouiller les abords d'un campement militaire ? On y trouve tant de trésors, des cartouches oubliées, des étuis de laiton, des balles tordues, des lames-chargeurs... Moi-même, je me souviens des années de guerre à Paris. La fin des alertes à peine signalée par les sirènes, nous courions dans les rues ramasser les éclats d'obus de la Flack allemande. Et après la Libération, dans les ruines des murailles du château de Vincennes, nous recherchions ces espèces de macaronis noirs qui brûlaient instantanément avec de si belles étincelles...

Je marie mes soldats

Messad, il est 16 heures. je suis cloîtré dans ma chambre.

Dehors, quelques vociférations, et on frappe à ma porte. A mon invitation, deux hommes entrent et saluent. Ben Gué..., mon second, et Miloud, pourvoyeur F.M., lesquels ne semblent pas du tout d'accord. "Mon lieut'nant ! Miloud faire des histoires terribles à cause de sa solde. Lui pas comprendre rien à rien. Il s'est engueulé avec le major qui lui a donné huit jours..." Ça, je n'apprécie pas ! Durant tout mon temps de commandement je n'ai jamais puni un de mes hommes, et ce n'est pas un gratte-papier qui va se permettre ce geste.

"Repos, Miloud. Dis-moi ce qui ne va pas."

Miloud est un tout jeune engagé, originaire de la région de Bou Saada. Il n'est à la compagnie que depuis quatre mois. Il parle pas trop mal le français.

"Mon lieut'nant, je touche pas assez ! Les autres touchent plus que moi...C'est pas juste !"

- Mais les autres sont plus anciens que toi ; ou ils sont gradés; ou ils ont une famille...

- Je sais, mon lieut'nant. Mais Benosmane, il est comme moi, et il touche plus !

- Vous voyez, mon lieut'nant, intervient Ben Gué..., il comprend rien. Il est pire qu'une brêle !

- Allons voir le major. Je veux tirer ça au clair."

Nous voilà dans le bureau du major Oli... qui distribue la solde aux hommes de la deuxième section. Je demande des explications au scribouillard de service.

" Mon lieutenant, c'est tout simple : Miloud et Benosmane ont la même ancienneté, mais Benosmane est marié et a deux gosses. Il a donc en plus, une prime en tant que chef de famille et la prime d'éloignement.

- Mais moi aussi j'ai une femme et deux enfants, argumente Miloud.

- Ça, mon vieux, ça ne figure pas dans tes papiers. Réglementairement, tu es célibataire.

- Excusez-moi, mon lieutenant, se permet alors l'adjoint du major, clerc de notaire dans le civil, mais le soldat Miloud n'est peut-être marié que devant le Cadi et non civilement, ce qui expliquerait l'absence de livret de famille...

- Miloud, écoute bien. Lorsque tu t'es marié, est-ce que tu es allé signer à la mairie ? As-tu un livret de famille ?

- Non, mon lieut'nant. On a fait dans la famille. Pas à la mairie... Mais j'ai deux enfants et je dois toucher plus... Comme Benosmane !"

Voilà donc l'explication. Mais comment remédier à cette situation , Nous n'allons pas tout de même lui accorder une permission pour aller se marier ! D'autres ont la priorité !

" La solution la plus simple, hasarde l'adjoint, me paraît être un mariage par procuration. Il donne pouvoir à un parent proche, un frère par exemple, d'épouser sa femme en son nom. Le maire enregistrera l'acte et nous fera parvenir le livret de famille. Il pourra alors toucher sa solde augmentée des primes réglementaires et correspondant à sa situation... Je peux vous indiquer la marche à suivre, mon lieutenant."

Et c'est ainsi que, grâce au clerc, et par l'intermédiaire de l'officier de la S.A.S du village de Miloud, je mariai mon bonhomme. Cela se sut et je dus en marier deux autres par la suite.

La leçon de danse

C'était l'heure de la sieste et je somnolais tout habillé, un livre à la main, lorsque l'on frappa doucement à ma porte. " Oui ! Entrez !"

La porte s'ouvrit sans bruit et la tête de Mario, le radio, apparut, hilare.

"Mon lieut'nant ! Si vous voulez vous marrer, venez voir. Ça vaut le jus !..."

Les occasions de rigoler n'étant pas si nombreuses que ça, je me levai et suivis mon bonhomme. Marchant devant, sur la pointe des pieds, il me fit signe d'avancer dans le plus grand silence. Au bout du couloir il y avait déjà quatre ou cinq types réunis devant la porte du sergent Laborde. Je m'approchai tout doucement derrière Mario. Les gars écoutaient la musique provenant de la chambre en étouffant de rires contenus.

Alors, brutalement, Mario ouvrit la porte ! Et Laborde surpris se figea au milieu de la pièce dans une posture à la fois élégante et ridicule, les pieds posés sur des marques faites à la craie sur le plancher. Il était écarlate ! La musique continuait toute seule : un tango argentin sensuel et dévastateur ! Nous étions nous aussi paralysés, partagés entre la gène et la franche rigolade.

"Alors sergent, on apprend à danser ? " fit Mario perfidement.

Laborde ne prit pas la chose au tragique et nous expliqua sa méthode, découverte dans un magazine et qu'il avait commandée par correspondance. Il avait reçu un 45 tours avec quatre danses différentes et un petit manuel comportant des plans de pas numérotés à dessiner sur le sol. Ensuite, il suffisait de suivre le rythme en plaçant ses pieds sur les marques. Chacun de nous essaya la méthode qui nous sembla très simple, du moins pour ceux qui savaient déjà danser. Pour les néophytes, cela était nettement plus délicat. Et surtout pour le pauvre Laborde, horriblement timide, maladroit, et n'ayant aucune notion du rythme.

Finalement Mario eut pitié du pauvre diable, et attrapant son collègue Stocko par la taille, il lui lança :

" Regarde bien sergent ! On va te montrer comment on guinche à Paname !..."

Et c'est ainsi qu'une école de danse entra en fonction pour quelques jours dans la station radio de la 5.

à Suivre ...Paul Cazelles