Par Margaux Chappe, étudiante en 3ème année (FIFB)
Comme l’a affirmé le président sud-africain C.Ramaphosa lors du sommet des BRICS en août 2023 : « Les BRICS sont un groupe diversifié de nations », « Il s'agit d'un partenariat égal entre des pays qui ont des points de vue différents, mais une vision commune d'un monde meilleur ». À l'heure où les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) se positionnent comme une alternative crédible à l'hégémonie occidentale, la restructuration des alliances globales bouleversent les rapports de force mondiaux. Le sommet du Forum sur la Coopération sino africaine, début septembre, s'inscrit pleinement dans cette dynamique. Renforçant ses liens économiques et stratégiques avec le continent africain, la Chine se présente comme un partenaire alternatif aux anciennes puissances coloniales, affichant sa volonté de développer une coopération Sud-Sud. Ce sommet réaffirme la volonté des pays du Sud, incarnée par les BRICS et notamment la Chine, de refaçonner l'ordre mondial, permettant aux pays en développement d'exercer plus d'influence sur la scène internationale, hors de toute tutelle occidentale.
L'émergence des BRICS et leurs rapprochements stratégiques avec le Sud Global marquent-ils véritablement l'avènement d'un nouvel ordre mondial post-occidental ? Si ces alliances économiques et politiques semblent accélérer l'érosion de l'hégémonie occidentale, il reste à savoir si les BRICS peuvent constituer un front uni dans un ordre mondial multipolaire. En effet, bien que ces pays partagent une volonté commune de contester la domination occidentale, leurs divergences internes, notamment en matière de politique étrangère, d'intérêts économiques ou de rivalités géopolitiques (comme entre la Chine et l'Inde), compliquent la constitution d'un bloc homogène. Par ailleurs, un nouvel ordre international multipolaire pourrait redistribuer les cartes du pouvoir, affaiblissant l'influence traditionnelle des États-Unis et de l'Europe tout en renforçant l'autonomie stratégique des puissances émergentes. Cependant, cela pourrait aussi créer un système plus instable, marqué par une compétition accrue entre pôles de pouvoir, rendant plus difficile la coopération globale sur des enjeux communs comme le climat ou la sécurité internationale. Dès lors, la question demeure : assistons-nous à un véritable tournant ou à une "simple" réorganisation des rapports de force mondiaux ?
Face à ces incertitudes, cet article propose d'examiner la manière dont la Chine renforce ses liens économiques et politiques au travers de récents rapprochements stratégiques avec la Russie et l'Afrique notamment. L'essor d'un Sud Global uni, incarné par les BRICS, symbolise un pivot vers l'Est et semble accélérer l'érosion de l'influence occidentale dans ces régions. Cette transition marquera-t-elle ainsi une transition vers un possible nouvel ordre mondial multipolaire ou bien ne restera-t-elle qu'une tentative embryonnaire ?
I. L'ESSOR D'UN NOUVEL ORDRE MONDIAL MULTIPOLAIRE POST-OCCIDENTAL
A) La fin du leadership occidental : le retour à un ordre international anarchique ?
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Occident, mené par les États-Unis et leurs alliés européens, domine la scène internationale, imposant son modèle économique, politique et culturel. Cette hégémonie, autrefois incontestable, semble aujourd'hui en déclin. L'historien britannique Niall Ferguson évoque l’"effondrement lent" de l'Occident, soulignant que des crises internes, comme la montée du populisme, l'érosion de la démocratie et les divisions géopolitiques croissantes, affaiblissent son influence globale. Selon lui, ce déclin progressif de l'influence et de l'autorité de l'Occident sur la scène mondiale renvoie avant tout aux tensions entre les États-Unis et l’Europe, et les désaccords sur des questions centrales comme la sécurité, la défense ou la politique énergétique. Ces divergences, exacerbées par le retrait progressif des États-Unis du leadership global et le tournant isolationniste de certaines de leurs politiques, affaiblissent la capacité de l’Occident à agir de manière coordonnée face aux défis globaux et à la concurrence économique et culturelle de puissances émergentes comme la Chine et la Russie. L'économiste américain Fareed Zakaria évoque de son côté un "monde post-américain", où les États-Unis, bien que toujours puissants, ne jouent plus le rôle de leader incontesté. Ce constat fait suite à la gestion controversée de crises récentes, comme le retrait précipité d’Afghanistan en 2021, ou la réponse désorganisée à la pandémie de COVID-19, qui reflètent des faiblesses structurelles au sein des puissances occidentales. Ces deux exemples ont permis de souligner l'incapacité des pays occidentaux à coordonner des réponses efficaces et durables, érodant ainsi leur crédibilité et leur position de leaders sur la scène internationale.
Aujourd'hui, aucune puissance ne semble en mesure de s'imposer comme le nouveau leader mondial. Les États-Unis sont aujourd'hui confrontés à des fractures internes profondes, illustrées par des tensions politiques extrêmes, avec des votes au Congrès de plus en plus polarisés, rendant difficile l’adoption de législations, même sur des questions urgentes comme le budget fédéral ou la dette. Une polarisation partisane et plus généralement idéologique que l'on retrouve sur des questions de société telles que l'avortement, les droits LGBTQ+, le contrôle des armes, et les politiques de diversité et d’inclusion. Ces désaccords idéologiques exacerbent le clivage entre les États plus conservateurs et les États plus progressistes, menaçant la cohésion nationale et paralysant le système de gouvernance. Des tensions qui en définitif sapent la stabilité politique des Etats-Unis, ternissant leur image de modèle démocratique et de leader sur la scène internationale. L'Union européenne, de son côté, doit gérer des défis économiques, migratoires et sécuritaires, tout en maintenant une cohésion politique fragilisée par des crises récurrentes, comme le Brexit ou les tensions avec la Hongrie et la Pologne. La Chine, bien qu'émergente, fait face à un ralentissement économique, expliqué par différents facteurs interconnectés, relate le journal Le Monde. Parmi eux, la crise que connait depuis trois ans le secteur immobilier, la réduction de la consommation des ménages chinois depuis 2022, et le vieillissement rapide de la population, réduisant la main d'oeuvre disponible et augmentant les dépenses sociales. De son côté, la Russie, malgré ses ambitions géopolitiques, subit des sanctions économiques lourdes à la suite de la guerre en Ukraine. Chaque grande puissance fait aujourd’hui face à ses propres problématiques internes, ce qui semble plonger le système international dans une forme de désordre, suggérant un retour à un ordre anarchique privé d'un leadership reconnu.
B) Les BRICS : une volonté affichée de prendre la relève
Ce constat n'est-il pas pour autant prématuré ? La montée en puissance du collectif des BRICS nous offre un contre-narratif. Ces pays, représentant près de la moitié de la population mondiale et 35% du PIB global, profitent du déclin occidental pour afficher leurs ambitions internationales. Selon Samuel Huntington, dans Le Choc des civilisations, l'opposition entre les visions portées par les BRICS et le modèle occidental est inévitable. Cela s'explique par la tendance de l'Occident à imposer ses valeurs universelles à des sociétés qui n'en partagent pas nécessairement les fondements historiques et culturels. Le modèle occidental basé sur la démocratie libérale, le capitalisme de marché et des valeurs individualistes, entre ainsi en conflit avec les visions portées par plusieurs pays des BRICS, qui privilégient des approches distinctes, centrées sur la souveraineté nationale, l’interventionnisme économique et des valeurs collectives ou traditionnelles. Ces différences alimentent un sentiment anti-occidental, car les populations de ces pays voient dans le modèle occidental une tentative d’uniformisation culturelle, qui ignore ou dévalorise leurs traditions, leurs valeurs et leurs visions politiques, exacerbant ainsi la quête de modèles alternatifs et la défiance vis-à-vis de l'Occident. Le sommet des BRICS d'août 2023, lors duquel cinq nouveaux pays ont été invités à rejoindre le groupe, dont l'Arabie saoudite, l'Iran et l'Egypte, témoigne de la volonté de ces puissances émergentes de se positionner comme une alternative crédible à l'ordre international traditionnel. Porté par une alliance stratégique sino-russe et des partenariats économiques solides avec l'Afrique et d’autres régions du Sud Global, ce bloc affiche clairement son intention de remodeler les règles du jeu international, remettant en cause l’hégémonie occidentale et esquissant les contours d’un nouvel ordre multipolaire.
La guerre en Ukraine a servi de catalyseur à cette contestation croissante des normes et injonctions occidentales, en exacerbant les divisions géopolitiques et en cristallisant les critiques à l’égard de l’Occident. Alors que les États-Unis et l'Union Européenne ont cherché à imposer des sanctions économiques massives contre la Russie et à isoler Moscou sur la scène internationale, cette tentative a paradoxalement renforcé les liens entre les puissances non-occidentales, notamment au sein des BRICS. La Russie, sous le coup de ces sanctions, s’est tournée vers des partenaires alternatifs comme la Chine, l'Inde et les pays africains, qui n'ont pas soutenu unanimement la ligne de condamnation occidentale, préférant adopter une posture plus neutre ou opportuniste. Parallèlement, la Chine et la Russie n'ont pas manqué de souligner l'hypocrisie des puissances occidentales dans la gestion de la guerre. La stratégie de communication des deux dirigeants repose sur une remise en cause systématique de la légitimité morale et politique des puissances occidentales. Vladimir Poutine utilise la guerre en Ukraine pour intensifier son discours anti-occidental, dénonçant ce qu'il qualifie d’"impérialisme occidental" et d’ingérence dans les affaires souveraines des nations. En 2022, lors du Forum économique de Saint Pétersbourg, il rappelait: « […] Il y a un an et demi, lors d’un discours au Forum de Davos, j’ai souligné une fois de plus que l’ère de l’ordre mondial unipolaire est terminée, je veux commencer par cela, il n’y a pas d’échappatoire – elle est terminée, malgré toutes les tentatives de la préserver, de la maintenir en place par tous les moyens. […] ». Ce discours s'est trouvé renforcé par des accusations récurrentes d'hypocrisie occidentale, pointant notamment les interventions militaires des États Unis au Moyen-Orient ou en Afghanistan, souvent menées sans aval international. De son côté, la Chine, sans soutenir explicitement l'invasion russe, a critiqué les sanctions occidentales, qu'elle considère comme des outils de "coercition unilatérale", soulignant la nécessité d’un dialogue multilatéral. Xi Jinping a multiplié les déclarations appelant à un "nouvel ordre international", fondé sur le respect de la souveraineté et la non-ingérence, tout en dénonçant les "guerres par procuration" que l'Occident mènerait pour préserver ses intérêts stratégiques. Les deux dirigeants cherchent ainsi à mobiliser le sentiment d’injustice ressenti par de nombreuses nations du Sud Global, argumentant que l'Occident impose ses normes et ses règles tout en échappant lui-même aux conséquences de ses propres actions. Ces discours trouvent un écho particulier dans les pays émergents, qui voient dans cette contestation une opportunité de rééquilibrer les rapports de force mondiaux.
Le conflit israélo-palestinien a également offert aux BRICS, notamment à Pékin et à Moscou, un espace stratégique pour se présenter comme les défenseurs d'un ordre mondial plus inclusif. Le rapprochement sino-russe pour contrebalancer l'influence occidentale s'étend ainsi au conflit israélo-palestinien, où ces deux puissances cherchent à s'imposer comme des acteurs incontournables. En profitant du sentiment anti-occidental largement répandu au Moyen-Orient, la Chine et la Russie tentent de gagner en influence dans une région historiquement marquée par l'ingérence des États-Unis et de l'Europe. Depuis le début des récentes escalades entre Israël et le Hamas en 2023, Pékin et Moscou ont multiplié les interventions diplomatiques. La Chine a notamment proposé un plan de paix en quatre points, soulignant la nécessité de respecter la souveraineté palestinienne et appelant à une solution à deux États. Parallèlement, la Russie, tout en conservant des liens avec Israël, a renforcé ses relations avec les acteurs palestiniens et d'autres puissances régionales comme l'Iran et la Syrie, des alliés historiques. L'objectif derrière ces interventions est double : étendre leur influence dans une région clé, mais aussi se positionner comme des alternatives crédibles aux médiateurs occidentaux, accusés de partialité dans ce conflit. En se présentant comme des défenseurs des droits des Palestiniens et de la stabilité régionale, la Chine et la Russie exploitent les frustrations des populations locales face à ce qu’elles perçoivent comme une complicité occidentale dans la politique d’occupation israélienne. Ce jeu diplomatique leur permet de s'imposer comme des contrepoids aux États Unis, renforçant leur rôle sur la scène internationale et consolidant un bloc géopolitique en opposition à l'influence occidentale. Cette stratégie d'influence s'avère particulièrement efficace sur le continent africain, où le ré-alignement postcolonial du Sud joue un rôle central dans la remise en cause de la domination occidentale.
II. LE RÉ-ALIGNEMENT POSTCOLONIAL DU SUD : ÉMERGENCE D'UN SUD GLOBAL UNI
A) S'émanciper des cadres occidentaux au travers de nouveaux partenariats
Depuis la décolonisation, de nombreux pays africains se sont progressivement libérés des influences politiques et économiques des anciennes puissances coloniales. Aujourd'hui, ce processus s'intensifie alors que ces nations se tournent vers de nouveaux partenariats, en particulier avec la Chine, pour redéfinir leurs stratégies de développement. Ce ré-alignement, marqué par un éloignement des cadres occidentaux souvent jugés néocoloniaux, trouve une illustration symbolique dans le 9ème Sommet sino-africain, tenu à Pékin en septembre 2024. Lors de ce sommet, Xi Jinping s'est engagé à investir massivement dans les infrastructures africaines, à favoriser des accords commerciaux plus équitables et à soutenir le développement technologique sur le continent. Plus largement, en réunissant les dirigeants africains autour d'une vision commune de développement et de coopération, le dirigeant chinois consolide ainsi un rapprochement stratégique fondé sur le respect mutuel et des intérêts partagés, qui défie directement l'influence historique des puissances occidentales sur le continent. Cette attention est le reflet de plus de vingt ans de diplomatie chinoise en Afrique, qui ont fait de Pékin le premier partenaire du continent, devant les anciennes puissances coloniales.
Avec une promesse de 50 milliards de dollars pour le développement du continent africain, Xi Jinping entend ainsi ré-affirmer l'importance du continent africain dans la politique étrangère chinoise, plus largement dans la stratégie des non-alignés dont la Chine semble être le chef de file. Devenu un acteur géopolitique incontournable en Afrique, et ce, à différentes échelles. Il y a 10 ans, le groupe international de médias chinois StarTimes s'implante sur le continent avec le projet des 10 000 villages. Un partenariat économique avec pour ambition de donner accès à la télévision numérique dans les villages les plus reculés. Pour ce faire, des millions d'antennes paraboliques ont ainsi été installées gratuitement dans 23 pays d'Afrique, le tout financé par le gouvernement chinois. Aujourd'hui avec pas moins de 16 millions d'abonnés, StartTimes est devenu le deuxième service de télévision en Afrique. Un succès dûs au prix attractif de ces abonnements, à hauteur de sept euros, et aux propositions des contenus, à savoir un mélange entre contenu chinois traduit et contenus 100% locaux. Véritable stratégie de soft power pour le gouvernement chinois, la Chine s'est présenté en tant qu'ami du continent, répondant à de vrais besoins auquel l'Occident avait omis de s’intéresser, notamment après la Guerre Froide. Le développement massif des télécommunications, par le privé (StartTimes) et par le public (Radio Chine Continental), mais aussi des trains à grande vitesse en Afrique renvoie à la volonté chinoise de faire de l'Afrique un grand marché, notamment pour l'automobile électrique. La Chine renforce sa présence également au travers de partenariats de défense, en témoigne le grand nombre de sociétés de sécurités privées chinoises vouées à protéger le personnel travaillant dans ses entreprises et ambassades. On peut également citer la mise en place d'un vaste programme de surveillance notamment dans les zones portuaires, et l'inauguration de la base militaire chinoise à Djibouti, jouxtant celles des français et des américains. La Chine étend sa stratégie au sein même des Nations Unies, en contribuant aux opérations de paix pour davantage connaitre le théâtre africain et les rouages des armées locales. Dès lors, se met en place une forme de contestation du narratif occidental historique, remis en cause par les chinois mais aussi par les russes, au nom de la lutte contre le colonialisme occidental. Un véritable combat de valeurs, où valeurs occidentales sont opposées à des valeurs plus spécifiques aussi bien du côté chinois qu'africain. Le rapprochement du Mali et de la Chine symbolise ce rapprochement sino-africain autour de la défense de leurs intérêts politiques et normatifs communs, à savoir la non-ingérence, les questions liées aux droits de l'homme, la souveraineté et la sécurité. Pour la Chine, l'intérêt est double: elle trouve en Afrique les matières premières et les relais de croissance dont ont besoin ses entreprises, et achète aussi une influence diplomatique significative à l'heure de la remise en question de l'ordre mondial. En mettant en avant son modèle de modernisation non occidental, Pékin entend faire de la Chine et de l'Afrique les fers de lance du Sud global.
B) De nouvelles sphères d'influence économiques et stratégiques
De la même manière, par le biais de son Initiative Belt and Road (BRI), la Chine offre aux pays africains une alternative aux partenariats occidentaux traditionnels, souvent conditionnés par des exigences politiques ou des institutions financières comme le FMI et la Banque mondiale. La BRI, lancée en 2013, vise à créer des infrastructures reliant l'Asie, l'Europe et l'Afrique, redéfinissant ainsi les routes commerciales mondiales. Depuis son lancement, le rapport du Green Finance & Development Center publié en février 2024, dévoilent que les engagements cumulés de la Chine dans le cadre de la BRI ont dépassé 1 000 milliards de dollars américains, répartis de la façon suivante : environ 634 milliards de dollars alloués à des contrats de construction, et environ 419 milliards de dollars consacrés à des investissements non financiers. En Afrique, cette initiative s'est traduite par des investissements massifs dans les infrastructures telles que l'énergie, les télécommunications et les transports, comme la construction de ports, de chemins de fer et d'autoroutes, permettant aux pays africains d'accélérer leur développement. Contrairement aux accords souvent asymétriques avec les puissances occidentales, ces partenariats sino-africains sont perçus comme plus égalitaires, mettant en avant des échanges fondés sur des intérêts mutuels plutôt que sur des conditions politiques. La présence accrue de la Chine en Afrique montre qu’elle ne se contente plus d’être un acteur économique périphérique, mais bien un leader capable de rivaliser avec les grandes puissances occidentales.
A l'échelle des BRICS, le développement de partenariats entre eux permettent aux pays membres de réduire leur dépendance vis-à-vis des économies occidentales, notamment leur exposition aux fluctuations du dollar et/ou de l'euro. Cela leur permet également de réduire les risques liés aux sanctions ou aux pressions financières de l'Occident. Dans ce sens, en renforçant leurs échanges commerciaux et en investissant dans des institutions financières communes, comme la Nouvelle Banque de Développement des BRICS, ces pays entendent proposer un ordre économique alternatif, qui leur permettrait de financer leurs projets sans être soumis aux conditions économiques et politiques imposées par les institutions occidentales, telles que le FMI et la Banque Mondiale. Ce nouvel ordre, basé sur la coopération et l'entente mutuel des pays issus des BRICS, permettrait à ces pays d'augmenter leur poids collectif, renforçant ainsi leur capacité à négocier avec l'Occident et à peser dans les décisions internationales, notamment dans les instances de l'ONU et/ou du G20. Consolidant leurs liens au travers de ces partenariats, les BRICS entendent s'émanciper de la domination occidentale, construisant une alliance soutenant leurs intérêts économiques et politiques propres. Par conséquent, en s'éloignant des cadres occidentaux, les pays du Sud Global esquissent les contours d'un nouvel ordre mondial multipolaire, dans lequel l'influence occidentale s'effrite au profit de ces nouvelles puissances émergentes.
C) Un bloc uni ?
Le Ministre des affaires étrangères russe, M. Sergey Lavrov, affirme ainsi qu' « un nouvel ordre mondial est en train de naître sous nos yeux ». Toutefois, l’unité du bloc des BRICS, bien que symboliquement puissante, demeure fragile et sujette à des tensions internes, qui soulèvent des doutes sur sa capacité à constituer une force réellement cohésive. Sur le plan économique, les disparités entre la Chine, moteur économique du groupe, et des pays comme le Brésil ou l’Afrique du Sud, confrontés à des difficultés structurelles, limitent leur capacité à agir en bloc homogène. En matière de politique étrangère, les divergences sont également marquées : l’Inde et la Chine, par exemple, restent en conflit autour de la frontière de l’Himalaya, un différend territorial de longue date qui a mené à des affrontements armés en 2020 et 2022. La ligne de contrôle effectif (LAC), une frontière de facto mal définie séparant les deux pays, a été le théâtre de plusieurs confrontations violentes, notamment dans la vallée de Galwan en juin 2020, où des affrontements violents ont causé des morts des deux côtés. Ces tensions sont exacerbées par des projets d’infrastructure militaire et de routes stratégiques développées par les deux pays dans cette région, chacun cherchant à renforcer son contrôle territorial et sa présence militaire. En parallèle, le contexte stratégique plus large de rivalité croissante entre la Chine et l'Inde, deux puissances asiatiques concurrentes, ajoute un poids géopolitique à ce conflit frontalier, nourri par une méfiance mutuelle et des aspirations à l’influence régionale. Selon l'analyste O.Stuenkel, auteur de The BRICS and the Future of Global Order (2015), cette diversité d'intérêts nationaux rend difficile la mise en place d'une vision commune, malgré une volonté affichée de réformer l’ordre mondial. Les récents sommets des BRICS ont aussi mis en lumière ces divisions : alors que la Chine et la Russie prônent une opposition frontale à l'hégémonie occidentale, l’Inde adopte une approche plus prudente, cherchant à maintenir des relations solides avec les États Unis pour des raisons de sécurité régionale, notamment en réponse à l’influence grandissante de Pékin en Asie. De même, la question de l'élargissement des BRICS, avec l’invitation de nouveaux membres comme l’Arabie saoudite ou l’Iran, suscite des débats internes sur les priorités géopolitiques et les valeurs communes du groupe. En définitive, bien que les BRICS incarnent un mouvement de contestation de l’ordre occidental, leur manque de cohésion et les intérêts divergents de leurs membres compliquent leur capacité à agir comme un bloc véritablement uni sur la scène internationale.
Conclusion:
Le groupe des BRICS symbolise un tournant majeur dans le paysage géopolitique actuel, en remettant en cause la domination historique de l’Occident et en poussant vers un ordre mondial plus multipolaire. Par le biais de partenariats stratégiques, d'alliances économiques et d’initiatives comme la Belt and Road de la Chine, les BRICS rééquilibrent progressivement les dynamiques de pouvoir et offrent une alternative au leadership occidental. Cependant, l’avenir de ce nouvel ordre demeure complexe et incertain. Bien que l’influence de l'Occident semble s'affaiblir, elle ne disparaît pas pour autant. Dans Le Déclin de l'Occident, Oswald Spengler évoquait déjà l’idée d’une "fin de cycle" pour les civilisations occidentales, mais cette prophétie de déclin n’a cessé d'être démentie par la capacité d’adaptation des puissances occidentales. L'Occident conserve un rôle structurant dans l'architecture globale, en témoigne le système financier mondial, toujours dominé par le dollar, et l’influence des institutions internationales occidentales. Aujourd’hui encore, des analystes comme Joseph Nye, dans Is the American Century Over?, rappellent que la puissance des États-Unis et de l’Europe ne se limite pas à des facteurs économiques ou militaires, mais repose également sur une force d’influence culturelle, scientifique et normative, qui continue de façonner l'ordre mondial. L'influence occidentale repose ainsi sur des valeurs partagées. En cela, l’attractivité des valeurs démocratiques et des droits de l’homme, bien que contestée, continue de trouver un écho auprès de nombreux citoyens à travers le monde. Plus qu’un véritable déclin, l’Occident pourrait connaître une phase de rééquilibrage, où sa prééminence n'est plus absolue mais reste néanmoins influente, adaptant son rôle dans un monde multipolaire en recomposition. D'autant que les BRICS demeurent eux mêmes confrontés à des défis internes et à des divergences politiques, compliquant leur capacité à s’imposer comme un bloc unifié.
Néanmoins, l'ascension de ces puissances émergentes marque un tournant crucial : la fin de l’hégémonie occidentale incontestée et l'émergence d’un monde où la puissance est plus largement répartie. Cet ordre en évolution suggère un déclin nuancé de l’Occident, qui reste influent mais doit désormais partager la scène mondiale avec un ensemble diversifié de nouvelles puissances montantes. Comme S.Shidore, directeur du programme Global South à l'Institut Quincy de Washington, le résume : "Il ne s'agit plus d'un monde où les États-Unis peuvent fixer toutes les normes ou diriger toutes les institutions. Cela ne fait aucun doute. Mais un remplacement ? Non, je dirais qu'il s'agit davantage d'une complémentarité que d'un remplacement qui se profile à l'horizon".
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