Victor Hugo et les poètes latins, R. Vignest (Cécilia Suzzoni)

Romain Vignest, Victor Hugo et les poètes latins. Poésie et réécriture pendant l’exil, Classiques Garnier, Paris, 2011

Le bel essai de Romain Vignest vient à point nommé pour rappeler à quel point l’hypotexte latin a nourri en profondeur l’œuvre de celui qui reste le plus grand poète français : un romantique qui aura exaucé le vœu de Francis Ponge, « oser être d’avant-garde et amoureux des Anciens ». Victor Hugo n’avait-il pas prédit, dans Tas de pierres : « Seuls les poètes parlent une langue suffisante pour l’’avenir ? ».

L’introduction, dense, de l’ouvrage éclaire en effet d’entrée de jeu l’originalité chez Hugo du modèle latin. Si, comme chez tous les écrivains et poètes du XIXème siècle, « l’influence » de la latinité révèle la prégnance d’une tradition culturelle que personne ne conteste – ce travail est ainsi l’occasion de rappeler combien l’étude du latin, sous la forme en particulier des « exercices de vers latins » constituait, pour le meilleur et pour le pire, le pilier des études littéraires »-, ce n’est certes plus en termes académiques que joue cette influence, qu’on ne saurait déceler à l’aune d’une critique des sources façon Nisard…

C’est cette « approche nouvelle et moderne », celle d’un romantique resté imperturbablement fidèle à la tradition classique, qu’explore Victor Hugo et les poètes latins. En un riche va et vient entre l’œuvre poétique de Hugo et les quatre auteurs dont le présence est chez lui la plus forte ( Virgile, bien sûr, Lucrèce, Horace, Juvénal),le livre de notre collègue propose au lecteur de revisiter dans « une neuve atmosphère » une littérature poétique latine trop souvent dénaturée, affadie, s’agissant en particulier de Virgile et d’Horace, par une conception étroitement « classique » du goût, ou une lecture naïvement routinière des « collègues » romantiques de Hugo ( Sainte- Beuve fait cependant exception, lui qui a su, à l’instar de Baudelaire, si vivement prendre ses distances avec la lecture que fait Nisard des poètes latins décadents). A l’ombre auguste de ces grands poètes latins et au terme de cette « exégèse dialogique et empathique » que Romain Vignest explore avec un souci constant du travail de l’écriture, la poésie de Hugo ressort tout à la fois baignée de cette aura latine et puissamment originale : qu’il s’agisse de Virgile, resté le « divin maître », quelle que soit la distance prise ponctuellement avec une vision épique jugée trop musclée, du « franc moineau » Horace, dont Hugo célèbre la figure émancipée et émancipatrice, de l’immense Lucrèce , ce «Tout » qui trouve sa place dans le cortège des « Géants » du William Shakespeare, enfin de Juvénal, modèle de la « poésie belluaire », toujours est fortement soulignée, dans le trajet de l’hypotexte à l’hypertexte ( pour employer une terminologie genettienne dont l’auteur de cet essai a le bon goût, s’il la maîtrise admirablement, de faire un usage aussi efficace que discret…) l’unité d’une pensée et d’une pratique, d’une métaphysique et d’une poétique marquée au sceau de la « marque de fabrique » hugolienne : un rapport au langage qui, jusque dans ses plus extrêmes audaces, son « fracas de paroles inanes », dira malignement Claudel, a fait le pari du sens, qui ne trahit jamais l’exigence éthique au profit d’une esthétique « mythologique » ; le montre, entre autres exemples convaincants, la très belle lecture que notre collègue propose du Satyre, ce « Pan démocratique » qu’ en vertu de « ces droits profonds que l’avenir réclame », le poète substitue à Dionysos…

Aussi faut-il savoir gré à Romain Vignest d’avoir choisi ce qu’il appelle modestement et avec humour un « plan rustique », qui dans ses deux grandes parties Nature, Histoire, donne au lecteur les moyens de suivre efficacement ce compagnonnage hugolien avec les grands poètes latins; d’avoir également choisi, avec la poésie de l’exil, « un cadre chronologique et générique avantageux » : l’élégie et la satire, dont le deuil et la rébellion politique sont la double matrice, colorent de leur tonalité spécifique la puissance visionnaire des poèmes ; aussi n’y a –t-il pas solution de continuité entre les différents types d’inspiration, bucolique, épique, métaphysique, non plus qu’entre les différents genres ; Romain Vignest donne à cette, tout à la fois, libre et attentive écoute latine tout son poids de « réalité » ; réalité ontologique, bien sûr- la quête métaphysique du poète de La Bouche d’ombre glisse son noir pinceau d’un recueil à l’autre-, mais aussi et l’on aurait envie de dire surtout, « totalitaire », si l’on peut en la circonstance réhabiliter cette épithète…Le « mens agitat molem » est bruissant de toutes les paroles de la création, des plus humbles, aux plus mystérieuses- ces dernières magnifiquement servies par cette langue latine hiératique et sacrée- en passant par les plus farcesques : il est à même, dans sa diversité, de faire entendre « le hoquet » de Silène dans les roseraies de « Poestum »…Si la latinité hugolienne est bien partie prenante, via Virgile en particulier ( l’auteur de cet essai montre bien ce que l’architecture des Contemplations, avec ses titres latins, doit à la poétique virgilienne) d’une « spiritualisation du monde et de l’histoire », hantée par l’angoisse du gouffre, le frisson physique et métaphysique de l’horror, lequel n’est pas absent de la poésie cosmique de Lucrèce, on peut être plus sensible encore à ce que la vox ferrea des Châtiments, son lyrisme de fer, son « vers fauve », doivent à la rhétorique pamphlétaire d’un Juvénal auquel Hugo emprunte ses armes « superbes » pour se dresser contre « les égouts de l’histoire ».

Ce compte rendu se doit aussi d’insister sur ce qui donne à cette lecture d’une œuvre poétique passée au tamis des maîtres latins sa texture proprement littéraire: un vrai souci du texte, qui se fait rare, hélas ! dans les études littéraires, avec des arrêts ponctuels sur les poèmes particulièrement aptes à révéler le travail de réécriture, tant rhétorique qu’idéologique, opéré par Hugo sur l’hypotexte latin; la traque du « motif » figural, qu’il s’agisse de Galatée, d’Hercule, du Satyre, s’avère particulièrement éclairante pour signaler l’infléchissement que la réécriture imprime à tel ou tel poème. C’est d’ailleurs à l’occasion de ces microlectures que l’auteur de l’essai met à jour, surtout quant il s’agit de Virgile, l’ambition hugolienne à la fois de s’inscrire encore dans, et de renouveler cette tradition néoplatonicienne du poète vates avec laquelle allait définitivement rompre la poésie moderne.

Sans doute, dans ce XIXème siècle, Victor Hugo n’aura pas été le seul à faire montre d’ « une maîtrise exceptionnelle de la langue latine » ; c’est un fait que les trois grands poètes de ce siècle qui ont porté la poésie « en avant » et d’une certaine façon inventé notre modernité, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, ont été de brillants latinistes, qu’ils ont su faire de cette vieille langue le support et le ferment de leur langue poétique ; mais chez Hugo, dont le rapport à la langue était tellement politique, historique, ontologique, ce compagnonnage a été constant, jamais renié, en toute liberté.

Le bel essai de Romain Vignest, Victor Hugo et les poètes latin, contribue pleinement à démontrer combien la poésie latine a été le véritable « atelier de création » du poète, une « espèce de patrie intérieure et de climat vital où la pensée trouve refuge et production », pour citer une nouvelle fois Claudel, dont le jugement, cette fois-ci, est pleinement accordé à l’esprit de cet essai. Nous en tirons pour notre part la conclusion que, comme il dit l’avoir fait pour le roman, Hugo « a voulu abuser de la poésie » : quel meilleur hommage Romain Vignest pouvait –il rendre à cette langue latine, dont son essai montre qu’elle aura été tout à la fois le véhicule et le chemin de ce tumultueux voyage hugolien en poésie ?

Cécilia Suzzoni