Prix Jacqueline de Romilly : l'imposture (Cécilia Suzzoni)

Je suis un peu scandalisée de l'indécence du Ministère de l'Education nationale à s'arroger le droit et davantage encore la bonne conscience d'organiser et délivrer un Prix Jacqueline de Romilly censé récompenser les zélateurs des études classiques dans leurs classes, à un moment où ces études classiques sont délibérément sacrifiées, à toutes les étapes du cursus littéraire.

Je rappelle solennellement que, lors de sa dernière et magnifique intervention publique dans la salle des conférences du lycée Louis le Grand – nous y étions très nombreux et très émus –, Jacqueline de Romilly a déclaré avec beaucoup de force, une force dictée par la conviction de dire vrai : « Nos ennemis ne sont pas à l'extérieur, mais bien à l'intérieur de l'Institution », déclaration d'une « indignée », qui a soulevé, nous l’avons encore dans la tête, une salve d'applaudissements ! Elle soulignait ainsi une des contradictions majeures, insuffisamment relevée, peut-être, dans nos argumentaires : l'opinion publique, non seulement celle des parents, des élèves, mais du citoyen, loin de rechigner devant le nécessaire débat de fond que devrait susciter la situation des humanités classiques en France, le souhaite, pour peu qu'on lui en présente honnêtement les enjeux.

Dans tous les cas, l'on ne saurait cautionner le cynisme de cette proposition qui instrumentalise à peu de frais le nom de celle qui a inlassablement combattu pour que soit donnée au sein du paysage scolaire, leur juste place au latin et au grec, comme en témoigne une de ses dernières lettres, adressée au journal Le Monde, où étaient énumérés les points essentiels d'un projet européen, moderne, d'éducation, où les lettres anciennes trouvaient cette légitime place. Cette lettre, publiée le 5 septembre 2005[1] partait du constat d’un «enseignement du français et des langues anciennes en France, à la dérive », situation dont la responsabilité ne devait être imputée ni « à la société, encore moins aux élèves », mais à « la volonté de toutes sortes de décideurs ». Parmi les 5 propositions de cette lettre –programme figurait celui-ci, le point 5, que nous citons intégralement :

5-Diffuser largement les littératures et les civilisations grecques et latines à travers des textes lus dans leur langue respective. En Europe, une école démocratique, c’est –à dire émancipatrice, se doit de n’en priver a priori aucun futur citoyen. Après l’initiation au latin en sixième, une option grec sera offerte en quatrième puis aux lycéens, notamment ceux d’une série littéraire résolument renforcée, le latin y étant rendu obligatoire ».

On mesure à l’aune de l’ambition, pourtant raisonnable, de ces propositions, qui voulaient, selon les derniers mots de cette lettre, « créer une dynamique vitale pour le pays », le caractère dérisoire et choquant de cette intempestive mesure.

Si donc le Ministère entend donner la moindre crédibilité à sa proposition d'un Prix Jacqueline de Romilly, c'est d'abord en s'inspirant de ce qui lui tenait vraiment à coeur qu'il donnerait la preuve de sa bonne foi. Jacqueline de Romilly n'aurait jamais pour sa part cautionné un gadget culturel qui entérine de fait, sous couleur de la faire oublier, la véritable défaite que subissent en ce moment les lettres dites "classiques", qui ne sont rien d'autre, toujours et d'abord, que le tronc, plus que jamais nécessaire, d'une culture générale, qui n'a plus de sens à n'être pas pleinement « littéraire ».

Le descriptif des modalités de ce Prix est de surcroît rédigé dans ce jargon pédagogique pseudo-moderniste qui déplaisait souverainement à celle qu’il est censé honorer !

Mais, ajouterais-je avec un peu de cet humour triste qui ne faisait pas défaut à Jacqueline de Romilly, et pour le dire dans les termes cinglants d’un Julien Gracq qui connaissait comme elle le poids des mots :

« Ce qu’il y a de plus attristant avec les morts, c’est le peu de résistance qu’ils offrent à faire société(…).C’est ce qui enhardit les célébrateurs de centenaires ; n’importe qui peut faire ami avec eux »…

Cécilia Suzzoni, professeur honoraire de Chaire supérieure au lycée Henri IV

Présidente de l’Association ALLE, le Latin dans les Littératures Européennes

[1].Elle était cosignée par Roger Ballian, physicien, membre de l’Institut, Lucien Israël, professeur émérite de cancérologie, membre de l’Institut, Laurent Lafforgue, mathématicien, médaille Fields, Marc Philonenko, philosophe, membre de l’Institut, Eric Rohmer, cinéaste, Jean Tulard, historien, membre de l’Institut.