P. Manent, Rome comme problème philosophique

Nous avons été particulièrement heureux d’accueillir Pierre Manent, pour cette quatrième et dernière conférence de l’année intitulée "Rome comme problème philosophique", avant notre Journée Erasme du samedi 28 mai prochain. Ce fut une belle conférence, et qui a obtenu auprès d’un public nombreux et varié un brillant succès.

Pierre Manent est normalien, agrégé de philosophie, Directeur d’Étude à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales où il dirige un séminaire qui porte sur la question des formes politiques ; il est également Directeur du Centre d’études Raymond Aron, et membre fondateur de la revue Commentaire. Parmi ses ouvrages, nombreux, signalons :

Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons. Calmann-Lévy, 1987, rééd. Hachette-Littératures, 1997.

Tocqueville et la nature de la démocratie, Julliard, 1982, rééd. Gallimard. « Tel », 2006

Le regard politique, entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini, Flammarion, 2010, une excellente introduction à l’ensemble des ses travaux, qui tous témoignent de ce qui fait, doit faire la valeur de la philosophie politique.

Pierre Manent par ailleurs très soucieux de l’avenir des Humanités, inquiet de la déconsidération de la parole littéraire, et de voir le rôle fédérateur du français se réduire au profit d’un cloisonnement trop corseté des disciplines, a également participé à un essai, avec Alain Finkielkraut et Mona Ozouf : Ce que peut la littérature, éd. Stock, coll. « Les Essais », 2006. Sa conférence : Rome comme question philosophique s’inscrivait dans les enjeux de son dernier ouvrage, Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’occident, Flammarion. 2010. Il y médite sur le rôle joué par le modèle romain, inédit, voire énigmatique, dans l’histoire des formes politiques de l’Occident. Une méditation qui entrecroise les fils intellectuels, philosophiques, religieux, avec deux arrêts sur deux figures essentielles à l’éclairage de l’expérience romaine : Cicéron, qui fait encore trop souvent l’objet de lectures naïves et réductrices- ce qui n’est évidemment pas le cas du passionnant « moment » qu’il lui consacre, et Augustin, dont il réévalue le dialogue avec le monde païen.

Cécilia Suzzoni

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Nous n’avons pas beaucoup de temps. Je n’ai en tout cas pas le temps pour cette introduction qui annonce les bonnes dissertations. Bref, je renonce à capter votre bienveillance. Un peu imprudemment je la suppose acquise, et je me fie à la grandeur de mon sujet.

Pour entrer dans notre sujet, je vous propose de partir d’une question directe et même abrupte. Une question qui relie directement les êtres vivants que nous sommes et le problème de Rome. Cette question est la suivante : où vivons-nous ? Question dont nous commencerons à prendre la mesure en la distinguant de questions qui semblent synonymes. Je demande : où vivons-nous ? Je ne demande pas : où sommes-nous ? La réponse à cette dernière question ne comporte pas d’incertitude, si elle peut être plus ou moins précise. Je ne demande pas : où sommes-nous nés ? La réponse est différente pour chacun de nous, sauf s’il y a des jumeaux parmi nous, mais elle non plus ne comporte pas d’incertitude. Je ne demande pas non plus, pardonnez-moi : où allons-nous mourir ? Nous ne le savons pas, mais nous savons qu’à cette question aussi il y aura une réponse qui ne comporte pas d’incertitude. Je demande : où vivons-nous ? Comme vivre, pour les être humains, signifie agir, faire ceci ou cela, agir bien ou agir mal, judicieusement ou stupidement, courageusement ou lâchement, justement ou injustement, la question peut être reformulée ainsi, traduite ainsi, et la nouvelle question est synonyme : où agissons-nous ? On voit immédiatement quelles incertitudes fait lever la question ainsi formulée. Car si nous agissons à partir du lieu non incertain où nous sommes, il est beaucoup plus difficile de déterminer avec assurance le terme, ou la fin, de notre action, comme de circonscrire le lieu de ses effets. Plus une action est grande, plus elle vise haut et loin, et plus vaste est l’espace de son retentissement ou de ses effets. La plus petite action, c’est celle pour laquelle le lieu où l’on agit se confond avec le lieu où l’on est, par exemple acheter ou vendre au détail. Et la plus grande action ? Quelle serait la plus grande action ? Je répondrai plausiblement : conquérir le monde. Alexandre, précisément nommé « le Grand », comme auteur de la plus grande action concevable, vécut, c’est-à-dire agit, où ? La seule réponse est : dans le monde, puisqu’il visait à conquérir le monde et que son action eut des effets mondiaux. Entre la plus petite et la plus grande action, il y a toute la gamme des actions qui donnent son contenu à la vie humaine, et qui sont marquées par l’indétermination de leur lieu ou de leur cadre, indétermination variable mais qui affecte chacune. Enseigner dans une classe, c’est agir dans un cadre très circonscrit, et s’adresser à des destinataires également déterminés, mais c’est aussi contribuer à agir sur des êtres et des vies qui se disperseront et se déploieront bien loin du lieu de la classe, de sorte que l’enseignant agit et en ce sens vit bien loin de sa classe.

Être un être humain, c’est se débrouiller avec l’action. C’est l’action qui est difficile. Les arts et les sciences, à côté, c’est facile. Au pire, on est un maladroit, ou on est un sot. Amour propre à part, ce n’est pas si grave. Mais l’action, mais la mauvaise action ! On est méchant, on est injuste, on est lâche, on est cruel … Big deal ! C’est pourquoi les premières expressions de la vie humaine, du monde humain, ont en leur centre l’action, les grandes actions, les actions des héros. Au commencement de presque toutes les civilisations, il y a des héros, c’est-à-dire, des auteurs de grandes actions. Les héros, pensez à Hercule, n’ont pas de psychologie, pas de physionomie, ils ne sont qu’actions, Hercule n’a de vie et de forme que par ses « travaux ». Les actions des héros, des « géants », font ressorir la terrible ambiguïté de l’action, qui tantôt ravage, tantôt pacifie. L’action est essentiellement dangereuse. C’est pourquoi les premières civilisations dressent de telles barrières, des lois et des rites si sévères et contraignants, pour réduire l’espace de l’action. Cela n’a rien à voir avec les « lois morales », ou ce qui sera appelé ainsi bien plus tard. L’imagination humaine première est tout entière occupée par l’action la plus grande, c’est-à-dire, la plus dangereuse, et donc en même temps par la loi la plus rigoureuse, la loi sacrée qui circonscrit l’action humaine. Cette imagination fondatrice trouve son expression dans la tragédie. La tragédie par excellence, c’est Œdipe Roi. Œdipe est un homme supérieur par son intelligence, son courage et sa bonté qui prend sur lui de guérir sa cité de la peste qui l’accable, et qui au terme de la plus rigoureuse et courageuse enquête, découvre qu’il est lui-même ce « miasme » qui infecte Thèbes. Le déroulement de la tragédie échappe à tout jugement moral, nous ne pouvons assigner le juste ni l’injuste, nous ne pouvons ni accuser ni excuser, nous sommes réduits à la terreur et la pitié.

Nous ne pouvons vivre dans l’élément de la tragédie. Les actions des héros tragiques sont trop grandes pour nous. Nous ne pouvons vivre avec des actions qui n’inspirent que terreur et pitié. Vivre humainement, c’est vivre avec et par des actions qui suscitent la louange et le blâme. L’âge des hommes amène les actions humaines, les actions qui suscitent la louange ou le blâme. L’âge des hommes amène ou réclame un cadre, un lieu, où puissent prendre place, avoir cause et effet, de telles actions. Un cadre, un lieu, où l’on puisse savoir à peu près qui est l’auteur et qui est le destinataire de l’action, où l’on puisse savoir à peu près, à la différence d’Œdipe, ce que l’on fait. Un cadre, un lieu, c’est-à-dire une cité. La cité est cette forme de la vie humaine dans laquelle et grâce à laquelle les hommes, devenus citoyens, peuvent savoir à peu près ce qu’ils font, et donc ont le droit et même le devoir de louer et de blâmer les actions de leurs concitoyens et les leurs propres. À peu près : aussi prudents que nous soyons, l’action ne cesse de nous échapper, elle risque même de nous échapper entièrement lorsque la cité est menacée dans ses fondements. Alors la tragédie revient, et l’homme le plus juste ne sait plus qui louer, qui blâmer, ni quoi, ni comment.

Où vivons-nous ? Nous vivons dans une cité, quand il y a une cité. La cité, c’est une certaine mise en ordre et en œuvre de l’action. Dans la cité, il y a de nombreux agents, de nombreux citoyens qui agissent, et pourtant il y a une action une, l’action de la cité. La cité, et c’est la meilleure définition qu’on en puisse donner, c’est une action commune, ou, si vous préférez, une action dans l’élément commun, dans l’élément de la chose commune, ou publique. La cité, ce n’est pas essentiellement un instrument pour satisfaire nos besoins – nourriture, logements, vêtements, etc -, c’est l’illusion des réalistes, des économistes, qui se trompent autant de fois qu’ils calculent ; la cité, ce n’est pas non plus essentiellement un instrument pour protéger nos droits ; cela, c’est l’illusion des idéalistes, qui sont en fait d’accord avec les économistes, puisque les droits humains dont ils parlent s’enracinent dans le droit, c’est-à-dire le besoin ou la nécessité de se conserver, de vivre. Mais on ne vit pas pour vivre, on vit pour agir. La cité est un effort pour produire et maîtriser, ou ordonner, cette action, cette opération, cette énergie, par laquelle la vie humaine se comprend, prend conscience de soi, en se déployant. Les économistes et les idéalistes ont aussi en commun de faire de la cité – de l’instance politique – un instrument, un instrument à notre main, dont on sait la fonction et dont on maîtrise parfaitement l’usage. Quelle puérile chimère ! La cité est action, action dangereuse qui menace toujours de nous échapper, et qui pour cela doit être gouvernée. Gouverner, action sur l’action, action la plus difficile, et c’est pourquoi il faut bien réfléchir avant de mépriser ceux qui gouvernent.

La cité, la politique, n’est pas un instrument à notre main. Il s’agit de produire une action commune alors que la cité est divisée à l’intérieur et qu’elle est confrontée à d’autres cités à l’extérieur. Voyez l’histoire des cités grecques. Le point principal : les cités vivent de ce qui menace sans cesse de les détruire, elles meurent éventuellement de cela même qui les faisait vivre, à savoir, donc, la guerre des classes et la guerre extérieure. Ambiguïté de l’énergie civique, ambiguïté des passions civiques, des passions fondatrices des cités, astunomoï orgaï, dont parle Sophocle. Ainsi nous vivons dans des cités où nous pouvons agir, c’est-à-dire produire des actions dont nous connaissons les destinataires et qui peuvent être jugées – louées ou blâmées – car elles prennent place dans l ‘élément de la chose commune, cette chose commune qui fournit la matière des actions et la lumière dans laquelle les juger. Mais aussi ordonnée que soit notre cité, elle est le lieu et la source d’une énergie débordante qui nous confronte aux limites de la cité et à l’énormité menaçante de l’action.

La cité grecque produisit une énergie et une lumière qu’elle fut incapable de retenir, et que les siècles ultérieurs jusqu’à aujourd’hui s’efforcèrent de capter. Une énergie et une lumière. La lumière s’appelle philosophie. La cité mit en œuvre une proposition d’humanité que la philosophie socratique articula en définissant l’homme comme animal politique et rationnel – définition qui ne cessera pas de nous motiver et de nous interroger. Toute cité désormais vivra sous l’autorité encourageante et menaçante de cette définition. L’énergie : l’énergie débordante de la cité, l’énergie que la cité est incapable de retenir ou qui se dépense et se perd dans des guerres ruineuses entre cités grecques, cette énergie sera à la recherche d’un lieu et d’un cadre assez vaste et assez fort pour l’accueillir et l’accommoder, pour la retenir. On pourrait dire que la tâche de l’Europe fut dès lors de faire se rejoindre l’idée de la philosophie et l’énergie de la cité, l’une et l’autre produites en un sens par la cité mais que la cité était incapable, est incapable, de retenir.

Il y a un auteur qui fut pendant trois siècles ou à peu près l’auteur ancien le plus lu par les Européens, le plus influent, le plus « enseignant », et que nous ne lisons presque plus, dont en tout cas nous ne parvenons pas à comprendre pourquoi il joua un si grand rôle et jouit d’une telle autorité. C’est Plutarque. Ce Grec de Chéronée est le témoin et l’interprète le plus judicieux du destin de la cité, et des productions de la cité, après la fin de la cité, du destin en particulier de cette singulière production de la cité qu’est la philosophie. Plutarque nous présente Alexandre comme celui qui réalisa la philosophie grecque, qui transforma le monde selon les propositions de la philosophie grecque que j’ai rappelées brièvement tout à l’heure. Permettez-moi de le citer un peu longuement :

« Zénon, dans son ouvrage, a donné forme au rêve confus d’une constitution parfaite fondée sur la philosophie ; mais c’est Alexandre qui mit ces théories en pratique. Malgré Aristote, qui lui conseillait de traiter les Grecs en chef et les Barbares en maître, d’accorder aux uns la sollicitude qu’on a envers des amis ou des proches, et de traiter les autres comme des animaux ou des plantes, ce qui l’eût mené à la guerre et eût rempli son règne d’exils et de sourdes rébellions, il se considérait comme envoyé par les dieux pour être le conciliateur et l’arbitre de l’univers. Ne forçant par les armes que ceux qu’il ne pouvait rallier par la persuasion, il rassembla en un tout les éléments épars du monde, mêla et recomposa dans une grande coupe d’amitié les vies, les caractères, les mariages et les mœurs, et voulut que tous regardassent la terre comme leur patrie (…) »[1]

Comme vous l’avez noté, Plutarque donne raison à Alexandre contre Aristote lui-même, qui fut le précepteur d’Alexandre. Aristote ne pensait pas qu’il y eût une forme politique supérieure à la cité. Il était donc pour le moins réservé devant l’entreprise alexandrine. Pour dire les choses dans le langage simple qui est le nôtre, Aristote voulait garder distinctes et même séparées la plus haute action de l’humanité, à savoir la cité, et la plus haute et juste idée de l’humanité, celle élaborée par la philosophie. Distinctes et même séparées l’énergie de la cité et la lumière de la cité. Je donnais en commençant Alexandre le Grand comme le type du héros, de celui qui accomplit les plus grandes actions. Nous pouvons dire plus précisément maintenant : Alexandre s’efforça de produire la plus grande action en se guidant sur la plus haute idée de la philosophie.

Plutarque ne vivait pas sous l’empire d’Alexandre ni de ses successeurs. Il vivait sous l’empire successeur de l’empire d’Alexandre, l’empire romain fondé par César, dont il dressa la vie en parallèle avec celle d’ Alexandre. On peut se demander si la louange d’ Alexandre que je viens de citer ne s’adresse pas plutôt à l’empire romain, qui mit effectivement en œuvre cette unification des peuples qu’Alexandre ne fit qu’esquisser. C’est dans l’empire romain en tout cas que se réalisa effectivement l’union de la philosophie et de l’ordre politique. Il faut nous arrêter sur ce point.

Rappelons les informations primordiales que fournit la simple chronologie. En Grèce, la philosophie, du moins la philosophie politique et morale, la philosophie des choses humaines, n’apparaît qu’après la floraison de la cité et même au déclin de celle-ci. La cité, en expirant, fait entendre la conversation civique dans une autre clé et un, deux, trois octaves plus haut … La philosophie grecque ne joue pour ainsi dire pas de rôle dans l’histoire politique de la cité grecque. C’est tout différent à Rome. Il n’y a pas de philosophie romaine, ou celle-ci n’est que la traduction, ou la transposition, de la philosophie grecque, mais la philosophie gréco-romaine joue un grand rôle politique à Rome. La cité grecque n’a pas vraiment à se débattre politiquement avec la philosophie qu’elle produit, tandis que Rome a à se débattre politiquement avec cette même philosophie qu’elle reçoit et pour ainsi dire qu’elle subit. Cicéron, comme on sait, est celui qui à la fois enseigna à ses concitoyens la philosophie grecque et s’efforça d’adapter celle-ci aux circonstances politiques romaines.

Quel est le problème ? Je parlais tout à l’heure de l’énergie débordante de la cité grecque. Nous l’avons vu, cette énergie débordante reste pourtant contenue : la cité, même si elle étend son influence et l’espace de sa domination, comme Athènes après la fondation de la Ligue de Délos, ne déborde pas des limites de cette forme politique, ne devient pas autre chose qu’une cité. Athènes se soumettra à l’empire d’Alexandre, elle ne deviendra pas elle-même un empire. Platon comme Aristote ne veulent pas entendre parler d’autre chose que d’une cité, forme politique la plus conforme à la nature humaine. S’il y a un universel plus vaste ou plus haut que celui de la cité, alors il est l’affaire de la philosophie, qui est d’un autre ordre. Rome en revanche ne va cesser d’étendre l’espace de sa domination, elle va se transformer en autre chose qu’elle-même, de cité elle va se transformer en empire sous le même nom de Rome. L’énergie également débordante de la cité romaine va effectivement déborder des limites de cette forme politique jusqu’à produire une autre forme politique dont les limites illimitées sont celles où s’arrête et vient mourir l’énergie du corps politique. Dans l’empire romain, qui a peu à voir avec les empires d’orient, viennent coïncider l’énergie de la cité, les limites de la cité et l’idée philosophique de l’humanité. La cité originelle se distend pour embrasser l’humanité d’une manière conforme à l’idée de l’humanité : tous les habitants libres de l’empire sont citoyens romains.

L’histoire romaine n’est pas notre sujet. Ce qui est notre sujet, c’est, si j’ose dire, l’opération romaine. Soit la fusion singulière, unique dans l’histoire, miraculeuse en somme, entre les deux formes politiques anciennes et opposées, la cité libre et l’empire sans liberté, qui sont en quelque sorte les deux modalités naturelles de l’opération humaine : la cité « réalise l’humanité » pour ainsi dire « en compréhension », en déployant toutes les facultés de la nature humaine dans le « se gouverner soi-même », tandis que l’empire « réalise l’humanité » pour ainsi dire « en extension », en rassemblant tous les êtres humains, en tout cas le plus grand nombre possible, sous la même autorité ou le même pouvoir. La figure de César représente ou plutôt constitue ce moment décisif de transition ou de métamorphose lorsque les libres citoyens de la république doivent concéder le pouvoir suprême à l’un d’entre eux : la république s’est à ce point étendue qu’elle ne peut plus se gouverner dans la liberté, même la plus irrégulière ou chaotique. La différence, décisive pour la cité, entre l’intérieur et l’extérieur s’est estompée au point de presque disparaître : les anciens ennemis extérieurs sont devenus citoyens, et les chefs des partis traitent les citoyens comme des ennemis.

Entrons un tout petit peu plus avant dans la physique du processus. Je suis obligé d’être encore plus schématique, ou géométrique, que je ne l’ai été jusqu’à présent. Je devrais dire « arithmétique », car tout est une question de nombres. La vie politique, partout et toujours, est une question de nombres. La vie politique repose toujours sur une certaine relation, un certain mélange, entre le grand nombre et le petit nombre. Entre le peuple et les nobles, ou les « grands ». C’était tout spécialement le cas dans les cités anciennes qui ignoraient pour l’essentiel le troisième nombre, car il y a un troisième nombre. Ce troisième nombre, c’est l’un – le monarque, le prince. Bien sûr, un membre du petit nombre pouvait s’approprier le pouvoir : il devenait tyran. Mais la tyrannie n’est que la modalité extrême de l’oligarchie, elle n’introduit pas un nombre qualitativement nouveau, elle ne relève pas pleinement de l’un. Certes César peut être appelé tyran et il le fut. Caton, dit Cicéron, préféra se tuer que de devoir lever les yeux vers le visage du tyran. Mais César fut aussi autre chose. Au-delà d’une certaine étendue, le jeu entre le petit nombre et le grand nombre, le jeu républicain ne peut plus ordonner la cité. Alors la cité bascule sous le pouvoir de l’un. Ce n’est pas seulement une affaire de pouvoir, un bricolage au sommet. C’est l’idée même de l’être ensemble qui change. Là où la cité se saisissait dans la lutte entre les classes pour le gouvernement de la cité, elle se saisit désormais comme l’unité d’un rassemblement humain sans division intérieure, elle se saisit comme unité de la société humaine, et finalement comme unité de l’humanité rassemblée sous le pouvoir de l’Un – humain ou divin, humain et divin. À sa mort, César devient dieu, et c’est son nom désormais qui gouvernera Rome.

Rome, c’est donc le nom de l’opération humaine complète telle que la philosophie nous permet de la cerner. Dans la succession de la république et de l’empire, dans le passage de l’une à l’autre, dans l’incompatibilité et la complicité des deux moments, Rome nous tend le miroir et la promesse de la libre actualisation de l’humanité rassemblée. Soit de l’union de la liberté et de la paix. C’est pourquoi Rome, en dépit de son histoire chaotique et immensément cruelle, jouit d’une autorité sans rivale au long de l’histoire européenne. C’est encore le cas aujourd’hui sous un autre nom. La promesse de Rome est toujours présente et tentante sous le nom abstrait de démocratie. Ce que les Européens visent aujourd’hui sous le nom de démocratie, c’est en effet tout autre chose que ce que nos pères ont entendu et construit sous ce nom. Jusqu’à une date récente, les nations européennes étaient comparables aux cités grecques, chacune activant la liberté à l’intérieur de ses frontières, activant par là-même une énergie débordante, débordant en particulier dans la création par chacune d’un empire colonial plus ou moins étendu. L’Union Européenne est de forme impériale puisqu’elle entend succéder aux nations dans un mouvement d’extension, d’élargissement illimité. En même temps, elle est entièrement privée du dynamisme cruel de la transition césarienne, du passage chaotique de la liberté républicaine à la paix impériale quand la fierté intenable des grands citoyens, des principes, se résolut dans l’orgueil des Césars. Elle est privée de tout principe réel de mouvement, superposant un empire sans empereur à une liberté républicaine privée d’énergie, sous l’autorité d’une notion indéfinie de l’humanité. Ce qu’on appelle la construction européenne est un processus aussi doux que l’histoire romaine fut cruelle. C’est sans doute un progrès, à moins que cela signifie seulement qu’au fond il ne se passe rien de significatif et que rien n’est produit qui soit durable, que les éléments de la synthèse romaine, au lieu d’être noués ensemble, sont posés l’un à côté de l’autre, membres disjoints de l’opération humaine qu’aucune ambition romaine n’a désormais l’audace de vouloir rassembler.

Nous pouvons poser à nouveaux frais les questions par lesquelles nous avons commencé notre enquête. Où sommes-nous ? Nous sommes en Europe – la géographie ici est d’une rassurante stabilité. Où vivons-nous ? C’est-à-dire : où agissons-nous ? La réponse est beaucoup moins assurée. Il n’y a point de cité européenne, de corps politique européen qui soit le cadre de nos actions, le cadre dans lequel les finalités de nos actions trouvent leur unité et leur sens. Nous sommes la proie d’une incertitude qui nourrit beaucoup d’inquiétude et même une anxiété croissante. Nous ne savons plus vraiment où nous vivons. Une opinion très influente, on peut même dire l’opinion dominante parmi ceux que l’on appelle les faiseurs d’opinion, clame que cette incertitude est merveilleuse, qu’elle constitue même le charme captivant de l’époque présente, et que ceux qui s’en inquiètent, au lieu de s’alarmer devraient apprendre à vivre sans se poser la question du lieu, qui est une fausse question. Nous ne pouvons cependant échapper à la question du lieu de l’action, qui est la question proprement politique. Ceux qui la congédient lui ont en fait donné d’avance réponse : le cadre pertinent de nos actions, pensent-ils, c’est le « monde ». Nous vivons naturellement, évidemment dans le « monde ». Toute autre circonscription est une « province », affligée donc d’un provincialisme qu’en tant que citoyens du monde nous devons rejeter résolument. Ce qui donne sa plausibilité à une telle représentation, ce sont les échanges mondiaux de biens et de services, c’est le « marché mondial ». Ledit marché mondial est moins « marché » et moins « mondial » qu’on ne le dit, mais enfin, il a suffisamment de réalité pour qu’on puisse accepter provisoirement la représentation que nous en proposent les partisans de, précisément, la mondialisation. Que devient l’action dans le marché mondial ? Reprenant les termes de notre introduction, nous dirons que la plus petite action – acheter, vendre au détail ici et maintenant – se confond avec la plus grande puisque, par la médiation du marché, elle a des effets qui se propagent potentiellement jusqu’au bout du monde, ou inversement elle est l’effet d’une action qui vient du bout du monde. Le minuscule et l’immense coïncident et se confondent. Le minuscule ouvrier chinois et le minuscule consommateur américain ou européen, une fois reliés par le marché, deviennent immenses et prennent une ampleur héroïque. Et on se demande dans les salles de marché, avec un mélange de terreur et de pitié – de pitié pour nous-mêmes -, jusques à quand ces deux héros – l’Ouvrier chinois et le Consommateur américain – seront capables de porter le monde sur leurs épaules de géants.

Ces deux héros cependant sont un produit de notre imagination. Ils sont bien plus imaginaires que Hercule nettoyant les écuries d’Augias ou abattant les oiseaux du lac Stymphale. Bien sûr l’ouvrier chinois et le consommateur américain existent, mais ils n’existent pas, ou du moins ne vivent pas dans le « monde » dont on nous parle tant. Entre eux il n’y a le lien d’aucune action. Non seulement il n’y a entre eux aucune action commune, mais aucun n’agit à proprement parler en direction de l’autre, pas même l’ouvrier chinois qui envoie son produit non pas aux États-Unis mais en ce lieu abstrait où il trouvera un acheteur. Le plus que l’on puisse dire, c’est qu’ils sont prisonniers l’un de l’autre. Condamnés à vendre et acheter à perpétuité. Sous peine de l’effondrement du monde.

Qu’adviendra-t-il du ou sur le marché mondial, je ne sais. Il est clair en tout cas que nous ne vivons pas dans le « monde » organisé autour de la relation entre l’ouvrier chinois et le consommateur américain. Nous ne vivons pas dans le « monde » dont parlent ceux qui, taquinant la muse de la tragédie, nous annoncent que la mondialisation est notre destin. Nous n’y vivons pas puisque nous ne pouvons y agir. Eux-mêmes d’ailleurs y sont incapables d’agir, le principal de leur action consistant à nous enjoindre de subir de bonne grâce ladite mondialisation. Il n’y a de « monde », c’est-à-dire de « monde commun » que pour ceux qui vivent libres, c’est-à-dire qui sont engagés dans l’effort pour se gouverner ensemble en dépit de la division des classes et à travers elle, ou alors, lorsque ce vivre libre est devenu impossible par suite de la trop grande extension et hétérogénéité du corps politique, pour ceux qui acceptent d’obéir à celui qui est capable de transformer la liberté désordonnée en ordre pacifique, en paix effective. L’opération humaine se cherche dans la tension que nous pouvons donc dire « romaine » entre la condensation civique et l’extension impériale. Notre rêve complaisant – le rêve « européen » - l’imagine au terme d’une démocratie sans peuple ni gouvernement qui se confond avec un empire sans empereur.

Où que nous regardions, rien qui ressemble à l’empire romain. Et si nous regardons près de nous, rien qui ressemble à une conscience même obscure des exigences romaines, c’est-à-dire humaines, de la politique. Nous ne savons plus où nous vivons parce qu’il y a longtemps que nous n’avons pas agi.

[1] Voir La fortune ou la vertu d’Alexandre, in Œuvres morales, t. V, Traités 20-22, trad. Mazon, Les Belles Lettres, pp. 120-121.