Spleen économique et idéal littéraire à l'école (Luigi Sanchi)

A la suite de nos propositions de refondation de l'enseignement du français (article du Figaro du 7/8 août 2010), et stimulé également par sa récente lecture des Actes de la journée Humanités ( Enseigner les Humanités, Editions Kimé), un de nos sympathisants et lecteurs, Luigi Sanchi, chercheur au CNRS, agrégé de grammaire, docteur en histoire (Institut de recherche et d'histoire des textes), propose la réflexion suivante que nous soumettons à l'appréciation et aux réactions de nos lecteurs:

TROIS PROPOSITIONS

par Luigi Sanchi

Analyse de la situation scolaire française

Le raz-de-marée est peut-être l’image qui rend le mieux les transformations de l’enseignement des Lettres (françaises, latines et grecques) : plus rien ne subsiste de ce qui formait le paysage habituel des Lettres dans l’école française des années 1940-1960. Le professeur de latin était au centre du pouvoir scolaire, il vaut aujourd’hui moins que l’informaticien du lycée ou le collègue d’éducation physique. La littérature classique était la référence absolue, elle a cédé la place aux productions modernes et contemporaines, voire non littéraires. Le corps professoral était somme toute uni dans ses goûts et ses priorités, largement représentés par l’inspection locale et nationale, il est désormais atomisé dans le chacun pour soi, le repli, la dissidence, et il est poussé à la défaite par ses généraux et ses officiers. Les manuels scolaires étaient une sorte d’encyclopédie de base, ils sont devenus des magazines à la page accompagnés d’une moisson de photocopies. La grammaire constituait le présupposé évident et naturel de tout travail scolaire ; à présent on ne saura pas exiger de l’enseignant lui-même un niveau d’orthographe décent. Enfin, l’humanité, les sentiments grands et petits, la vie dans toutes ses facettes étaient (avec la mise en forme) le contenu principal des analyses littéraires ainsi que l’élément fédérateur de cet ensemble social qu’est la classe : désormais c’est évacué au profit d’une approche totalement stérilisée tandis que sont prises en compte les problématiques sociales, familiales, psychologiques de chaque élève, dérive individualiste qui annule la constitution du fonctionnement collectif. Pourtant, la population lycéenne s’est démultipliée.

On peut commodément taxer cette transformation de démagogique : d’une part parce qu’elle aboutit à donner l’impression d’une école en état de marche tout en la vidant de sa substance, d’autre part parce qu’elle a été le résultat d’une longue série d’actes politiques, administratifs, syndicaux, associatifs, tantôt contradictoires, tantôt coordonnés, parfois de droite et parfois de gauche, mais qui ont à la fin concouru la situation que nous vivons.

Dans cette situation déprimante, les tenants d’un enseignement ambitieux et fidèle à une longue tradition scolaire de type humaniste, républicain, laïque sont désemparés et incapables de faire entendre leur voix, encore moins de négocier avantageusement avec les décideurs de leur ministère. Un terrain commun d’entente, une plateforme partagée, un programme qui convienne à la fois aux professeurs, aux parents, aux élèves et aux responsables politiques semble introuvable. Pis, la pertinence, la place, l’utilité des Lettres au sein de l’institution scolaire sont mises en doute.

Comment agir dans ces conditions ? Quelles initiatives entreprendre, avec quelles forces, quelles visées et, surtout, à quel niveau ? Si l’on reconnaît comme juste l’image du raz-de-marée proposée d’entrée de jeu, force est de constater que l’heure n’est plus – ou pas encore – à la négociation dans les ministères ou auprès de l’inspection générale. Il faudrait plutôt, d’abord, s’extraire du contexte quotidien, celui d’une longue série de défaites pour les humanités, les Lettres, la culture classique, et chercher un regard neuf. Seul un point de vue totalement renouvelé pourra donner lieu à une bataille d’idées, un débat nourri et fécond, préalable à de nouvelles décisions, de nouveaux dispositifs, d’autres programmes scolaires.

Une fondation possible : la langue française

Pour aller au fond des choses, il faut reconnaître que la culture littéraire humaniste, domaine organisé, pertinent et légitime à l’université, ne se justifie à l’école qu’en tant qu’arrière-plan intellectuel de la branche d’enseignement ayant pour but d’apprendre à l’élève à bien écrire et à bien parler. Tel est le besoin social auquel répond le professeur des Lettres, telle est la réponse à fournir à qui pose la question de l’utilité des Lettres. Si avant le raz-de-marée cette question n’était pas d’actualité, aujourd’hui les professeurs sont presque sommés d’y répondre, justifiant leur présence et leur salaire

Si l’on veut faire passer aujourd’hui le legs de la défunte culture humaniste, il faut donc partir de cette évidence et construire sur la légitimité de ce besoin de bien dire et bien écrire, à plusieurs niveaux, la théorie de l’enseignement classique qui nous est chère. Il faut d’emblée remarquer que le latin et le grec n’interviennent qu’à partir d’un certain seuil dans les compétences en expression française. Il ne s’agit pas de les cantonner, mais d’essayer de cerner leur place précise au sein de l’instruction dans une plateforme partagée qui reste à trouver. Il faut en premier lieu définir quelle expression en langue française doit être le but de l’enseignement scolaire au vu des besoins actuels. Bien entendu, derrière les mots se trouvent les choses : la pensée, les sentiments, l’histoire, la vie sociale, les idéaux, les objets. Quand nous disons « expression française », il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une totalité.

Seulement à partir d’un certain seuil d’instruction, donc, on peut et doit prendre en compte le fonctionnement de la langue française dans ses rapports avec les langues anciennes. Ce rapport existe à trois niveaux : lexical, syntaxique et de genre. Autrement dit, on ne peut pas faire l’économie – si l’on veut maîtriser la langue française – de ce qu’elle doit aux mots latins et grecs, à la période latine ou grecque, aux genres littéraires hérités de l’Antiquité. Nous parlons surtout ici de maîtrise linguistique, pas encore de formation morale ou de culture générale, mais on y arrivera. Pour revenir aux langues anciennes parentes de la française (et des autres langues vivantes d’Europe ou du monde), il faut remarquer leur histoire complexe. Trois éléments doivent être soulignés à propos du latin, pivot de ce mécanisme :

1) le latin s’est constitué comme langue de culture grâce à de très nombreux emprunts au grec. Ces emprunts sont tellement nombreux et courants (hora, schola, thesaurus, centrum, etc.) qu’on a tendance à les oublier. On insiste au contraire sur ce qui oppose le génie du latin et celui du grec

2) les transformations du latin au Moyen Âge ont créé le lexique intellectuel européen, notamment en logique et en sciences. Le fait que la latin classique cicéronien, que le vocabulaire scientifique de Lucrèce, Pline, Celse, Vitruve, évite ou ignore les noms abstraits ou les notions intellectuelles complexes répandues dans la prose intellectuelle après l’An Mil (bien mots en -izare, -itas, -ivus, -tio, etc.) ne doit pas amener à les proscrire de l’étude.

3) les rapports entre latin et langues vernaculaires ne sont pas linéaires ; la phase de la Renaissance a joué un rôle considérable, ainsi que, aux xvii-xviiie siècles notamment, la recherche d’une autonomie linguistique et stylistique à la fois à l’égard du latin et des langues-sœurs, puis, avec l’essor des sciences et technologies aux xix-xxe siècles, le renouvellement du vocabulaire avec un nouveau stock de composés et dérivés latins, grecs, voire hybrides (télévision, homosexuel, métalittéraire, sociologie, etc.).

La langue française écrite et parlée aujourd’hui résulte de tous ces apports et de toutes ces superpositions historiques, largement communs aux autres langues européennes. Seul le professeur de Lettres peut et doit (par une formation universitaire adéquate) assurer la transmission de cette conscience linguistique, plus ou moins approfondie selon le niveau d’enseignement.

Cela présuppose une action éducative centrée sur la grammaire et l’étude du vocabulaire.

Entre la langue et l’œuvre littéraire

Comment greffer sur cette base la revendication de l’étude des textes littéraires ? Car, tout en acceptant la nécessité de bien étudier à l’école l’histoire de la langue, on peut refuser l’étude des Lettres au motif qu’elle n’a rien à voir avec le monde d’aujourd’hui et que la tradition humaniste est un carcan et un poids dont on ne veut plus charger les élèves. Toute l’évolution scolaire récente a fini, à travers bien des étapes et des débats, par exclure les époques littéraires les plus éloignées de nous : d’abord l’Antiquité (en histoire, philosophie, et avec les langues anciennes rendues optionnelles), puis, en classe de Lettres, le Moyen Âge, banni à cause de l’ancien français, à présent les xvi-xviie siècles, réduits à quelques pages choisies comme faire-valoir culturel.

Si l’on se place dans la perspective de trouver un terrain commun pour les programmes scolaires, il faut être bien conscient que le combat pour les Lettres est beaucoup moins aisé que celui pour la langue. C’est un combat qui se joue effectivement dans une alliance encore toute à construire avec les autres disciplines littéraires (histoire, géographie, philosophie), voire avec les sciences, l’économie et le droit. C’est donc toute la « culture générale » qui devrait être impliquée dans la réflexion, et non seulement les aires les plus fréquentées dans le dispositif d’enseignement et d’étude des Lettres en usage (sinon en vigueur) aujourd’hui : poésie, roman, théâtre, essai. Et c’est à l’intérieur d’une nouvelle définition de la « culture générale » nécessaire à la République et à la société que nous voudrons bâtir à travers l’école qu’il faudra définir la place des Lettres, françaises, latines et grecques.

Cette place devra désormais être justifiée face aux accusations récurrentes de culte d’un passé révolu, à l’heure où toutes nos énergies sont employées à essayer de rattraper l’avenir, et de dérive esthétisante, frivole à l’heure où le seul esthétisme admis, voire encouragé, est celui de l’industrie de la mode. En ce qui concerne la littérature, l’on a décidé qu’elle appartient à la sphère de l’entertainment et doit obéir aux règles et aux pratiques de l’industrie éditoriale, celle des prix et des grandes maisons d’édition. Pour faire accepter la notion d’utilité des Lettres, il faudra alors peut-être renoncer (tactiquement, dans un premier temps !) à nos passions et émotions littéraires incomprises et revenir de façon utilitariste à l’ancienne conception de la copia rerum : le passé comme réservoir d’idées (politiques, philosophiques, morales) à exploiter, le savoir historique et archéologique n’étant contemplé que comme nécessaire formation universitaire du professeur.

Trois propositions concrètes

Si telles sont les conditions draconiennes auxquelles on peut désormais négocier la place des Lettres – langue et littérature, française et gréco-latine – devant les parents, les élèves et les décideurs, il en découle néanmoins plusieurs pistes pour trouver ce fameux terrain d’entente et, donc, pour fonder un ensemble cohérent de revendications. J’en propose ici trois qui me semblent prioritaires, mais la discussion devrait être élargie, approfondie dans tous les sens, vérifiée à chaque pas sur les données de la réalité scolaire et du débat actuel sur l’école.

La première est de repenser, tant au niveau des programmes scolaires qu’à celui de la formation des professeurs, l’articulation entre étude la langue française (grammaire, syntaxe, vocabulaire) et la connaissance des langues anciennes au service du français, ce qui devrait en postuler le caractère obligatoire et non plus optionnel à un certain niveau de compétences.

La deuxième est de réintroduire une réflexion historique et philosophique de culture générale au sein de l’étude proprement littéraire des formes et des genres, en proposant un programme qui permette d’intégrer la conscience des apports intellectuels venus du passé (de la tradition classique comme d’autres traditions) à un enseignement des œuvres littéraires qui ne perde pas de vue leur spécificité d’objets artistiques.

La troisième, qui découle des deux précédentes, est la nécessité, bien loin d’éliminer du lycée l’étude les Lettres, de revenir à trois ans de littérature française, vu l’insuffisance à cette fin du programme sur deux ans avec épreuve anticipée de français au Baccalauréat.

Cette dernière proposition, inacceptable en l’état actuel des négociations avec le ministère, devrait être portée de façon large et cohérente comme un mot d’ordre syndical, étant données en outre ses retombées en terme de postes de professeurs de Lettres qui se créeraient si l’on rétablissait une année de « Français » en terminale. Reste que le but principal de notre réflexion devrait être la recherche d’un terrain d’entente avec les autres acteurs du système scolaire, recherche qui passe par une discussion tous azimuts sur l’utilité des Lettres afin de réaliser deux objectifs que tout un chacun, quels que soient ses postulats, pourra reconnaître comme centraux de l’enseignement à venir : l’expression écrite et orale en français à tous les niveaux de l’école.