M. Delmas-Marty : L'internationalisation du droit

Présentation par Cécilia Suzzoni

C’était un grand plaisir et un grand honneur d’accueillir Mireille Delmas-Marty dans la salle des conférences du lycée Henri IV, d’autant que sa venue inaugurait le calendrier des conférences de l’année 2012/2013 et la cinquième année d’existence de notre association !

Mireille Delmas-Marty est spécialiste des études comparatives en droit international, comme l’attestent l’intitulé de la Chaire qu’elle a occupée jusqu’à une date très récente au Collège de France et le libellé de la leçon inaugurale qu’elle y a prononcée en 2003 : Études juridiques comparatives et internationalisation du droit. Il était impossible d’énumérer les titres et fonctions honorifiques de notre conférencière. Sa spécialité a fait d’elle un expert mondialement impliqué et consulté dans un grand nombre de commissions législatives ou constitutionnelles, comme celle du code pénal, mise en place et présidée par Robert Badinter, celle relative au projet d’un Corpus juris de droit pénal européen, ou encore celle relative à la création d’une juridiction pénale internationale. Mireille Delmas-Marty est finalement restée fidèle à sa vocation de départ : agrégation de droit privé et des sciences criminelles. Elle est depuis 2007 membre de l’Académie des sciences morales et politiques. De sa bibliographie , elle aussi très conséquente, nous avons retenu la série des quatre volumes publiés de 2004 à 2011 (Seuil) parce que le titre qui les englobe : Les forces imaginantes du droit, témoigne dans une formulation heureusement inattendue- il n’est pas fréquent de voir le droit lié à l’imagination !- de son souci d’œuvrer pour un « droit en devenir » qu’elle entend mettre à l’épreuve des défis, contradictions, dangers d’une mondialisation bousculée par la postmodernité, l’impact des biotechnologies, du scientisme, des pratiques juridiques internationales à la carte, dites du Law shopping…Dans leur ordre de parution ces quatre volumes sont: Le relatif et l’universel, Le pluralisme ordonné, La refondation des pouvoirs, Vers une communauté des valeurs. C’est ce dernier libellé, Vers une communauté de valeurs, qui nous a permis de rebondir pour justifier l’invitation que Mireille Delmas-Marty a eu la grande gentillesse d’accepter, malgré un emploi du temps très chargé.

Nous ne sommes nullement, à l’ALLE, frappés par Le complexe d’Orphée, magistralement mis en lumière dans le dernier essai de Jean-Claude Michéa ; mais si nous sommes très soucieux, comme chacun sait, de préserver le legs de l’héritage romain, en l’occurrence ce formidable monument législatif et dogmatique qu’est le droit romain, nous sommes au moins aussi soucieux de « réinventer » cet héritage de manière à le mettre au service des intérêts d’aujourd’hui. Or, si nous savons que nous devons aux Romains ce que le grand Aldo Schiavone a appelé L’invention du droit en Occident –sous-titre de son essai Jus, éditions Belin ; si nous sommes bien persuadés que ce droit romain, de rupture en rupture, de mutation en mutation, devenu le juscommune des juristes romanistes, reste la porte indispensable pour bien comprendre l’essor du droit moderne, nous savons aussi que ce n’est plus dans le Corpus Juris civilis, non plus que dans le Digeste ou les Institutes que nous allons trouver des solutions toutes faites aux grands problèmes d’aujourd’hui…Pour autant, il est essentiel de rappeler que le droit romain s’est très vite défini comme une quête du juste -aequi et boni- approprié aux circonstances ; la Rome classique , rappelle Pierre Legendre, a joué autour de ce terme jus - au-delà de ses résonances religieuses et orales, mises en lumière par Benveniste dans son Vocabulaire des Institutions européennes - au sens d’une descendance généalogique : jus est dans justitia. Dans cette figure étrange d’une étymologie inversée, qui a fait du dérivé justitia la notion princeps dans lequel le droit trouverait sa source, il y a assurément le souci de la production d’une valeur commune dont il est intéressant, sinon urgent d’interroger aujourd’hui l’autorité fiduciaire. Essentiel aussi de rappeler les avatars de ce Jus gentium que les Romains, qui n’ignoraient évidemment pas la notion de limite (pomoerium, limes), au fur et à mesure de l’extension de la civitas, ont mis au point à côté de leur jus civile ; un jus gentium qui chez les vaincus, devenus alliés , puis citoyens a secrété une dialectique entre une communauté de droit, un jus commune, et un pluralisme juridique adapté aux terrains locaux, signant ainsi la grande souplesse d’un droit romain que l’on a trop souvent tendance à réduire à la rigidité de son formalisme ; cependant que Rome, au plan éthique et philosophique, s’acheminait vers ce que Cicéron, dans son De officiis, appelle la Societas universa totius humani generis, cette Société universelle du genre humain, qu’il invite à respecter, défendre, maintenir, et qui est indépendante, soulignait Pierre Manent dans son dernier essai, Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’Occident, des formes et régimes politiques, et donc applicables dans tous les régimes et formes politiques.

Il n’est donc pas anachronique de dire que dans cette ancienne association entre jus et justitia, dans la prégnance de ce cum que l’on retrouve dans les variantes de la définition cicéronienne de la Societas universa (communis totius generis hominum conciliatio et consociatio), se dessine une anticipation de notre moderne conception d’une « unité humaine », dont tous les travaux de Mireille Delmas-Marty n’ont de cesse de montrer qu’elle a plus que jamais besoin d’un ordre juridique certes pluriel, mais ordonné, s’il veut être efficace. Merci à elle de nous avoir éclairé dans sa belle conférence sur ce que, dans une formule forte et séduisante, elle appelle « un droit en devenir pour une humanité en transit ».

Nous donnons ci-dessous, reconstitué à partir des notes de deux auditeurs, Christian Cavaillé et Jacqueline Murgier, un résumé substantiel et fidèle de la conférence de Mireille Delmas-Marty. Nous mettons également en ligne le texte qu’elle a eu la gentillesse de nous adresser, dont le libellé double celui de sa conférence, mais qui de fait, expose essentiellement la conclusion de La rencontre des réseaux ID. Nous vous donnons rendez-vous, avec plaisir, pour la prochaine conférence d’Henriette Walter, Le latin dans le monde d’aujourd’hui, qui se déroulera le mardi 13 novembre au lycée Louis le Grand, et nous espérons que vous trouverez de l’intérêt (et du plaisir …) à lire les Actes de la Journée Érasme dans le XXIème siècle. Séductions d’une écriture (Éditions Kimé) qui sortent en librairie le 16 octobre.

__________

Résumé de la conférence de Mireille Delmas-Marty

L'internationalisation du droit : pathologie ou métamorphose ?

Un droit en devenir pour une humanité en transit.

M. D. -M., conclusion du cours du 11 mai 2011

au Collège de France

I - L’internationalisation du droit comme fait et comme question

Pour penser l’internationalisation du droit les catégories dominantes sont insuffisantes, des forces imaginantes sont requises. C’est un processus dynamique dans lequel s’atténuent les frontières entre dedans et dehors, droit interne et droit externe, un processus caractérisé par l’interaction et l’interdépendance entre les systèmes de droit, un processus dans lequel les phénomènes saillants, en même temps que le mouvement vers un droit commun mondial sont, dans la « globalisation », un usage de l’Internet qui met en cause le principe de territorialité, la multiplication des risques financiers, sanitaires, expérimentaux ainsi que des trafics en tous genres (sans parler des migrations, des exclusions sociales, des atteintes à l’environnement, de la persistance des crimes, etc.).

Il semble juste de parler d’une universalisation des valeurs et ce terme d’universalisation est plus pertinent que celui d’universel. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 lance un processus plutôt qu’elle ne crée des concepts universels ; depuis, de nombreux dispositifs juridiques internationaux ont été institués ; l’ensemble des dispositifs juridiques comprend aussi, entre le national et le mondial, des dispositifs régionaux comme ceux de l’Union européenne.

Un droit pénal international s’est progressivement constitué : Tribunal de Nuremberg (procès ad hoc organisé par les vainqueurs) à la fin de la seconde guerre mondiale, en partie semblable au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie institué en 1993 (un tribunal ad hoc, mais avec des juges internationaux), Cour pénale Internationale (officiellement créée en 2002) en capacité de juger même les chefs d’État en exercice. L’universalisme des valeurs est également associé à l’existence de biens public mondiaux : le climat, la santé, peut-être l’Internet…

L’universalisation du droit implique son ouverture, un système de droit ne pouvant se refermer sur lui-même. Mireille Delmas-Marty a participé en 2011 aux travaux de réseaux ID (internationalisation du droit : le sigle permet aussi d’ « activer » la connexion Imagination /droit), réseaux de réflexion dans lesquels des juristes d’origine différente travaillent en commun (un réseau franco-brésilien, un réseau franco-chinois, un réseau franco américain).

II – Diversité, perplexité, complexité

1 – Diversité

Le droit international n’est plus seulement interétatique ; les acteurs non étatiques se sont multipliés : - organisations non gouvernementales, acteurs de la « société civile : opérateurs économiques, entreprises transnationales, experts scientifiques (cf. sur la question du climat, le rôle des experts dans l’élaboration du Protocole de Kyoto signé en 1997), acteurs civiques (les citoyens se comportant en « citoyens du monde »). La Cour pénale internationale a été créée sous l’effet de rapports gouvernementaux, grâce à la pression d’acteurs civiques. Les juges nationaux ou internationaux constituent eux-mêmes un notable contre-pouvoir ; les juges européens sont acquis à l’internationalisation du droit (ce qui n’est pas le cas des américains et des chinois).

On peut se demander si la diversité des acteurs n’entraîne pas une dilution de la responsabilité d’autant que la production de normes s’effectue sur trois plans (national, régional, transnational), qu’il existe de nombreuses organisations internationales (l’Organisation Mondiale du Commerce, l’Organisation Internationale du Travail, l’Organisation Mondiale de la Santé), que se posent sans cesse des problèmes de conciliation (problème des extraditions ; appartenance à des systèmes différents : ainsi la Turquie ne fait pas partie de l’Europe mais du Conseil de l’Europe, et c’est ainsi qu’un juge turc siège à la Cour européenne des droits de l’homme).

L’internationalisation du droit remet ainsi en cause la territorialité et la souveraineté ; elle exige que soient comparées des méthodes très diverses, horizontalement dans des échanges croisés dont peut résulter une fertilisation mutuelle, verticalement par l’élaboration de normes supra ou transnationales. Le droit se transforme alors par hybridation ou transplantation. Dans le meilleur des cas on parvient à une harmonisation qui laisse des marges nationales d’appréciation ; la norme est contextualisée, l’un et le multiple sont conciliés dans un pluralisme ordonné.

2 – Perplexité

Deux interprétations sont confrontées.

- Selon la première, l’internationalisation n’est qu’une déformation et une pathologie du droit : le droit international est malade de ses normes, la responsabilité se dilue, la déterritorialisation fait le vide, la multiplication des interdépendances affaiblit la souveraineté, on n’a affaire qu’à un « ordre » juridique informe.

- Selon la seconde, l’internationalisation est le théâtre d’une métamorphose du droit s’orientant vers un ordre interétatique et interhumain, international et mondial. Cet espoir raisonnable d’un mouvement allant du chaos vers la paix a été celui de Kant dans son Projet de paix perpétuelle (1795), celui du chinois Kang Youvei , auteur du Livre de la grande unité publié en 1935 ; déjà Ovide, l’auteur des Métamorphoses, poète et avocat, évoquait les quatre âges du monde avec leur mouvement descendant jusqu‘à l’âge de fer, mouvement contrecarré par l’instauration échappant au chaos de la Pax Romana réalisant autour de Rome et par hybridation une alliance des cultures et des cités. On peut certes redouter à la fois la domination impérialiste et un pluralisme qui ne serait que désordre, mais le passage du désordre à un pluralisme tolérant (non impérialiste) et ordonné (échappant au relativisme) n’est pas impossible.

3 – Complexité

Dans un monde en mutation, n’est juridiquement réalisable qu’un pluralisme ordonné, et cela par la coresponsabilité (échappant à la fois à la dilution des responsabilités et à la soumission à un pouvoir global) : un ordre juridique à géographie variable intégrant plusieurs niveaux, une souveraineté partagée et / ou solidaire.

De nombreuses difficultés subsistent ou apparaissent ; - le droit se doit d’être effectif, or, si les Cours internationales ont le droit de condamner les États, il est difficile de condamner les entreprises internationales qui agissent comme des acteurs globaux ; - à la différence des transferts technologiques qui s’effectuent très facilement les concepts juridiques ne se transfèrent et ne se traduisent pas sans risque de malentendus (« état de droit » correspond à rule of law en anglais et à une expression chinoise qui signifie aussi bien l’État qui fait le droit que l’État soumis au droit) ; - il est difficile de prendre une vue d’ensemble des rapports internationaux car le « triangle » du juridique du politique et de l’économique prend une forme différente sur chacun des divers plans (international, régional et national) ; - l’internationalisation du droit suscite des résistances (des replis souverainistes et/ou des crispations identitaires notamment) mais son mouvement d’ensemble paraît irréversible.

III – Une utopie réaliste

L’utopie conduisant à tenter d’instaurer le pluraliste ordonné du droit dans le processus d’internationalisation en cours est réaliste. Il ne faut pas regretter que le droit international en état de métamorphose ne prenne pas une forme strictement homogène et reste souvent dans l’à-peu-près : le réalisme en droit est peut-être de faire le pari que le flou, le doux et le mou pourraient bien être les garde-fous d’une complexité qui protège du risque bureaucratique et hégémonique.

____

Mireille Delmas Marty a occupé la Chaire d’Etudes juridiques comparatives et internationalisation du droit ((2003-2011) au Collège de France. Elle a fait partie et fait partie de nombreuses et importantes commissions, de nombreux et importants comités de réflexion et de propositions juridiques tant sur le plan national que sur le plan international ; ses interventions ne se comptent pas.

Quelques ouvrages récents de Mireille Delmas-Marty :

- Le flou du droit, PUF, 2004

- Les forces imaginantes du droit, Quatre tomes, Seuil, 2004-2011

- Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, 2010

- Parution prochaine de : Résister. Responsabiliser. Anticiper: Comment humaniser la mondialisation, Seuil, 2013.