H. Walter, Le latin dans le monde d'aujourd'hui

Présentation de la conférence d’Henriette Walter par Cécilia Suzzoni

La conférence de la grande linguiste Henriette Walter que nous avons eu le plaisir d’accueillir au lycée Louis le Grand le mardi 13 novembre 2012 a charmé le public, par son humour, son érudition joyeuse, son enthousiasme contagieux. Elle a été suivie d’un « pot » succulent, préparé par l’Intendance du lycée Louis le Grand que nous remercions vivement, ce qui a permis de continuer entretiens et propos dans une ambiance fort sympathique.

Henriette Walter est Professeur émérite de linguistique à l’Université de Haute Bretagne, Directrice du laboratoire de phonologie à l’École pratique des Hautes Études, Présidente de la Société Internationale de linguistique fonctionnelle, membre du Conseil supérieur de la langue française.

De son importante bibliographie, qui mêle ouvrages savants, spécialisés et ouvrages en direction du grand public (Henriette Walter est soucieuse d’une généreuse vulgarisation), les titres de ces essais, réédités dans le livre de poche (Le français dans tous les sens- Préface d’André Martinet, grand prix de l’Académie française en 1989 - Honni soit qui mal y pense.L’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais, L’aventure des langues en Occident, leur origine, leur histoire, leur géographie, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Le français, d’ici, de là, de là-bas), disent assez son souci, son amour de l’aventure des mots, riches en péripéties, en rencontres, en échanges : elle a tout à la fois l’optimisme synchronique du linguiste, attentif au bougé de la langue, et l’érudition du savant qui sait bien que chaque langue vivante est vitalisée par son rapport aux langues dites mortes.

S’agissant justement du latin, on peut tirer de la lecture de ces ouvrages une double confirmation

- D’abord que le français est bien « l’enfant du latin », du « latin continué » : le quasi-bilinguisme que l’on doit à l’héritage latin, à sa présence dans toutes les étapes de l’histoire du français, fait que, s’agissant de lui, nous ne sommes pas tout à fait ignorants de ce que nous n’avons pas appris : le latin reste « la figure de ce qui en nous vit dans l’oubli » (Patrick Amstutz).

- Ensuite, ces ouvrages, et tout particulièrement l’essai Honni soit qui mal y pense, font justice de ce sophisme qui prétend mettre en rivalité la langue vivante-l’anglais- et le latin (voir notre Charte). Le poète et critique anglais Michael Edwards avait fait la démonstration brillante, à l’occasion de sa conférence à Henri IV, Le jeu du latin dans la poésie anglaise, de cette forte prégnance du fond franco-latin dans la langue anglaise. Henriette Walter l’analyse très précisément en linguiste, allant jusqu’à avancer que « c’est la plus grande fidélité de l’anglais au latin qui a facilité la promotion en flèche de cette langue vivante dans la transmission du savoir, en particulier du savoir scientifique informatique ». On apprend ainsi que plus de 80° du lexique informatique est d’origine latine, soit indirectement par le français (latin continué), soit directement par le latin. Ce qui lui permet de conclure avec un brin d’humour et de provocation – elle ne manque ni de l’un ni de l’autre- « Devrait-on aller jusqu’à penser que l’anglais est le point de rencontre du latin et du français ? ».

Ce qui, avouons-le, est plutôt le signe de la bonne santé d’une langue dite morte, dont Henriette Walter devait ressaisir à notre intention la place dans le monde d’aujourd’hui.

Nous donnons ci-dessous le résumé de cette conférence, qu’Henriette Walter a eu la gentillesse de nous adresser très vite, et nous vous donnons rendez-vous pour la conférence de Michelle Ducos, "Le pouvoir à Rome : représentations antiques et relectures modernes", qui aura lieu au lycée Henri IV, le mardi 29 janvier 2013 .

Le latin dans le monde d'aujourd'hui

Le latin est vraiment une langue bien singulière : on la considère sans hésiter comme une langue morte, mais elle garde pourtant encore de nos jours une place de choix dans nos usages, sous différentes formes, et tout d'abord sous celle d'une grande quantité d'unités lexicales latines, qui se rencontrent fréquemment telles quelles dans diverses langues de l'Europe, comme par exemple a priori, errata, ex nihilo, imprimatur, in fine, in vitro, modus vivendi, persona grata, recto verso, fac simile, sine die, statu quo, stricto sensu, ultimatum...

Mais il y a beaucoup plus. Ne se contentant pas d'avoir donné naissance à une abondante descendance - les nombreuses langues romanes d'aujourd'hui - le latin se manifeste aussi, mais sous une forme un peu modifiée, dans le vocabulaire d'un grand nombre d'autres langues de l'Europe, et de façon assez impressionnante, comme la composante principale du lexique de la langue qui domine aujourd’hui dans tous les échanges internationaux : l’anglais.

J'aimerais aussi rappeler l'importance du latin dans le vocabulaire des sciences et des techniques, sur son omniprésence dans le langage du droit et de l'église, sur le latin tout à fait original et particulier des naturalistes, porteur de la classification binominale instaurée par Linné et devenue internationale, qui identifie chaque espèce par deux noms , celui du genre et celui de l'espèce. Je terminerai ce rapide tour d'horizon avec une incursion dans les facéties du latin "de cuisine" et le très sérieux latin pour aujourd'hui.

Comment en est-on arrivé à cette situation paradoxale, d'une langue à la fois morte - le latin classique - et pourtant encore bien vivante comme base lexicale de nombreuses langues contemporaines? C'est ce cheminement que nous tenterons de découvrir ensemble.

Le latin : un destin exceptionnel

Tout avait commencé dès les origines lointaines de cette langue que l'on classe parmi les langues indo-européennes. En remontant le cours de l'histoire, on peut tout d'abord remarquer que parmi les langues de la grande famille indo-européenne, le latin a été celle dont le destin a été en même temps le plus imprévisible et le plus diversifié. Rien ne laissait en effet présager que cette langue allait devenir au cours des siècles le véhicule prestigieux de la culture et de la science occidentale, alors qu'elle n'était à l’origine que le parler d’une petite bourgade de paysans et de propriétaires terriens du Latium. D'une intelligence sans doute exceptionnelle, cette population rurale avait opportunément su tirer parti de sa position privilégiée dans la Péninsule italienne, au point de rencontre des territoires occupés par des peuples tous deux porteurs d’une brillante civilisation : les Étrusques au nord et les Grecs au sud. C’est le contact avec les uns et les autres qui permet de comprendre comment ce petit groupe de paysans établis à l’embouchure du Tibre a pu réussir, en quelques siècles, à se répandre avec succès, tout d’abord hors du Latium, puis dans une grande partie de l’Europe et jusqu’en Afrique du Nord et en Asie.

La prodigieuse expansion de l'Empire romain loin de son lieu de naissance a eu pour conséquence une différenciation progressive de la langue latine dans les divers lieux où les populations autochtones s'étaient progressivement romanisées. On ne connaît pas toutes les étapes qui ont ponctué l'évolution du latin dit vulgaire jusqu'aux langues romanes, mais quelques documents permettent de les entrevoir, parmi lesquels l'Appendix Probi 1 ,

C’est ainsi que, graduellement, le toscan (basé sur l'usage florentin) a pu aboutir à l’italien littéraire, que le castillan s’est imposé comme la langue de l’État espagnol et que le dialecte parlé dans l’actuelle Galice, à l'extrême ouest de la péninsule Ibérique, a évolué en portugais. C’est aussi dans le cadre de cette fragmentation du latin en Gaule qu'a été élaborée la langue française et qu'elle s'est répandue dans tout le pays à mesure que s'agrandissait le royaume de France. Enfin, malgré son éloignement géographique, le roumain est encore de nos jours une langue demeurée fidèle à ses origines latines.

La bonne santé des langues romanes en Europe - et il est bon de rappeler qu'elles ont aussi fait souche dans les Amériques -, est un gage de la pérennité du latin, qui se révèle en outre comme une force, parfois souterraine, dans les autres langues du monde, à commencer par la plus internationale d'entre elles, l'anglais.

L’influence des bases latines dans le lexique de l’anglais2

Il est en effet un paradoxe qui ne saute pas immédiatement aux yeux lorsque l’on considère les éléments qui composent le lexique de l’anglais et sur lequel on n’insistera jamais assez : si l’anglais est bien une langue apportée par des populations germaniques – les Angles, les Saxons et les Jutes - venues du Continent au milieu du Ve siècle après J.-C., les dictionnaires anglais reflètent mal cette origine germanique puisque les mots dont la racine est anglo-saxonne ne forment qu’une minorité de l’ensemble de leurs entrées. Il est vrai que la plus grande partie du vocabulaire qui fait la richesse de cette langue germanique a été renouvelée tout au long des siècles, en puisant abondamment dans la langue latine, soit directement, soit le plus souvent par l’intermédiaire du français, mais aussi des autres langues romanes.

Le latin des premiers temps

On ne se doute pas, par exemple, que l’adjectif cheap “bon marché”, repose sur une base latine, caupo “cabaretier”, qui a aussi donné le verbe allemand kaufen “acheter”.

À date ancienne, bien qu’encore très modeste, la preuve était donnée, d’un attachement quasi filial de l’anglais à la langue latine, un attachement qui ne se démentira jamais au cours des siècles suivants.

Emprunts de l'anglais au latin à travers le français

C’est peut-être la raison pour laquelle, lorsqu’en 1066 Guillaume le Conquérant devient roi d’Angleterre, la langue venue de France – langue latine évoluée - n’a aucun mal à s’imposer dans la haute société anglaise. Très naturellement, à la cour du roi d’Angleterre, on parlera uniquement français entre le milieu du XIe siècle et le début du XVe siècle, c’est-à-dire pendant plus de 300 ans, et Henry V sera, vers 1420, le premier roi à utiliser l’anglais dans les documents officiels de son royaume. Et lorsque, avec Chaucer, l’anglais entre dans la littérature par la grande porte, on peut constater que son vocabulaire n’a gardé que peu de termes du vieil-anglais. En revanche, le français, langue de souche latine, y est présent dans tous les domaines :

- celui des institutions et de la société

- celui du commerce

- celui de la vie domestique et de l'habillement

- celui de la nourriture

Ce qui est en outre très remarquable, c'est que la forme restée en anglais est la plupart du temps bien plus proche du latin que celle du français, qui a le plus souvent pris une forme beaucoup plus évoluée et parfois considérablement réduite. Ainsi forest, coast, honest ou master ont gardé un s que le français a perdu dans forêt, côte, honnête ou maître. Ce maintien de la consonne latine rapproche les mots anglais des ceux des autres langues romanes, l’italien, l’espagnol, le portugais, le catalan, le provençal, le roumain, où cette consonne s’est bien maintenue…(cf. italien foresta, costa, onesto, maestro…).

Le latin tel qu’en lui-même

Enfin, si c’est très souvent par le français que le vocabulaire d’origine latine a pénétré dans la langue anglaise, le latin lui-même n’a pas cessé de prospérer, sous sa forme originelle, en anglais. Là encore, il est remarquable que l’anglais ait été le plus souvent bien plus fidèle que le français à la forme latine d’origine. Sergio da Costa l’a abondamment montré dans les relevés de ses Mots sans frontières 3

Parmi les mots venus du latin, que l’on trouve à la fois en français et en anglais,

le français a : tandis que l’anglais a :

asile asylum

caducée caduceus

données data

énigme enigma

équilibre equilibrium

génie genius

vertige… vertigo…

On voit ainsi à l'évidence qu’aujourd’hui encore le latin reste particulièrement présent en anglais, sous sa forme graphique d’origine tout au moins, alors que dans les langues romanes, il l’est le plus souvent sous sa forme évoluée.

Un domaine favorise particulièrement le latin, celui de la technologie et des disciplines scientifiques.

Le latin du vocabulaire technologique et scientifique

Lorsqu’on examine les noms de la botanique, de la zoologie ou encore de la cosmétologie, on constate que la seule façon de s’y retrouver pour désigner une espèce de plante, d’animal ou de produit cosmétique est de se référer à leur nom latin.

Pour la centaine d’éléments chimiques, la moitié d’entre eux est d’origine grecque ou latine, et parmi les autres, c’est presque toujours la terminaison latine –ium qui s’ajoute à un nom propre (berkelium, einsteinium, etc.). Et il est curieux de constater que si tous les chimistes du monde s’entendent pour désigner le sodium par le symbole Na, c’est parce que Na est l’abréviation du latin natrium. et l'argent par Ag. Pour l’argent, les anglophones continuent à dire silver, les Allemands Silber, mais, dans leurs communications scientifiques, c’est le symbole Ag qu’ils utilisent, un symbole établi à partir du latin argentum.

Même l’anglais de l’informatique repose majoritairement sur des bases latines : computer, code, information, test en sont un vivant témoignage. L'anglais, langue germanique, reste finalement attaché au lexique latin, même dans ses manifestations les plus modernes !

Le latin "de cuisine"

Moins sérieux, peut-être, mais tout aussi intéressant, le latin dit "de cuisine" mérite qu'on s'y attarde un peu : une façon d'inventer des mots en les déguisant en mots latin mais qui ne le sont qu'en apparence. On en trouve chez Rabelais (Pantagruel, livre VI), ou chez Molière à la fin du Bourgeois gentilhomme , sans parler des noms pseudo-latins dans les albums d'Astérix.

Enfin, il est important de signaler l'existence du Lexicon recentis latinitatis, publié il y a quelques années par le Vatican, et qui recense quelques milliers de mots de la vie moderne avec leur traduction en latin. Et on vient d'annonce la création au Vatican d'une Academia latinitatis chargée de veiller à la pérennité du latin.

Quel avenir pour le latin ?

Comme on a pu le voir, on peut dire que le latin ne mérite pas le qualificatif de langue morte, et, en constatant l'emprise de plus en plus prégnante de l'anglais sur le plan international, et les emprunts lexicaux de toutes les langues du monde à cette langue dominante, on devrait peut-être se demander si, par son truchement, ce n’est pas le triomphe inattendu du latin, trop vite relégué au rang de langue morte, qui se profile en réalité parmi les surprises que nous réserve la suite du XXIe siècle.

NOTES

1 WALTER, Henriette, L'aventure des langues en Occident. Leur origine, leur histoire, leur géographie, Paris, Robert Laffont, 1994, 498 p. Préface d'André Martinet. (Prix spécial du Comité de la Société des Gens de Lettres et Grand Prix des Lectrices de ELLE, 1995)., p. 120 note 186

2. WALTER, Henriette, Honni soit qui mal y pense. L'incroyable histoire d'amour entre le français et l'anglais, Paris, Robert Laffont, 2001, 364 p., p. 38-42

3. CORRÊA DA COSTA, Sergio, Les mots sans frontières, Paris, éd. du Rocher, 1999, 890 p.