P. Laurens : Les Anciens et nous : moins un héritage qu'une conquête

Conférence du 24 mars 2016.

L’ALLE est très honorée et très heureuse d’accueillir, pour sa conférence de mars 2016, l’éminent latiniste et historien de la littérature Pierre Laurens, un des fondateurs et principaux représentants des études néo-latines en France. Pierre Laurens, professeur émérite de l’université Paris-Sorbonne et membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, nous rappelle que l’héritage antique ne va pas de soi, que le combat qui a été mené ces dernières décennies pour faire reconnaître les œuvres en néo-latin en évoque un autre, commencé en Italie 500 ans plus tôt : le combat des humanistes pour retrouver, restituer dans leur version d’origine, donner à lire et à connaître les œuvres antiques. « L’antiquité : moins un héritage qu’une conquête » : c’est rappeler que l’« héritage » antique a été une lente et patiente reconstruction, une conquête sur le temps, sur l’oubli. Ne le laissons pas se perdre !

Adeline Desbois-Ientile

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Madame la présidente, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, chers amis,

J’interprète comme un signe de l’inquiétude des temps le fait que l’Institut de France, pour la rentrée des cinq Académies le 27 octobre dernier, ait choisi pour thème commun, au moment où cette notion est en crise, le sujet de la transmission. Désigné pour représenter lors de cet événement l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, j’avais retenu pour mon intervention le titre que je reprends aujourd’hui et pour lequel je disposais, comme chacun de mes quatre autres confrères, d’exactement dix minutes de parole [1] : cet exercice de condensation, que vous devinez aussi frustrant que stimulant, fait que j’ai accueilli avec bonheur et reconnaissance l’invitation de votre présidente lorsqu’elle m’a ouvert si généreusement et, qui plus est, dans ce lycée où, jeune khâgneux, j’ai suivi jadis les leçons du délicieux et subtilissime Laurent Michard, la possibilité de m’expliquer plus à loisir, de reprendre pour les enrichir certains aspects de mon propos dans une version que nous appellerons plenior.

Il en est des livres comme du feu de nos foyers, on va prendre le feu chez son voisin,

on l’allume chez soi, on le communique à d’autres et il appartient à tous.

Cette épigraphe, que j’empruntais à Voltaire, introduira donc aujourd’hui encore la réflexion d’un antiquisant sur les modalités de transmission d’un héritage menacé aujourd’hui dans un monde en profonde et rapide transformation, après avoir, durant des siècles, façonné l’âme européenne, inspiré les Odes de Ronsard, nourri l’essai de Montaigne, aidé à la naissance du théâtre classique, suscité les strophes de la Jeune Tarentine, l’Aphrodite de Pierre LouysFaisons la contre-épreuve : imaginons qu’Ovide, Virgile, Apulée n’aient jamais existé : nous n’aurions ni l’Adonis de La Fontaine ni la Cantate du Narcisse de Valéry, nous n’applaudirions pas l’Orpheo de Monteverdi ni le Giulio Cesare ni l’Hercules de Haendel, ni n’aurions pu admirer les fresques de Raphaël, Amour et Psyché, à la Farnésine : combien d’étoiles soudain éteintes dans notre ciel désenchanté. Or s’il est permis de penser que pour un large public les œuvres modernes que je viens d’évoquer peuvent être goûtées pour elles-mêmes, sans renvoyer forcément à leur source grecque et latine, il n’en va pas de même pour les auteurs, qui, eux du moins, s’en sont assidument nourris. Tâchons donc d’identifier les acteurs qui, en amont, ont permis une telle imprégnation, j’entends par là les philologues, les écrivains et les critiques, les traducteurs.

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S’il est banal de dire que la redécouverte des œuvres de l’Antiquité a augmenté de façon vertigineuse le capital culturel occidental, il faut rappeler que c’est là le fruit d’une longue quête héroïque. Tout commence avec le sauvetage in extremis de ce qui n’est qu’une faible partie d’un immense continent englouti : la copie dans les monastères, de Vivarium et du Mont Cassin au VIe siècle, de Fulda au IXe, la renaissance carolingienne autour d’Aix-la-Chapelle, celle du XIIe siècle autour de Chartres, si bien connues grâce à notre confrère Birger Munk Olsen ; puis, avec les Pétrarque, Salutati, Le Pogge, la grande flambée, grâce au déverrouillage des grandes abbayes ; enfin, conséquence de la chute de Constantinople, l’afflux en Occident des manuscrits grecs. L’imprimerie fera le reste : en un siècle et demi, entre le premier livre imprimé par Gutenberg à Mayence, l’Ars minor d’Ælius Donat en 1445, et le Servius Danielis sorti à Paris en 1600, presque tout ce que nous lisons aujourd’hui a été rendu accessible.

Mais la perte est énorme. Un savant allemand remarquait que sur les 772 auteurs identifiés, seuls 144 (20%) sont conservés ; pour 352, on n’a que des fragments ; 276 ne sont que des noms. l’Histoire de Tite Live comptait 142 livres, divisés en décades, dont chacune a eu un destin à part. Dante connaissait la première, qu’il utilise à pleines mains dans la Monarchia ; Pétrarque découvre la troisième en 1320 à Avignon (elle inspirera son poème de l’Africa), il y joint la première, copiée de sa main et un ami, Landolfo Colonna lui donne la quatrième, amputée du livre XLIII : c’est le manuscrit Harley 2493 de la British Library, un des joyaux de la philologie humanistique, en partie écrit de la main de Pétrarque et enrichi de ses notes, puis de celles du prince des philologues, Lorenzo Valla (cet exploit est raconté par Giuseppe Billanovich dans un grand article du JWCI), qui est lui-même une pierre milliaire de la nouvelle philologie humanistique : j’ai encore le souvenir ébloui de l’après-midi passée à la Bibliothèque Nationale de Paris, où j’ouvrais le volume IV du Journal du Warburg où cet immense article est contenu. Il faudra néanmoins attendre le XVIe siècle pour qu’on découvre partie des livres de la cinquième Décade, ce qui porte à trente-cinq le nombre des livres qui ont survécu — Même chose pour le Satiricon de Pétrone, qui souffre autant de tribulations que ses deux héros. Le Moyen Âge en connaît seulement deux épisodes, l’histoire du Verre incassable et la Matrone d’Ephèse : Poggio Bracciolini rapporte d’Angleterre une faible partie des excerpta et un bout de la Cena Trimalchionis ; pour la totalité de la Cena il faudra attendre le XVIIe siècle. ; et même Cicéron : des six livres de la République, seules surnagent, portés par le commentaire de Macrobe, les pages du Songe de Scipion, ces « paroles prophétiques », a-t-on écrit, qui, « arrachées au sixième livre, ont brillé sur l’océan nocturne du paganisme comme un message de Dieu » ; des fragments des autres livres seront retrouvés en 1822 par le futur cardinal Angelo Mai sur un palimpseste du Vatican, exploit aussitôt célébré dans un poème de jeunesse de Leopardi. À dater de ce moment, mis à part le travail de géants qu’a été le rassemblement des fragments de citations qui jalonnent le paysage de l’annalistique ou de la tragédie latine perdues et dont une première synthèse se lit dans le précieux livre d’Henri Bardon, La littérature latine inconnue, mis à part quelque bonheur d’érudit, comme celui qui a permis à François Dolbeau en 1990 de découvrir 26 sermons d’Augustin à la Stadtbibliothek de Mayence, à Jacques Jouanna de révéler en 2010 un ouvrage perdu de Galien, c’est la papyrologie qui a permis d’enrichir un corpus relativement stable : Ménandre, révélé par les papyrus d’Oxyrinchos, Philodème, par ceux d’Herculanum, en dernier lieu Posidippe, sur le papyrus de Milan.

Récupération des textes, donc, mais aussi du texte, souvent défiguré. N’existant aucun autographe des auteurs classiques, les premiers lecteurs modernes étaient tributaires de manuscrits qu’un nombre inconnu d’intermédiaires séparaient de l’original. Témoins plus ou moins dignes de foi, tous avaient souffert au cours du processus de transmission : dégats matériels, erreurs de scribes ignorants, ou interpolations délibérées. Je rappelle la plainte de Pétrarque :

Si d’aventure Cicéron et Tite Live revoyaient le jour, est-ce que, relisant leurs œuvres ils les comprendraient ? ou plutôt, arrêtés à chaque pas, ne les prendraient-ils pas pour des œuvres étrangères et barbares ?

Leonardo Bruni ne s’exprimait pas autrement quand il évoquait les manuscrits de Quintilien, tous mutilés et illisibles avant la découverte par Le Pogge d’un Quintilien presque complet :

Quintilien, jusqu’ici déchiré et démembré a grâce à toi récupéré tous ses membres : j’ai vu en effet les titres de chapitres : tout y est, alors que n’en possédions encore que la moitié et encore en lambeaux. O la bonne affaire ! ô joie inespérée ! Je pourrai donc enfin te voir, Marcus Fabius, entier et intact : combien désormais tu me seras cher, toi dont la beauté faisait déjà mes délices tout lacéré que tu étais au visage, au visage et aux deux mains, avec tes tempes dévastées, tes oreilles coupées et arrachées et le nez affreusement mutilé… »

(Les derniers mots sont pris à l’évocation du corps mutilé de Deiphobe, fils de Priam, dans le sixième livre de l’Enéide, v. 495 suiv.)

Toutes ces œuvres, transmises souvent défigurées par les copistes, ita mendose, si fautivement, écrit Le Pogge, on les « émende » donc, par la conjecture, ope ingenii, à force d’intuition, qui atteint chez quelques-uns à la divination, on s’efforce, par la confrontation des manuscrits, ope codicum, quand ils sont plusieurs, de remonter à l’« archétype », porteur de la leçon originelle et authentique. Ange Politien, dans la deuxième Centurie de ses Miscellanées, célèbre ce travail de restitution qui n’a pas été inventé au XIXe siècle en Allemagne, comme certains continuent à le croire. Dans un de ses chapitres intitulé précisément Diuinatio, il relate une partie du travail qu’il a effectué sur le De natura deorum de Cicéron, modèle d’acribie philologique, et de rigueur mathématique déjà toute Lachmanienne : ayant décelé dans le texte des manuscrits les plus anciens comme des plus récents une rupture dans l’enchaînement des idées, il conclut à l’interpolation d’un cahier (ou fascicule) au cours de la reliure de l’archétype ; et remettant le cahier à sa place, il rétablit la continuité du texte. Puis, il commente avec lyrisme cet exploit de la science philologique :

Le second livre du De natura deorum de Cicéron a été découvert, dans toutes ses copies, récentes comme anciennes, non moins mutilé que le fut le corps d’Hippolyte écartelé par ses chevaux affolés ; mais la légende raconte que par la suite le grand Esculape rassembla ses membres épars, les remit en place, les rendit à la vie… En récompense de quoi il fut foudroyé par les dieux jaloux.

Ce qui l’entraîne à écrire : « Et moi, qui m’empêchera de reconstituer pieusement le corps mutilé du père de la littérature latine ? » Déclaration exaltée où la pietas inspire l’ardor eruditionis, où le travail philologique, sublimé, élevé à la dignité d’une mission sacrée, est désigné ici, métonymiquement, par l’opération qui véritablement le couronne, la diuinatio, à la fois intuition fulgurante et déduction impeccable qui miraculeusement restitue dans son intégrité l’original perdu.

Politien est, parmi ces savants, un des plus brillants, mais ils sont nombreux à travailler ainsi : tel son ami Hermolao Barbaro, qui intitule Castigationes (Corrections) ses observations sur le texte de Pline, réhabilité par lui sur plus de mille endroits. Et un peu plus tard, voyez Juste Lipse, un des plus beaux représentants de l’humanisme du Nord. Du Dialogue des orateurs de Tacite on ne possédait qu’un seul manuscrit, le Farnesianus, sur lequel se fondèrent les premières éditions, porteuses d’un texte très fautif, regardé cependant comme canonique. Mais il vaut la peine de lire de près les corrections qu’introduit Juste Lipse. Il faut savoir que les interlocuteurs du dialogue sont censés se réunir chez le poète Maternus qui leur donne lecture de sa tragédie républicaine intitulée Caton.

Les premières lignes du Farnesianus donnent : Postquam accuratius Maternus Catonem recitauerat, après que Maternus eut bien soigneusement (accuratius) donné lecture de son Caton : à la place de cet adverbe superflu, Lipse rétablit Curatius, qui est, on le sait par ailleurs, le prénom de ce poète, Curatius Maternus.

Plus loin, il est question des critiques qui furent adressées à l’éloquence de Cicéron : superfluus et parum antiquus uidebatur, il paraissait surabondant et peu antique, Lipse rétablit atticus, qui renvoie évidemment aux critiques que lui adressaient les orateurs de la jeune génération, un Brutus et un Calvus, que l’on appelait les attiques, parce qu’ils imitaient le style de Lysias. Et ainsi de suite : une centaine d’émendations ont pour résultat de proposer sinon toujours le texte d’origine, du moins la version qui s’en approche le plus.

Le Dialogue des orateurs, comme la Vie d’Agricola et la Germanie, n’était conservé que par un unique manuscrit, découvert à Hersfeld par un ami du Pogge, apporté au Vatican où il est copié par le futur Pie II, puis perdu et retrouvé en 1902 près d’Ancone. Mais pour nombre d’autres œuvres, la tradition comportait plusieurs ou une multiplicité de manuscrits. J’ai dit que la critique de texte n’est pas née au XIXe siècle. Mais il faut ajouter que sur les traces d’un Bentley au XVIIIe siècle, les savants du XIXe siècle lui font faire un grand pas avec la théorie stemmatique de la recension, qui a pour objet de reconstituer, à partir de la recension systématique des manuscrits conservés, un arbre généalogique , le stemma codicum, permettant de remonter à l’état le plus ancien du texte qu’on appellera l’archétype. Le plus célèbre de tous les stemmas, celui de Lucrèce, est construit par Jacob Bernays en 1847, c’est Lachman qui en tire systématiquement les conséquences dans son édition de 1850 en reconstruisant matériellement l’archétype, jusqu’à en donner le nombre de pages et le nombre de lignes à la page.

Il ne s’ensuit pas que le travail soit achevé aujourd’hui : on a vu récemment Clara Auvray-Assayas remettre en question les conclusions de Politien concernant la structure du De natura deorum. Je vous arrête sur un passage de Suétone, Vie de Néron 34, sans doute connu de beaucoup d’entre vous. Néron, qui a ourdi la machination qui doit ôter la vie à sa mère, lui a offert un banquet sompteux et il la raccompagne avec force démonstrations de tendresse, intitulons cela le baiser de Néron : atque in digressu papillas quoque exosculatus, et en la raccompagnant il lui baisait aussi les boutons des seins, papillas. C’est la leçon retenue depuis Gronovius par tous les éditeurs, qui expliquent l’indécence du geste par un autre endroit de la Vita, 28, 2, 21-28, qui évoque en clair les relations incestueuses de l’empereur et de sa mère : « Il est avéré qu’il voulut aussi jouir de sa mère… on assure même que toutes les fois qu’il fut porté en litière avec elle, on aperçut sur ses habits des traces de pollution » Il n’empêche que l’un des derniers éditeurs, Raoul Verdière, écrit : pupillas quoque, lui baisant aussi les yeux. Pudibonderie ? nullement, puisque l’historien grec Dion, 61 13, décrivant la même scène, écrit : Kai philèsas kai ta ommata kai tas cheiras, baisant ses yeux et ses mains, et Tacite, Annales XIV, 4 prosequitur abeuntem, artius oculis et pectori hærens (Petrucci : fissamento guardandola e stringendola al petto, attachant ses yeux sur elle et la serrant sur son cœur).

On voit par les exemples choisis que l’ecdotique, qui est la science d’établisssement des textes requiert déjà la maîtrise d’une ample culture littéraire et historique. Soutenue par la mise au point de technologies appropriées, grammaires, lexiques, chronologies, car ces textes, une fois établis, demandent à être éclairés, elle est la pièce maîtresse de la philologie, première en date des sciences humaines, fondée par les humanistes sur le modèle créé un millénaire plus tôt par les savants d’Alexandrie.

Mais tout cela, me direz-vous, nous l’avons lu encore dernièrement dans le petit livre de deux savants anglais, Reynolds et Wilson, Scribes and scholars, traduit en français sous le titre D’Homère à Érasme, avec un précieux Appendice de Pierre Petitmengin, qui raconte tout au long cette aventure de la philologie, aventure toujours en devenir, grâce à laquelle nous lisons de mieux en mieux les auteurs de l’Antiquité.

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Aussi ne m’en tiendrai-je pas là et, abordant mon second point, ferai-je sa part, comme je l’ai fait récemment dans mon Histoire critique de la littérature latine, au travail d’appropriation, d’assimilation du trésor antique, entamé avec une très bonne raison : même s’il y avait là une part de rêve, la découverte de l’Antiquité comme patrie idéale de beauté, de savoir et de sagesse avait donné aux contemporains d’Erasme l’espoir fou de tracer, après des siècles de théologie, les méridiens et les parallèles d’un brave new world. Tous les domaines de l’esprit sont concernés : pensée morale et philosophique (tout récemment, un livre de fiction signé Stephen Greenblatt, Quattrocento, montrait comment la découverte du manuscrit de Lucrèce avait changé la face du monde en révélant l’infinité de l’univers et la légitimité du plaisir et du bonheur), réflexion politique (comment oublier, nous dit Jacqueline de Romilly, la distinction que fait Antigone entre lois écrites et lois non écrites ?), théorie rhétorique et poétique (pensons à l’éblouissante carrière du Traité du sublime), je m’arrête là.

L’importance de l’enjeu est telle que, tout en incluant le cercle des philologues, elle le dépasse largement, mobilisant d’autres acteurs, d’autres passeurs, soit institutions : académies, universités, collèges (l’Église, en mettant au programme les « humanités », a compris la première l’utilité de cette « révélation mineure »), soit individus : en premier lieu les traducteurs (j’y reviendrai tout à l’heure), ensuite la foule des critiques et des grands écrivains, qui font pour ainsi dire partie de la famille et en tant que témoins et avocats engagent leur autorité dans les grands procès qui pendant plusieurs siècles vont rythmer et sans cesse renouveler notre réception de l’antique.

Réception passionnée en effet, mais à aucun degré idolâtre. Je ne parle pas des objections soulevées contre le paganisme. Font obstacle dans une société chrétienne l’athéisme de Lucrèce, l’impudeur d’Ovide, les indécences et les méchancetés de Martial : en bref, le paganisme. En plein siècle des Lumières un poème-pamphlet, L’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac, aura son heure de célébrité et le De rerum natura est encore exclu au XIXe siècle de la collection dirigée par Nisard. Mais même chez les plus inconditionnels amoureux de l’antique, telle est la richesse, il n’y a pas unanimité : de vigoureux débats opposent les partisans de Virgile à ceux d’Homère, le torrent de Cicéron à la foudre de Démosthène ou au style pointu de Sénèque, le rire de Plaute et d’Aristophane à l’humanité de Térence et de Ménandre, la douceur de Tibulle à l’inquiétude de Properce, etc. À l’arrière-plan, l’éternelle opposition du baroque contre le classique, de la hardiesse contre la mesure, de l’avant-garde contre l’académisme, et la remise en cause périodique d’un schéma historiographique qui oppose à l’âge d’or les siècles d’enfance et de décadence.

Modèle de tous les autres, le parallèle Homère-Virgile. Virgile règne seul à l’époque de Dante. Même si l’on passe sur l’image médiévale, étudiée par Comparetti, du Virgile sorcier ou du Virgile pré-chrétien, qui annonce dans la 4e bucolique la venue du Christ, ou du Virgile allégorisé (les six premiers livres de l’Enéide lus par Bernard Silvestre comme une allégorie de la vie humaine), son statut est d’emblée élevé : c’est lui qui, dans la Divine Comédie, sauve Dante des trois fauves et le guide jusqu’au seuil du Paradis ; c’est à lui que dans le même ouvrage Dante dit « Tu se’ il mio maestro e ‘l mio autore » (Enfer, I, 85), célébrant tantôt, en son propre nom (Enfer, I, 79-80),

cette source qui ouvre un si grand fleuve de langage,

tantôt, par la bouche de Stace (Purg. XXI, 91-102),

… les étincelles du brasier sublime, […]

J’ai nommé l’Enéide, qui me fut en poésie et mère et nourrice.

Quand Homère réapparaît, il n’efface pas la royauté du Latin. Au milieu du XVIe siècle, J. C. Scaliger, un des fondateurs du classicisme, dans le livre V de sa Poétique, intitulé Criticus [2], affirme la supériorité absolue de Virgile à partir d’un double postulat. D’un côté une conception de la mimesis comme représentation idéale du réel, d’où la promotion simultanée de l’art, ars, qui corrige la nature empirique, et du jugement, iudicium, qui discipline le talent naturel ou ingenium. De l’autre un schéma historiographique : le débat Homère-Virgile s’inscrit et se décide dans le temps ; les deux poètes sont les représentants d’un agon plus vaste, entre deux civilisations (la Grèce et Rome) incarnées dans leurs champions. Le tort d’Homère, dernier des primitifs et premier des civilisés, est d’appartenir à une civilisation moins avancée, l’avantage de Virgile est d’écrire dans une langue parvenue à un état de maturité, pour une société parvenue à un degré suprême de raffinement : il pourra achever ce qu’Homère a seulement commencé. Dans le domaine de l’éthique: à la morologia d’Homère qui montre des dieux ridicules et met en scène un héros colérique est opposée la noblesse de Virgile, chez qui Enée est le parfait miroir du prince ; mais aussi sur le plan du style. Tel est le thème martelé tout au long de ce chapitre. Chez Homère l’ingenium est maximum, mais l’art est chez lui balbutiant, et il appartient à Virgile de le porter, par décantation, jusqu’au sommet de la perfection. D’où ce remarquable diptyque :

Homère a possédé au plus haut point l’ingenium, mais l’ars est chez lui balbutiant [3], et il appartient à Virgile de la porter par décantation jusqu’aux sommets. L’un a prodigué, l’autre a choisi ; l’un a jeté à foison, l’autre a ordonné. Là, matière, ici forme ; là entassement, ici disposition.

En d’autres termes :

Homère génial chaos, certes, mais rudis indigestaque moles, et Virgile le deus et melior natura dont parle Ovide.

En ces termes, Scaliger pose les bases d’une interprétation appelée à durer, puisqu’une des dernières synthèses sur l’œuvre de Virgile, le Virgile de Brooks Otis s’intitule encore A Study in civilised poetry.

Or, un peu plus d’un siècle plus tard on voit se renverser, cette fois au nom d’un primitivisme idéal, cautionnant une esthétique du sublime naturel, la hiérarchie admise par les tenants d’une tradition essentiellement latine. Célébrant l’« aimable simplicité du monde naissant », Fénelon exalte la naïveté d’Homère, qualité par laquelle le vieux poète a beaucoup de points communs avec l’Ecriture. C’est ce qu’il dit par la bouche d’Horace dans un de ses Dialogues des morts en 1712 : « À vous parler ingénuement, dit Horace à Virgile, si quelque chose vous empêche d’égaler Homère, c’est d’être plus poli, plus châtié, plus fini, mais moins simple, moins fort, moins sublime : car d’un seul trait il met la nature toute nue devant vos yeux ». En 1758, Diderot, dans son Discours sur la poésie dramatique déclare à son tour : « Plus un peuple est civilisé, moins ses mœurs sont poétiques… La poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage… ». Et sur la même ligne, un siècle plus tard, Victor Hugo, écrira, dessinant dans son William Shakespeare, en 1864, une gradation descendante de lunes gravitant autour de leurs soleils respectifs :

Virgile, lune d’Homère, Racine, lune de Virgile, Chénier, lune de Racine, et ainsi de suite jusqu’à zéro.

Le coup de grâce semble donné en France encore en 1884, cette fois contre les « pions et les cuistres » qui continuent de « brouter au ratelier classique » et qu’incarne Désiré Nisard, pourfendeur de la Décadence [4], par Huysmans, qui, d’accord avec Léon Bloy, dévalorise d’un seul coup les classiques latins au profit de leurs épigones tardifs et médiévaux, révélés par la Patrologie de Migne. Virgile n’échappe pas au massacre dans cette brillante explosion de mauvaise humeur et de mauvaise foi :

Entre autres, écrit-il, le doux Virgile, celui que les pions surnomment le cygne de Mantoue, sans doute parce qu’il n’est pas né dans cette ville, lui apparaissait ainsi que l’un des plus terribles cuistres, l’un des plus sinistres raseurs que l’Antiquité ait produits ; ses bergers lavés et pomponnés, se déchargeant à tour de rôle sur la tête de pleins pots de vers sentencieux et glacés, son Orphée, qu’il compare à un rossignol en larmes, son Aristée, qui pleurniche à propos d’abeilles, son Enée, ce personnage indécis et fluent, qui se promène, pareil à une ombre chinoise, avec des gestes en bois, derrière le transparent mal assujetti et mal huilé du poème, l’exaspéraient.

Au XXe siècle reviendra de revenir sur ce désamour et de rendre au poète la place qui lui revient : c’est le siècle d’Eliot (Qu’est-ce qu’un classique ?), de Theodor Häcker (Vergil, Vater des Abendlandes), de Viktor Poschl, de la Harvard School des années 50-60, quand Adam Parry, Wendell Clausen, Michael Putnam mettent en lumière la profondeur et le côté pessimiste de l’épopée (« A public voice of triumph and a private voice of regret »). J’ai envie de citer ici le dialogue qui s’instaure entre deux grands universitaires, l’un qui a été mon maître, l’autre mon ami. Dans le compte-rendu qu’il donne du Virgile de Jacques Perret, Henri Bardon, qui publiera bientôt son édition et son étude de Catulle, loue le critique, mais avoue préférer à la noblesse de Virgile la spontanéité du Véronais et son déséquilibre. Dans la lettre de remerciement que j’ai entre les mains, Perret lui concède que Catulle nous ressemble plus comme un frère, mais ajoute que c’est pour cela que nous avons besoin de penser l’ordre virgilien.

Si j’ai donné la première place à ce débat, qui s’ouvre très tôt, entre monde grec et monde latin, au sujet de l’épopée, qui est le genre poétique le plus élevé, c’est en raison de son exemplarité. Rien ne serait plus facile, en effet, que d’étendre notre analyse aux autres genres, et d’opposer ainsi Sénèque à Euripide, Horace à Pindare, Virgile encore à Théocrite, etc. J’ai étudié dans le détail, dans L’abeille dans l’ambre [5] et ailleurs, l’histoire de l’évolution de la critique relative à l’épigramme, entre le premier humanisme, séduit par la simplicité et la grâce de l’épigramme alexandrine et hellénistique et rebuté par les impuretés et la cruauté de Martial, double manquement à l’urbanité —et le dix-septième siècle baroque et classique, où l’on estime que la pointe, l’argutia est l’âme de l’épigramme, ce qui fait de Martial le modèle incontesté et dévalorise du même coup les charmantes pièces grecques que Ménage compare à un potage sans sel. Il faudrait ajouter que le procès n’est pas alors tranché pour autant, puisque l’Allemagne des Lumières, après avoir produit l’œuvre théorique de Lessing, tout entière fondée sur la pratique latine, voit s’élaborer, avec Herder, une fine appréciation des qualités de structure de l’épigramme grecque classique et hellénistique et s’amorcer avec Gœthe, une véritable renaissance de l’Anthologie à Weimar.

Bien entendu l’épigramme n’est qu’un genre mineur, le dernier venu, le dernier aussi dans l’échelle des genres poétiques de l’Antiquité. Elle nous permet néanmoins de prendre conscience de la complexité du problème qui nous retient aujourd’hui. En effet, dans cette opposition entre deux modèles d’épigrammes, latine et grecque, un Latin se voit mobilisé contre Martial aux côtés des poètes de l’Anthologie : c’est Catulle, poète du lepos et de la uenustas, à qui seul Montaigne accorde son suffrage, quand il écrit :

Il n’est bon juge […] qui n’admire sans comparaison l’égale polissure et cette perpétuelle douceur et beauté fleurissante des épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons de quoy Martial esguise la queue des siens [6].

Toutes ces vicissitudes nous amènent à parler des reclassements, de ces grandes fluctuations dans ces Tables de la loi culturelle qu’on appelle le canon : Stace, Lucain, un moment au pinacle sont un jour déclassés, d’autres sont réhabilités.

Tacite réapparaît tard. Et même quand on commence à parler de lui comme source pour le Haut-Empire, c’est pour se plaindre de son obscurité : les senticeta, lesbroussailles de Tacite. Il faudra attendre le discours de l’ami de Ronsard, Marc-Antoine Muret, à la Sapienza de Rome pour le voir pour la première fois compris et apprécié à la lumière du sublime de Thucydide, fait d’obscurité et d’âpreté. Obscurité : grâce à elle ceux qui entrent dans le temple sont remplis d’une horreur sacrée. Âpreté : c’est comme l’amertume du vin : celui qui en est doté est le plus apte, croit-on, à supporter le vieillissement. Et les Grecs ont si bien relevé la constance de cette qualité chez Thucydide qu’à propos d’un récit où il s’en relâche à dessein, ils disent que le fauve a souri… Magnifique discours ! qui renverse la hiérarchie et pose les bases d’une lecture qui sera sans cesse encore affinée et approfondie : par Juste Lipse, qui admire les sentences, modèles de prudence et de brièveté ; par Montaigne, (« C’est une pépinière de discours éthiques et politiques ») ; par Racine qui voit en Tacite le plus grand peintre de l’Antiquité.

Et Juvénal : longtemps déprécié au profit d’Horace, qui mord en souriant et représente l’idéal de la satire. Lui aussi devra attendre son heure. Le véritable renversement arrive avec Victor Hugo, en cette occasion passeur visionnaire, qui s’exprime ainsi dans le deuxième livre de son William Shakespeare, intitulé Les Génies : « Juvénal a au-dessus de l’empire romain l’énorme battement d’ailes du gypaète au dessus du nid de reptiles […]. Il y a de l’épopée dans cette satire […]. Qu’est-ce que Régnier ? qu’est-ce que d’Aubigné ? qu’est-ce que Corneille ? des étincelles de Juvénal ». On ne peut qu’admirer le discernement qui permet à un génie frère, instruit par sa propre expérience de l’insupportable (William Shakespeare est écrit en exil, en 1869 à Jersey, à Hauteville House), de dépasser l’idée reçue d’un Juvénal ampoulé, gâté par les écoles de rhétorique pour saisir en lui la sincérité et violence de la révolte.

Il faudrait examiner enfin le cas emblématique d’une œuvre sur laquelle s’opposent et s’enrichissent mutuellement deux vues inconciliables : les Élégies de Properce, vues par Julien Benda et par Paul Veyne : douche froide après la douche brûlante, le premier s’attachant à comprendre la souffrance de ce couple de malheureux, l’amant martyr et cette Brunehilde, amante toute pratique, condamnés à se déchirer éternellement, le deuxième, dénonçant le contresens psychologiste et la candeur philologique et ne voyant en tout cela qu’amours de papier. Mais j’en viens à vers mon troisième et dernier point.

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Dans cette assimilation de l’héritage antique qui est, je le redis, le fruit d’une lutte, lutte amoureuse, mais lutte cependant, le rôle de la traduction a été primordial et a commencé très tôt, œuvre de prélats, de gentilshommes lettrés, de savants ou de poètes, comme Paul Claudel qui traduit la trilogie d’Eschyle avant de produire Tête d’or, La Ville et L’Échange. À noter que le grec a été traduit d’abord en latin, puis rapidement en langue vernaculaire : Montaigne, qui lit Sénèque et Tacite dans le texte, lit les Vies de Plutarque dans la traduction de Jacques Amyot. Les neuf volumes du Catalogue des traductions et commentaires, initié en 1946 par Paul-Oskar Kristeller, donnent une idée de ce mouvement puissant grâce auquel sera de mieux en mieux reproposée à un vaste lectorat la jouissance d’un immense capital, traductions tantôt isolées, tantôt jouxtant le texte dans le cadre de grandes collections qui, comme celles de Panckoucke et de Nisard, puis de Garnier au XIXe siècle et au début du XXe, illustrent la fécondité du compromis entre érudition et vulgarisation.

Si nous regardons plus près de chez nous, la maison d’édition des Belles Lettres garde dans ses archives l’épais dossier des lettres (je les appelle les « lettres des tranchées ») qui relatent les débats d’une pléiade de grands universitaires engagés sous les drapeaux en 14-18 et désireux de « tomber Teubner », autrement dit : de faire pièce à la tyrannie de la science éditoriale allemande. C’est indiscutablement le texte critique avec notes qui est jugé le plus pressant, pourtant, la question de la traduction devient au fil du temps une question essentielle.

Le point de vue du spécialiste a été défendu sans nuance par Philippe Fabia, professeur à l’Université de Lyon, qui y voyait en même temps la meilleure façon de s’opposer aux éditions allemandes, également sans traduction :

Ne tenons pas compte du grand public : il ne lit guère, il lit de moins en moins les auteurs grecs et latins ; les textes sont pour lui, sauf de très rares exceptions, lettre close ; les traductions qui existent lui suffisent…

Certains au demeurant redoutent la présence d’une traduction parce que l’étudiant au lieu de traduire directement le grec ou le latin se reportera à la traduction : « Il ne faut pas tenter l’écolier ou l’étudiant et… plus d’un, j’en ai peur, apprendrait ainsi à loucher », écrit Maurice Lange, dans une lettre de Versailles datée du 19 avril 1917. Mais d’autres, qui ne partagent pas ce scepticisme d’érudits repliés sur eux-mêmes, sont sensibles à la diffusion possible auprès d’un plus large public et invoquent l’exemple aux Etats-Unis de la collection Loeb présentant face à face le texte et la traduction anglaise. Ainsi Masqueray, professeur à l’Université de Bordeaux, tout en redoutant le prix plus élevé de la présence d’une traduction pour une clientèle qui n’est pas riche parle du « type si confortable des éditions anglaises qui ne sont en somme que nos éditions savantes avec une traduction en plus » et ajoute :

Si cependant elles étaient réalisables, avec leurs notes critiques au-dessus des notes exégétiques, comme chez nous, avec le texte à gauche et la traduction à droite, ce qui est anglais, elles contenteraient tout le monde, les gens de métier comme les amateurs.

(17 mars 1917)

Vous pourrez suivre dans le détail la chronique de cette longue dispute qui a abouti à la création en 1916 de la collection bilingue des Universités de France dans le chapitre qui est ma contribution au cinquième et dernier volume de l’Histoire des traductions en langue française, annoncé chez Verdier pour la fin de ctte année ou le printemps 2017, sous la direction de Bernard Banoun et Jean-Yves Masson.

La CUF, ce sont 500 volumes déjà publiés pour la série grecque, 405 à ce jour pour la série latine. Mais il faut ajouter que l’Université est loin d’avoir le monopole de la traduction des Anciens : en témoigne la multiplication des traductions de l’antique dans un grand nombre de maisons d’édition, Gallimard, qui leur fait place dans au moins trois collections (la Pleiade, Folio classique, Poésie Gallimard), mais aussi Actes Sud, Arlea, Rivages, Orphée la Différence, et les généralistes (Puf, Le Seuil, Albin Michel), entre lesquels d’organise, et pas seulement pour des raisons commerciales, une redoutable concurrence.

En effet, le meilleur signe de l’importance de la traduction, qui non seulement ouvre l’accès d’une œuvre à un public qui n’entend pas la langue originale, mais a toujours été le lieu d’une quête herméneutique, c’est, ici encore, la persistance et la richesse des réflexions et des débats qui soutiennent cette activité.

Ce furent, dès le Quattrocento italien, les critiques de Leonardo Bruni contre les traductions médiévales d’Aristote (Bruni est aussi l’introducteur du mot traductio, qui remplace translatio, et celui qui pose avec force la supériorité de la traduction ad sensum sur la traduction ad litteram).

Ce fut, au XVIIe siècle, la querelle des « belles infidèles ». Le mot est de Gilles Ménage et visait Perrot d’Ablancourt, pour qui traduire les Anciens était faire leur éducation, leur apprendre la politesse du siècle. Contre lui et ceux qu’on appelle les « perrotistes », l’helléniste André Dacier, et surtout son épouse, Anne Dacier, traductrice de l’Iliade, défendent le principe d’une version simple et fidèle.

Ce fut, posé très tôt, le problème du traitement des indécences. Je connais un exemplaire de la traduction de Martial par l’abbé de Marolles, couvert d’annotations manuscrites, où le propriétaire de l’ouvrage affronte vaillamment la crudité du latin contre l’auteur des traductions jugé trop pudibond. En effet, à plusieurs reprises le traducteur abbé ou bien saute une épigramme licencieuse (« Cette infâme épigramme de six vers, écrit-il, est la vingt-deuxième qu’on ne saurait expliquer »), ou bien satisfait sa timidité par d’adroites périphrases et alors s’engage entre le texte imprimé et ses marges une amusante petite bataille. Ainsi, sur l’épigramme I, 35, qui a précisément pour sujet l’impudeur de la poésie légère, Martial ayant écrit que les versiculi… non possunt sine mentula placere (« Les vers licencieux sans dard ne sauraient plaire »), Marolles traduit : « Sans avoir ce je ne sais quoi qui les fait aimer », et ajoute en note : « Sans quelque lasciveté. Le mot latin est pire que cela ». Ici le lecteur mécontent a griffonné en marge : « le joyeux aiguillon ».

D’autres révoltes suivront, comme celle de Laurent Tailhade, qui reproche à la pruderie académique d’avoir accumulé sur Pétrone « tutus et feuilles de vigne » et se flatte de « restituer à Plaute la vie et la bonne humeur dont quinze générations de grimauds l’avaient châtré » ; comme Victor Henri Debidour (Livre de poche, 1966, Folio Gallimard, 1987), qui oppose ainsi son Aristophane à celui de Van Daele aux Belles Lettres :

Il est possible, écrit-il, d’en gazer la crudité à l’aide de périphrases édulcorantes ou de points de suspension. Mais c’est accepter d’en nier toute la puissance comique directe…

Enfin je ne peux que faire allusion ici au problème crucial de la traduction des poètes. On a peut-être à l’esprit la conviction d’un universitaire comme Jules Marouzeau :

C’est un fait que, lorsqu’on traduit un poète en vers, on n’arrive, à grands renfort d’arrangements, d’omissions, de chevilles, de transpositions, qu’à écrire des vers qui ne sont pas de la poésie.

Pourtant quelques années plus tôt Victor Bérard avait publié son Odyssée, respectueuse du charme souverain, du kelethmos, de la parole rythmée, et avant lui Paul Valéry, préfaçant sa propre traduction des Bucoliques de Virgile, avait assimilé la mise en prose à la mise en bière :

Que d’ouvrages en poésie réduits en prose, c’est-à-dire à leur puissance significative, n’existent littéralement plus ! ce sont des préparations anatomiques, des oiseaux morts…Les plus beaux vers du monde sont insignifiants ou insensés une fois rompu leur mouvement harmonique et altérée leur substance sonore, qui se développe dans leur temps propre de propagation mesurée, et qu’ils sont substitués par une expression sans nécessité musicale et sans résonance… [7]

D’autres, dont je suis, chercheront le bon compromis dans l’utilisation du vers libre. Mais je voudrais que vous réfléchissiez à la solution par laquelle, il y a quelques années, une romancière de talent, Marie Darrieussecq, dépassait le dilemme prose-vers. S’attaquant après beaucoup d’autres à la traduction des poèmes d’exil d’Ovide dans un volume intitulé superbement Tristes Pontiques, elle fait le choix d’une langue, d’une syntaxe et surtout d’une mise en page où la division en brèves stiques correspond au dicté de l’âme, le tout étonnamment proche du lecteur :

Petit livre,

Hélas

Va sans moi dans la ville où je suis interdit

Va tout simple

Sans ornements savants

Comme il sied aux exilés

Un habit de tous les jours

Les déshérités ne portent pas la pourpre

Le deuil ne se fait pas en rouge

Pas de signet d’ivoire pas de titre au minium

Pas de parchemin enduit d’huile de cèdre

C’est pour les petits livres heureux

Toi,

Mon pauvre recueil,

Tu portes ta misère et tu portes mon deuil

Va t’en échevelé mal poli tout barbu

Car tu n’es pas de ceux dont les aspértés

Sont lissées à la pierre ponce

Et n’aie pas honte de tes taches

Ce sont mes larmes

Va dans Rome

Et salue pour moi les lieux que j’aime…

Opposant cette traduction à d’autres déjà connues et soulignant la simplicité de la langue, et surtout le geste rythmique fort, le choix de ces vers très courts, (dans cet extrait, un vers monosyllabique, Toi, un dissyllabique, Hélas, un trisyllabique, Va dans Rome) produisant un effet de glas qui ajoute à l'envoûtement, Michel Volkovich, professeur d’anglais à la retraite, lui-même écrivain et maître-traducteur, conclut : « Nous sommes sur une autre planète ».

D’une façon générale, s’exprimera avec toujours plus de force le besoin de redonner vie à un texte usé, d’où la formule de Florence Dupont, traductrice de Sénèque et de Plaute : « Traduire, c’est traduire contre ». La même dira, moins aimablement : « Faire connaître les Anciens, c’est les arracher à la veine Budé » : programme qu’elle met en œuvre dans la comédie de La marmite de Plaute en multipliant les recours à une langue très actuelle et à l’argot contemporain, s’appuyant d’une part sur une expérience théâtrale féconde (sa collaboration avec la metteuse en scène Brigitte Jaques-Wageman), d’autre part sur une analyse anthropologique, qui lui permet de retrouver un théâtre du corps et de la voix, théâtre de « l’acteur-roi », contre un théâtre moderne « vampirisé jusqu’ici par le texto-centrisme ».

Mais revenons pour finir aux plus grands. Contre un Homère « lisse » et rassurant, Leconte de Lisle avait trouvé la formule révolutionnaire d’une langue qui fît sentir l’étrangeté et la violence de L’Iliade (1866), puis de L’Odyssée. Au milieu du siècle dernier, dans le Mercure de France de décembre 1964, paraissait sous la plume de Pierre Leyris, une des premières intelligentes défenses de la nouvelle révolution par laquelle Pierre Klossowski tentait de restituer à l’Énéide sa pleine puissance barbare :

L’Énéide, remplacée auprès de nous par de pâles effigies, dormait là-bas derrière ses ronces latines. Grâce à Klossowski, la voici présente et réveillée : « Les armes je célèbre et l’homme qui, des troyennes rives / En Italie, par la fatalité fugitif, est venu au Lavinien littoral ; longtemps celui-là sur les terres jeté rejeté sur le flot / de toute la violence des suprêmes dieux, tant qu’à sévir persista Junon dans sa rancune, / durement eut aussi de la guerre à souffrir, devant qu’il ne fondât la ville / et n’importât ses dieux dans le Latium, d’où la race Latine / et les Albains nos pères, d’où enfin de l’altière cité les murs » Nous n’avons pas seulement reconnu le passage annoné jadis, mais le mouvement de l’épopée ».

Je signale que cette traduction, fameuse, rééditée en 89 chez André Dimanche mais devenue depuis introuvable, vient juste d’être republiée en 2014 par la maison Trente-trois morceaux, créée à Lyon en 2013 avec un titre emprunté à René Char.

Reste que son succès auprès de l’élite intellectuelle (il a inspiré un grand article de Michel Foucault intitulé « Les mots qui saignent », publié dans l’Express aussi en 1964), reste que ce succès ne devait pas décourager les prétendants : le chef-d’œuvre de Virgile, qu’on lisait aussi dans la traduction de Maurice Rat, allait paraître encore dans les traductions de Maurice Lafaure (1973), de Jacques Perret (CUF, 1980), de Marc Chouet (Genève, Alexandre Julien, 1984), de Jean-Pierre Chausserie-Laprée (à la Différence, 1993), et enfin, coup sur coup, de Paul Veyne chez Albin Michel (reprise dans Les Belles Lettres, 2013), d’Olivier Sers, également aux Belles Lettres (2014), de Philippe Heuzé dans la Pléiade (2015). Même succès du côté de l’aède grec, où Victor Bérard et Paul Mazon ont toujours leurs partisans face à Jean-Louis Backès, Philippe Brunet et Philippe Jaccottet. Confrontés à ce tourbillon, à cette déferlante, on est d’abord frappé de l’extraordinaire vitalité de cette tradition, puis on réalise que cette vitalité, c’est la nôtre : « La tradition est chose morte », écrit Wilamowitz, grand savant allemand, né dans la patrie de Nietzsche mais aussi de Murnau, réalisateur de Nosferatu le vampire, « la tradition est chose morte, il nous appartient de lui redonner la vie qu’elle a perdue. Or nous savons que les fantômes ne peuvent parler à moins qu’ils ne boivent du sang ; et les esprits que nous évoquons exigent le sang de nos cœurs. Nous le leur donnons tous les jours bien volontiers. »

Pierre Laurens

[1] Institut de France, Séance de rentrée solennelle des cinq académies (mardi 27 octobre 2015), présidée par M. Aymeric Zublena, président de l’Institut de France, Président de l’Académie des beaux Arts, Paris, Palais de l’Intitut, MMXV. Institut 2015-N° 6.

[2] J.-C. Scaliger, Poetices libri VII (Lyon 1661), réimpr. Stuttgart 1987, p. 214 suiv. ; La Poétique, Livre V, trad. J. Chomarat, Genève 1994.

[3] Cf. Ronsard, OC Laumonnier XVI (1950), 5 « La naïve facilité d’Homère, … la curieuse diligence de Virgile » (cité dans Pfeiffer, op.cit., p. 103).

[4] D. Nisard, Études de mœurs et de critique sur les poètes latins de la décadence, Paris,1834.

[5] P. L., l’Abeille dans l’ambre. Célébration de l’épigramme de l’époque hellénistique à la fin de la Renaissance, Paris 1989.

[6] Montaigne, Essais, II, 10 (« Des livres »).

[7] P. Valéry, Œuvres, I, p. 210.