R. Brague, " La voie romaine "

La 1ère conférence publique de l'ALLE a eu lieu le mercredi 8 octobre au lycée Louis-le-Grand. Rémi Brague, professeur de philosophie médiévale à la Sorbonne et président d'honneur de l'ALLE, a réfuté l'idée que nos ancêtres sont les Romains! Ils sont plutôt les parents adoptifs que tous les Européens se sont choisis.

Déjouant les attentes avec humour, s'agissant d'une œuvre, Europe, la voie romaine, qui est maintenant loin derrière lui dans le temps, Rémi Brague s'est employé, dans une intervention qui a duré près d'une heure, à en intégrer les grands enjeux dans la troisième partie d'une "dissertation" dont il a malicieusement souligné la très orthodoxe architecture scolastique...

1- Pourquoi le latin aujourd'hui (arguments forts, on s'en doute!)

2- Le latin, aujourd'hui : quelques "bonnes "raisons de s'en passer...

3- Retour aux thèses de La voie romaine, comme "résolution" de cette fausse aporie...

L'esprit était au rendez-vous, et aussi cette capacité "braguienne" de partir du très simple pour devenir subtilement compliqué... : démarche on ne peut plus philosophique.

Rémi Brague, manifestement heureux et ému de retrouver le lycée où il a été khâgneux (occasion d'échanger quelques souvenirs avec son ami, l'Inspecteur général, Patrice Soler,- lui aussi "ancien' de Louis le Grand-) s'est volontiers prêté au jeu des questions d'élèves et d'étudiants, pour certains venus en voisins de la Rue d'Ulm, comme celles de professeurs : discussion passionnante qui s'est prolongée de la manière la plus sympathique et la plus chaleureuse autour d'un verre dans le parloir, très aimablement mis à notre disposition par le Proviseur du Lycée Louis le Grand : nous le remercions vivement pour son accueil.

Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Gallimard, 1992, rééd. en Folio poche.

Cécilia Suzzoni

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Merci de m’avoir invité. Merci aussi de m’avoir bombardé président d’honneur de votre association, ce qui est, comme le mot le dit, un grand honneur. J’ai été invité à parler dans le cadre de la défense et illustration du latin et de l’enseignement dont il est l’objet. J’ai été invité sans nul doute à cause d’un petit livre que je fis voici déjà plus de quinze ans. Il est en vente dans toutes les bonnes pharmacies. Je n’ai donc pas très envie d’en répéter le contenu. Pour le dire, justement, avec le latin de la traduction latine de la Bible, au livre des Proverbes : Sicut canis qui revertit ad vomitum suum, sic imprudens qui iterat stultitiam suam (Proverbes 26, 11). Pourtant, il me faudra bien en parler, puisque j’ai été prié de le faire. Mais je ne le ferai qu’à la fin.

A) Videtur quod : Pour le latin

Commençons par quelques évidences, qui sont aussi des arguments classiques en faveur de l’apprentissage du latin.

1) Le latin a produit une très belle littérature. Ce qui est très vrai. Le latin est une langue colorée, aux sons pleins, qui se prête bien à la poésie. La présence des cas permet une liberté dans l’ordre des mots.

Le latin est susceptible d’apporter du plaisir. Il faut l’envisager au-delà des limites de la latinité classique, et l’élargir au Moyen Age. On devrait d’ailleurs commencer l’apprentissage dans l’ordre inverse, partir des auteurs les plus faciles du Moyen Age comme Bernard de Clairvaux et remonter progressivement à la prose d’art des auteurs de l’âge d’or.

2) La connaissance du latin permet de mieux savoir le français. Elle éclaire l’étymologie de nombreux mots. Cette étymologie permet d’expliquer certaines acceptions sorties de l’usage, certains archaïsmes.

3) Le latin constitue la source des langues romanes, non seulement du français, mais de l’espagnol, de l’italien, du portugais, du roumain —et du provençal, du catalan, du rhéto-roman (romanche), etc. Le connaître en facilite l’apprentissage. Même les autres langues de l’Europe ont été marquées par le latin, soit directement, soit par l’intermédiaire des langues romanes. L’anglais est dans ce cas. En outre, son vocabulaire évolue de telle sorte qu’il est de plus en plus marqué par l’influence romane, de moins en moins « saxon » et de plus en plus « normand ».

4) Le latin a constitué le socle commun de l’Europe, au Moyen Age. C’est ce que montre un livre merveilleux, celui d’Ernst Robert Curtius, romaniste allemand (1886-1956), La littérature européenne et le Moyen Age latin. Il existe en traduction française, et même en édition de poche.

Curtius était né à Thann, en Alsace alors Reichsland. Il enseignait les langues et littératures romanes à l’université de Bonn. Sa spécialité était la France. Il avait été le premier allemand à reconnaître le génie de Proust, dès 1922. Curtius s’est mis à la rédaction de son livre sur le Moyen Age latin en 1932 et en a publié une première édition en 1948. Les travaux préparatoires, et la rédaction définitive, ont donc été effectués pendant le régime nazi et la seconde guerre mondiale.

Le livre n’est pas sans rapport avec les circonstances de son élaboration, et y réagit. Curtius avait écrit en 1932 un cri d’alarme contre le nazisme sous le titre de "Deutscher Geist in Gefahr". Le livre de 1948, publié après la catastrophe mondiale, est un appel à dépasser les déchirements de l’histoire européenne en évoquant l’unité passée du Moyen Age.

Pour la première fois, et grâce à cette conférence, je me suis mis à le lire intégralement, dans l’ordre. Le livre est une mine, une forêt enchantée, un trésor de références et d’idées. Je l’utilisais jusqu’à présent comme un dictionnaire.

Les littératures européennes ont pour fond commun les littératures classiques de la Grèce et de Rome, mais transmises par le prisme du Moyen Age latin. Des phénomènes qui semblent bizarres, des images, des figures de style, des thèmes, s’expliquent par la source latine commune.

5) Le latin a été la langue commune des élites intellectuelles de l’Europe médiévale. Il a permis des carrières internationales. Anselme né dans le val d’Aoste, actuellement en Italie, mais dans une région de dialecte provençal, devient abbé du Bec en Normandie et finit archevêque de Cantorbéry. Le latin a été la langue universelle de la liturgie jusqu’à une date très récente, celle du second Concile du Vatican. Il a été celle de la théologie. Il a été la langue d’enseignement à l’Université Grégorienne de Rome, jusqu’à il y a peu. Il a été remplacé par un italien qui, m’a-t-on dit, est tout aussi peu correct que ne l’était le latin quelque peu culinaire qui y régnait auparavant.

Nos tentatives actuelles (Erasmus, etc.) sont très honorables et méritent d’être soutenues. Mais elles ne font au fond qu’essayer laborieusement de récupérer une situation qui était la règle au Moyen Age. Elles sont réactionnaires au sens le plus positif du terme.

Le latin a gardé très longtemps son rôle de langue de culture et de communication par-delà les frontières des idiomes nationaux. Les trois critiques de Kant ont été traduites de l’allemand au latin par Friedrich Gottlob Born sous le titre Immanuelis Kantii opera ad philosophiam criticam. L’œuvre parut à Leipzig en 1796. L’habitude de rédiger sa thèse de doctorat en latin a perduré en gros jusqu’à la fin du xixe siècle. Bergson a écrit une de ses deux thèses de philosophie en latin en 1889. En 1892, Jaurès a écrit en latin sa thèse sur les origines du socialisme chez Luther, Kant, Fichte et Hegel.

B) Sed contra : Objections contre le latin

Tous ces arguments ne sont pas sans valeur, mais ils se heurtent à des objections assez fortes elles aussi. Je les classerai en deux groupes.

1) Passé

Les faits rappelés sont exacts. Mais tout cela décrit le passé, et jamais le passé n’a pu décider pour nous de ce que sera l’avenir. Ce n’est pas parce qu’on faisait ainsi jadis qu’il faut continuer.

De plus, ce passé semble s’éloigner à une vitesse accélérée. Ne suis-je pas en train de parler devant un club d’anciens combattants ? dans une bulle à l’intérieur de laquelle le souci de la langue, celui de la culture, classique ou non, de la continuité historique, a du prix ? bulle chatoyante, mais fragile et pas vraiment en expansion… L’inculture ou plutôt la déculturation, l’ignorance voulue, voire plastronnée, si ce n’est organisée, prend des dimensions terrifiantes.

A quoi bon dire que le latin permet de mieux comprendre et manier le français, alors que le français lui-même est menacé chez ses propres locuteurs ?

Le souci d’une identité culturelle n’est-il pas battu en brèche par les slogans « multiculti », soupçonneux de tout ce qui est « identitaire » ? Même l’Europe fait de nos jours un peu étriquée.

L’histoire que raconte Curtius est surtout vraie, bien entendu pour le Moyen Age, un peu moins pour les Temps Modernes : les deux exemples les plus récents qu’il donne d’écrivains ayant un rapport vivant au latin sont Montesquieu et Diderot.

Comme langue de communication internationale, n’avons-nous pas l’anglais ? Lequel est d’ailleurs menacé de dégénérer en une grappe de dialectes locaux—comme l’a d’ailleurs fait le latin dit vulgaire qui a donné naissance à nos langues romanes. Ou plutôt, il le serait si les médias n’assuraient un minimum d’intercompréhension entre les anglophones natifs ou non.

2) Et le grec ?

D’autre part, si l’on s’engage sur la voie de la défense de l’identité culturelle, de la tradition occidentale, etc., on se demande pourquoi se référer justement au latin plutôt qu’à autre chose. Et avant tout, pourquoi ne pas invoquer plutôt le grec que le latin ? On est tenté de jouer l’un contre l’autre.

Dans le système français, par exemple dans les années 60, quand j’ai moi-même fait mes études, il fallait passer par le latin en 6e pour pouvoir, en 4e choisir le grec. Il n’était pas possible d’accéder directement au grec. Le grec était comme la fine pointe d’une pyramide dont les soubassements étaient latins. Depuis lors, on peut choisir ou bien le latin, ou bien le grec.

Une seule langue classique est sans doute mieux que rien, mais cela ne correspond pas à la façon dont les choses se sont passées. En biologie, on dit que l’ontogenèse, la venue à l’être de l’individu, récapitule la phylogenèse, la venue à l’être de l’espèce à laquelle il appartient : l’embryon humain passe à travers des étapes pendant lesquelles il ressemble successivement aux embryons des animaux qui précèdent l’homme dans l’échelle des êtres. D’une façon analogue, la formation de l’individu européen répétait, mais dans une succession inversée, les étapes qui avaient abouti à sa culture : l’apprentissage de la langue maternelle, issue directement ou indirectement du latin, était suivi de celui du latin, étude qui était elle-même suivie de celle du grec, considéré comme la racine dernière. L’étudiant allait vers l’amont, remontait à la source d’un fleuve sur lequel il voguait.

Du point de vue de la politique éducative d’un pays, c’est un coup très astucieux, un exemple classique du divide et impera : opposer la corporation des hellénistes et celle des latinistes permet d’affaiblir toutes les études classiques.

Il y a plus profond : sauter par-dessus le latin correspond à un rêve allemand, qu’il faudrait déconstruire. Rêve d’une affinité naturelle, originelle, entre le grec et l’allemand. Ces deux adjectifs doivent s’entendre non seulement comme le nom de langues, mais comme deux peuples, voire comme deux « essences ». Ressentiment allemand contre Rome : ressentiment religieux depuis au moins Luther ; ressentiment littéraire contre le français au XVIIIème siècle depuis Lessing ; ressentiment politique au XIXème siècle. Arminius (Hermann) devient héros national. Conséquence positive : la philologie classique.

Ceci dit, il reste une question de fond : L’Antiquité vraiment intéressante n’est-elle pas plutôt grecque que latine ? Les grands créateurs de la philosophie, des mathématiques, de la politique n’étaient-ils pas plutôt grecs que latins ? Poser la question, c’est déjà y répondre, comme suffit à le montrer ce fait tout simple que les mots qui désignent ces champs du savoir et de l’action sont tous les trois des mots grecs.

C) Corpus : Réponse

Les deux, arguments et objections, reposent sur un présupposé commun. Il n’est pas toujours consciemment formulé. Formulons-le. En un mot : les Romains, ce sont nous. Nous sommes français, nous parlons une langue romane, nous sommes européens. Pire encore : les Grecs, ce sont nous, nos ancêtres.

C’est là qu’il me faut sortir ma « voie romaine ».

Les Grecs sont intéressants justement parce qu’ils ne sont pas nous. Nos ancêtres par le sang sont pour partie effectivement quelques romains, mais avant tout des celtes, mâtinés de germains, de slaves, de magyars, etc.

Les Grecs sont des ancêtres que nous avons adoptés, en un mouvement inverse de ce qui se passe habituellement dans une adoption.

S’il faut donc étudier les langues anciennes, ce n’est pas pour mieux sentir que ceux qui les parlaient étaient comme nous, voire, étaient nous. C’est au contraire pour mieux comprendre à quel point ces gens sont des autres. Mais aussi à quel point nous avons su les rendre nos ancêtres. Rien n’empêche donc de faire l’inventaire de ce que nous devons aux Anciens. Mais l’important est de se rappeler que la plupart de tout cela, nous l’avons non pas reçu, mais acquis de haute lutte. Ce n’est pas une sève qui coule en nous insensiblement; c’est le résultat d’une greffe. Le fleuve de sens qui nous porte est le résultat d’une capture, voire d’une captation.

Les Anciens sont ainsi des autres. Ils sont nos autres. Du coup, ils permettent de savoir ce que c’est qu’un autre. Car il y a d’autres autres. Et nous voici en pleine actualité. Car les autres ne manquent pas, ils pullulent même : le Japon depuis déjà quelques décennies, la Chine, l’Inde, demain peut-être le Brésil, l’Indonésie, etc. entrent sur la scène économique, politique, culturelle peut-être.

Étudier les langues anciennes ne mène pas au repli satisfait sur soi, et en tout cas n’y a jamais mené. Une fois que l’on a compris que s’approprier ce qui n’est pas soi est le chemin de la culture, on peut étendre cette attitude et l’appliquer en dehors des limites de l’Antiquité classique.

Passer d’un autre à l’autre—du grec aux langues sémitiques, comme je l’ai fait après de meilleurs que moi, passer du grec au sanskrit, ou au chinois, comme l’on fait d’autres—cela n’a rien que de naturel. C’est refaire à sa petite mesure un parcours historique, celui des milliers d’européens qui, au cours des siècles, ont mérité le nom glorieux d’orientalistes.

Les Anciens nous permettent ainsi de savoir non seulement qui nous sommes, à savoir, qui nous sommes devenus. Ils nous aident aussi à comprendre que nous sommes, nous aussi, des autres.

Ainsi, le latin reste un modèle d’appropriation culturelle. Léopold Senghor, qui était lui-même ancien khâgneux et agrégé des lettres classiques, devenu président du Sénégal, rêvait de faire apprendre les langues classiques à ses jeunes concitoyens. Ce n’était pas uniquement pour les intégrer à une communauté francophone. Il souhaitait plutôt leur faire assimiler la civilisation occidentale en commençant par le bon bout, et pas par le Coca Cola.

Peut-être n’est-il pas absolument nécessaire d’apprendre le latin pour adopter cette attitude. Mais cela aide beaucoup. Car ce sont les Romains qui ont fait les premiers ce choix difficile de références culturelles étrangères, et tout cela s’est fait, dans l’Antiquité comme au Moyen Age, en latin.