J. Pigeaud, Le latin dans la traversée des savoirs

Les travaux de Jackie Pigeaud, membre d’honneur de notre association, ont été tout particulièrement cette année honorés et salués dans la presse, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage : Mélancholia. Nous lui sommes particulièrement reconnaissants d’avoir mis son savoir et son autorité de parole au service de l’ALLE, dans une conférence qui devait illustrer une forme d’ interdisciplinarité chère à son auteur, celle où se rencontrent, via le latin, l’histoire de la pensée médicale et l’histoire de l’imaginaire culturel, celle où convergent - via la souplesse et la liberté que confèrent les mythes antiques- esthétique, éthique et poétique. C’est donc à une exploration savante et poétique à la fois dans l’imaginaire médical qu’il va nous inviter, un voyage dans ce qu’il appelle notre « inconscient culturel ».

Cécilia Suzzoni

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Le sujet que j’ai à traiter est ambitieux en soi, et surtout pour la durée d’une conférence. Néanmoins je vais essayer de le traiter en donnant quelques exemples, pris à travers les siècles, que j’ai eu l’occasion d’étudier. Je n’ai pas la prétention de maîtriser tous les savoirs, et il est mort depuis longtemps le père jésuite Athanase Kichner, le dernier homme qui connaissait tout… Et d’ailleurs le simple projet de tout savoir ne relèverait-il-pas de la folie ? Je vais plutôt essayer d’esquisser un paysage et des routes, des raccourcis parfois, qui permirent de voyager à travers des savoirs, je dis à dessein des savoirs, qui ne sont pas des sciences constituées comme telles, et pour ma part, c’est la pensée médicale qui m’intéresse particulièrement.

I-L’Académie des Curieux de Nature-Naturae Curiosorum- dans une Europe des Savants : un état de la science dont le moteur est la curiositas, mais aussi, pour nous, un témoignage de ce qu’on pourrait appeler une rêverie baroque, riche d’un jeu avec la nature : lusus naturae, et tout cela en latin…

Prenons les années 1650. Un petit groupe de médecins allemands décide de fonder une nouvelle académie : l’Académie des Curieux de Nature ; à cette fin ils envoyèrent à tous ceux qu’ils estimaient les plus grands médecins de l’Europe –les scrutateurs les plus ingénieux de la nature- une circulaire écrite en latin. Nous sommes en effet dans une Europe savante, et le latin est la langue commune Cette Europe comprend l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Helvétie, la Suède, la Bohème. S’adressant à ces Medici, la lettre évoque « le théâtre si spacieux de l’Europe ». Mais les médecins de ce temps ont pour savoirs apparentés la physique, l’anatomie, la pathologie, la chirurgie, la chimie. Une anatomie dit ce texte, publié ensuite dans les premiers éphémérides de l’Académie, qui s’enrichit de mois en mois, d’année en année par les dissections opérées sur les cadavres d’individus morts de mort violente, ou révèle des mystères de l’anthropologia – anthropologie, dont on dit toujours que c’est un mot récent…- anthropologiae mysteria, découverts soit par l’acuité de l’esprit, soit par le scapel.

La lettre commence par deux vers de Lucrèce, non référencés-tout le monde connaît son Lucrèce…- : « Tout passe, la nature change tout et contraint tout à se transformer ». Il faut dire que nous sommes en plein âge baroque, que la transformation, la mutation sont la pensée du temps, et que Lucrèce est un poète que les savants pratiquent assidûment. Donc, c’est Jean Laurent Bausch, né en 1605 dans la petite ville de Schweinfurt, qui a fondé l’Académie des Curieux de Nature, dont il fut le premier président en 1652, sous le nom de Jason. Il mourut en 1665. En vérité il l’a créée avec Jean Michel Ferh(Argonauta), Jean Balthazar Metzger(Americus), et Georges Balthazar Wohlfarth(Alceus) : tous devaient porter des pseudonymes. Construite selon le modèle des Italiens, cette académie devait devenir l’Académie léopoldine des Curieux de Nature. Bausch, donc, prend le nom du premier navigateur, Jason. Ce n’est pas la seule référence aux Argonautiques que l’on peut trouver dans cette liste de savants ; c’est qu’il y a une tradition poético-philosophique qui est celle de l’étonnement , de l’émerveillement du début du monde, du monde à ses débuts, comme on le trouve chez le poète Accius, cité par Cicéron dans son De natura deorum : quand un berger voit et regarde dans la brume une masse qui s’avance, et le berger est saisi d’effroi ; c’est un moment magnifique, celui de la curiosité, la naissance du thauma ; et, conclut Cicéron, les philosophes doivent avoir la curiosité de ce berger qui s’émerveille et suppute dans la création un artifex et des causes.

Je voudrais m’arrêter un moment sur un personnage fascinant, complexe, grand travailleur, grand érudit : Philippe Sachs, né à Breslau, mort en 1672. Il faisait partie de l’Académie des Curieux de Nature, et il fut chargé en 1666 de la rédaction des éphémérides de cette académie. Haller, le grand savant suisse, 18ème siècle, qui fut aussi un juge du 17ème siècle-les temps changent…-, l’appelle « Magnus collector ». Sachs a écrit un ouvrage fascinant-que personne ne connaît…, Gammarologia, un traité sur la crevette , de près de 700 pages, dans lequel il place le crustacé entre le minéral et le vivant ; dès l’entrée de l’œuvre il évoque la stupéfiante variété de la nature, sa beauté sans prix ; il fait l’ éloge de la terre-mère, en citant Pline l’Ancien, le grand maître à penser, précisant qu’il n’y a là aucun péché et que nulle curiosité n’est plus digne d’un chrétien que la contemplation de la nature. Un autre grand modèle est pour lui Démocrite, à la fois le physicus et le zoologus, et surtout le pseudo-Démocrite, encore plus intéressant à mon sens que le vrai…

Il y a plusieurs antiques, c’est cela qu’il faut se mettre dans la tête. Les deux grands maîtres à penser de l’époque sont surtout Pline et Ovide. Non pas le Pline 35,36, celui que j’évoque dans mon essai, L’art et le vivant -le Pline de la peinture, et de l’art-, mais le Pline des livres 2, 7, 9, le Pline de la physiologie et de l’anthropologie, puisque ce nom existe déjà à l’époque. Et Ovide bien sûr, un certain Ovide qui est celui des Métamorphoses, et dans les Métamorphoses la référence fondamentale est le début du livre I. Nous avons là un univers culturel qui se constitue : l’antique n’est pas une totalité ; il y a des antiques que périodiquement on change comme arrière fond. La nature, dit Sachs, citant Pline, dans sa force et dans sa majesté dépasse nos prévisions, si nous savons la scruter dans le détail, sans nous contenter d’une vue d’ensemble. Le canon alors n’est plus celui de Polyclète, il ne s’agit plus de normes, mais de transformations, d’élaborations, de jeux créatifs, avec une nature qui joue ; c’est ce lusus naturae qui va fasciner cette époque : ce n’est plus la même antiquité ! Ces paroles prennent aussi un autre sens si l’on se souvient que le 17ème siècle a inventé le microscope ; chercher le détail va devenir un projet à la fois esthétique et scientifique. C’est là que l’on peut encore évoquer le grand Athanase Kirchner, que cite souvent Sachs : par l’intermédiaire du microscope : qu’est-ce que l’on voit ? On voit des plumes d’oiseaux, gallinacés, qui n’apparaissent rien d’autre qu’une immense abondance de fibres de plumes à la manière de fils de verre diaphanes distribués en ordre. Nous sommes dans une perspective tout à fait poétique : pour qu’il y ait poésie, il faut d’abord qu’on n ‘y voie rien, ou pas grand-chose, et puis on voit quelque chose, on perçoit, on nomme, on distingue… Il faut sans répit guetter le monde dans ses détails les plus infimes, jusqu’au moment de l’étonnement, le thauma de la science : une observation qui se réalisera pleinement à la fois dans la description (soit le discours)et la delineatio (le dessin), discours et dessin suivis d’un scholion, c’est -à- dire d’une explication ; c’est là le processus et le mode d’emploi pour chaque membre de l’Académie : vous vous promenez dans le monde, si quelque chose vous paraît monstrueux au sens ancien, extraordinaire, si votre curiositas est éveillée par cet objet, vous le décrivez , vous le dessinez, et puis vous l’expliquez ; vous serez ensuite publié dans les éphémérides. Tout cela repose évidemment sur la bonne foi des savants, leur crédit, leur auctoritas, et l’on constate peu de tricheries…L’entreprise repose aussi sur l’union de tous ces savants pour la connaissance des choses de la nature : ils doivent s’établir comme un collège d’érudits qui travaillent de toutes leurs forces pour, « une fois arraché son vêtement, montrer aux spectateurs curieux le giron de Vesta », le giron d’une nature numquam otiosa, jamais paresseuse. C’est donc le moment de l’observation, et c’est à cette exigence d’observation qu’est soumis le savant (le médecin, le physiologue, devrait-on dire) . Et tout cela, nous y reviendrons, se dit en latin : je devrais parler latin…

II-La pensée médicale confrontée aux limites de sa propre pensée, et la fécondité d’une antiquité tout à la fois recueillie avec piété et mise à distance : l’exemple de l’Homo Sylvestris, celui de la sirène de Copenhague : une littérature de «l ‘entre- deux ».

Dès son l’origine, ce que j’appelle la pensée médicale, et non l’histoire de la médecine, envisage un large champ et se pose la question des limites de cette pensée médicale. C’est là un problème fécond : la médecine elle-même dès l’origine, et elle continue à le faire, s’est interrogée sur ses limites, ses frontières. Et c’est dans cette perspective que je voudrais dire quelques mots sur le livre de Tulp (Tulpius de son nom latin) : les Observationes medicae et vous montrer la page du titre. (Tulpius, 1593/1674, médecin hollandais, fondateur du collège de médecine d’Amsterdam). Tout le monde connaît l’apparence de Tulp : c’est lui le médecin-démonstrateur de la leçon d’anatomie dans le tableau de Rembrandt ; il est lié aussi à la tradition du Connais-toi-même, limité à l’anatomie). Ce petit livre magnifique commence par une lettre adressée à son fils, Pierre, lui-même médecin : « Il est immense ce champ de la médecine où tu conduis ton char.. .». Que veut dire observer, pour lui, dans son esprit ? Si l’on fait abstraction du lyrisme et de la rhétorique un peu pompeuse de l’épître, on se rend compte qu’il s’agit d’observer la chose rare, digne d’être notée et ensuite transmise aux autres en langage clair.… La métaphore filée, convenue, du périple, des dangers de la navigation ne doit pas faire oublier que les observations contiennent beaucoup de choses qui, pour être éloignées de l’usage commun, dit-il, n’en sont pas moins véridiques et aussi utiles aux médecins qu’aux géographes les Amériques et le détroit de Magellan. « Vague et immense la mer où nous naviguons ! » : Il faut noter les passages, suivre les voies étroites ouvertes par les Palinure ; et tout cela est possible, surtout grâce à l’anatomie qui est l’œil de la médecine. Donc, la curiosité, le tâtonnement, le voyage, l’exercice des passages, l’affrontement des limites, l’observation. Il faut qu’un homme admire les œuvres du jeu de la nature, et l’homme se présente comme animal vraiment divin.

(Jackie Pigeaud projette ensuite avec un transparent la page du titre de l’essai de Tulp, pour en commenter la quatrième figure, qu’il a commentée ailleurs, pour sa puissance allégorique.)

Dans les figures que représente la page du titre, je me contenterai de considérer la quatrième et dernière figure, au bas de la page, symétrique de l’homme valétudinaire, celle de l’Homo Sylvestris. Bien que cela sorte du champ de la médecine (forum medicum), Tulp veut parler du Satyrus Indicus, à ce qu’il rappelle, rapporté d’Angola et donné au Prince d’Orange Frédéric -Henri. Il y consacre un long développement. Ce satyre est un quadrupède, mais, à cause de son aspect humain, il est appelé par les Indiens Oran Outang :

« Sa taille, celle d’un enfant de trois ans ; son embonpoint, celui d’un enfant de six ans(…)Il est glabre partout sur le devant mais poilu par derrière(..)Sa face ressemblait à celle d’un homme, mais son nez canard et crochu le faisait ressembler à une vielle femme édentée et ridée(…) Ses oreilles de diffèrent en rien de la forme humaine ». Pour boire, il savait prendre une coupe par l’anse, la vidant avec la délicatesse d’un homme de cour ; même dextérité pour s’étendre sur une couche , se couvrir pour s’endormir. Ces êtres sont portés sur le sexe ; ce qu’ils ont de commun avec les satyres libidineux des Anciens ; les femmes des Indes évitent les bois et les endroits sauvages où vivent ces animaux impudiques, impudica animalia . « Voici tout ce qu’on peut rapporter avec une extrême vérité sur ce satyre : ainsi rien n’est plus vraisemblable que le Satyre des Anciens ait été décrit à son image ». De fait , les épithètes des Anciens, si on les examine avec une scrupuleuse attention , on verra qu’elles ne s’éloignent pas de la vérité…,mais , « celui-ci n’a pas de sabots ; il n’a pas de corne au front ;son corps n’est pas non plus rempli de poils…ses oreilles ne sont pas non plus pointues comme l’a imaginé par erreur Horace…elles sont, pour le dire d’un mot, tout à fait humaines…En somme, ou bien il n’est dans la nature aucun satyre, ou bien s’il en est un, ce sera sans aucun doute cet animal qu’on a représenté sur cette planche » . On voit à quelle distance est désormais placée l’Antiquité : les Anciens se sont trompés.. Que s’est-il passé qui justifie cette distance ? Il y a eu des voyages, d’autres observations, des descriptions plus informées ; l’Antiquité est recueillie avec piété mais aussi avec méfiance…Virgile, Pline, Ovide, c’est magnifique, mais c’était un début, il faut continuer ;ils étaient insuffisants, dans leur techniques, leurs observations :l ’Oran Outang ramené en Hollande n’est pas le même que l’homme sylvestre , le satyre d’Horace…Il y a là une prise de distance calculée avec les textes des poètes, Virgile, Ovide, Horace .

Ce texte de Tulp a une histoire: il est l’occasion d’une longue note de Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Au moment où Rousseau parle de la perfectibilité humaine , et à propos de l’homme sauvage, il écrit cette très longue note X, et ceci en particulier : « Toutes ces observations sur les variétés que mille causes peuvent produire et ont produit en effet dans l’espèce humaine me font douter si divers animaux semblables aux hommes, pris pour des bêtes sans beaucoup d’examen(…) ne seraient pas en effet de véritables hommes sauvages dont la race n’avait pas eu l’occasion de développer aucune de ses facultés virtuelles » ; et c’est alors qu’il donne la traduction du début de la description de Tulp et enchaîne : on n’ a pas fait les expériences qui pussent montrer si l’Oran Outang peut se perfectionner, ce qui est la caractéristique de l’espèce humaine. Et voici ce qu’écrit au 18ème siècle celui que Lévi-Strauss appellera le père de l’anthropologie : « Nos voyageurs font sans façons des bêtes, sous le nom d’Oran Outangs, de ces mêmes êtres dont, sous la forme de satyres, de faunes, de sylvains, les Anciens faisaient des divinités. Peut-être, après des recherches plus exactes, trouvera-t-on que ce sont des hommes… ».

Ces observations de Tulp sont d’un temps, ce XVIIème siècle, où la curiositas était le moteur actif de la connaissance du monde, un étonnement actif qui doit provoquer la recherche, et que la recherche doit provoquer. La question des limites est alors essentielle, que ce soit la limite qui fonde l’être ou celle qui constitue un être et fait qu’il est deux : homme/animal, comme l’homme sauvage, homme/femme, comme l’hermaphrodite, homme/poisson, comme le triton ou la sirène ; animal/minéral, comme le crustacé. De la même manière qu’il y a une nature intermédiaire entre la brute épaisse et la plante, il y aurait une naturam mediam inter plantas et mineralia. La terre-mère, comme dit Pline, toujours cité, n’est jamais en repos de gestation, ni de création. Il n’y a pas de limites au foecundus parens . Ainsi, autre exemple, le médecin, mathématicien et théologien danois, Bertholin, qu’Haller jugera plus tard d’une singulière crédulité, écrit-il un rapport à l’Académie des Curieux de Nature, au sujet d’une sirène : « Près du port de Copenhague, on vit, cet été 1669, une sirène. Beaucoup de spectateurs de bonne foi l’ont attesté. On n’est pas d’accord sur la couleur des cheveux (..) Tous parlent d’une face humaine imberbe et d’une queue (bifide…), et de dire, dans son scholion : « La mer possède une variété infinie d’animaux, qu’on ne connaît pas encore. Beaucoup plus d’espèces que d’oiseaux ou d’animaux terrestres(…). Des formes variées ont été ajoutées par le grand Architecte ». Alors, Ma sœur la sirène, mon frère l’Oran Outang ? Ces observations, où se croisent un sens aigu de la description et les traces poétiques du mythe, de sa souplesse, aident à réfléchir sur les dangers qu’il y a à placer trop vite des limites à l’humain. Il faut laisser une marge de liberté, qui peut nous sauver du racisme : quand elle tombe, la définition de l’homme est redoutable…En tout cas, reculer l’image de l’autre, c’est un des rôles de la poésie et de l’art. III- Sans le latin…Que de pertes et de malentendus !

Ces textes, si féconds, on les connaît peu parce que les gens ne savent plus le latin, et font de l’histoire de seconde , ou troisième main…La question s’est posée, dès le 17ème siècle, de savoir dans quelle langue écrire originairement. Dans la troisième édition de l’ouvrage de Daniel Leclercq, Histoire de la Médecine-1720-, le problème est posé dans l’Avertissement : « Cet ouvrage eut à peine commencé de paraître que j’appris qu’on eût souhaité qu’il fût écrit en latin et non en français. Le latin étant le meilleur moyen de communiquer pour les gens de lettres leur pensée, quelle que soit leur nation. Quand la langue latine ne servirait à autre chose, il faudrait pour cela la conserver. Mais plusieurs auteurs modernes ont écrit leurs ouvrages scientifiques en français, à cause de la facilité qu’offrait leur langue maternelle, et j’avoue que c’est le motif qui m’a déterminé ».

À quels inconvénients peut conduire l’ignorance du latin ? On peut prendre l’exemple du magnifique ouvrage de Vésale (1514/1564), De humani corporis fabrica, rédigé, en latin, en Italie, illustré par des artistes de Padoue, Venise et Bologne, imprimé à Bâle, diffusé dans l’Europe entière, la Fabrica est un triple événement, qui appartient à l’histoire de l’édition, de l’anatomie et de l’art. Cet ouvrage a donné lieu à d’excellents travaux, mais souvent, il n’est question que des illustrations : l’iconographie règne en maître, alors que le texte est là, splendide, écrit dans un magnifique latin cicéronien. Aux yeux de Vésale, le texte est essentiel ; dans sa lettre à l’éditeur, il précise bien que jamais la figure ne doit couper le texte, qu’il faut travailler à faire ce livre un, à l’unifier. C’est donc tout simplement par ignorance du latin qu’on a déséquilibré l’œuvre et fabriqué un Vésale qui de fait n’est pas Vésale.

Quant aux dangers de la traduction : un exemple : l’œuvre de Thomas Sydenham, célèbre médecin anglais -l’Hippocrate anglais-, ami de Locke. Ses écrits furent d’abord écrits en anglais, puis comme la chose n’apparaissait pas sérieuse, traduits en latin. On perd la première traduction, anglaise, et on la refait à partir du latin, en 1742. En français, c’est le médecin Jault qui la traduit à partir de l’anglais : Œuvres de médecine pratique, de Thomas Sydenham, en 1776. Jault écrit ceci, où l’on peut mesurer les progrès de la langue maternelle sur le latin : « Mais, dira-t-on, quelle nécessité de traduire Sydenham en français ? N’est- ce pas mettre des armes entre les mains des ignorants ? Objection usée et mille fois refusée. N’a-t-on pas écrit en français ou traduit en cette langue une infinité de livres sur des matières encore plus délicates ? (…) Quand on donne en français les ouvrages de Sydenham, c’est afin que les personnes qui n’entendent pas la langue latine puissent en profiter, et que ceux mêmes qui l’entendent , mais qui aiment encore mieux ce qui est écrit dans leur langue maternelle, lisent plus volontiers des écrits si instructifs et si utiles ». Ce faisant, tout en se targuant de fidélité au texte, Jault prive le lecteur de passages essentiels (en médecin qui n’aime pas la philosophie…) ; par exemple, à propos de ces malades qui souffrent plus de l’âme que du corps, il manque dans sa traduction tout le développement culturel sur les symptômes des mélancoliques : « Et ce que dit Cicéron des superstitieux s’accorde admirablement avec nos mélancoliques ». Surtout la traduction de Jault a caviardé le passage important définissant l’homme intérieur : hypothèse essentielle de l’histoire de la connaissance de soi : il faut supposer l’existence d’un double intérieur, plaide Sydenham, intimement lié à l’homme extérieur, collant à lui comme un recto-verso ; une définition qui sera précisée dans une réflexion plus subtile par un contemporain de Sydenham, Thomas Willis, qui écrit lui aussi en latin , et qui développe des réflexions intéressantes sur les « conditions mélancoliques associées avec l’imagination d’une métamorphose » ; la lycanthropie étant comme la manifestation extrême de ces métamorphoses imaginaires des mélancoliques (Melancholicorum metamorphoses imaginariae).

(Jackie Pigeaud propose ensuite quelques reproductions susceptibles de mettre en relief cette rencontre de l’esthétique et de l’anatomie, dont il a déjà été question précédemment ; soulignant le fait que souvent, c’est la poésie et l’art qui précèdent l’anatomie.)

Conclusion : Le latin : via media entre les savoirs

Dans sa conclusion, Jackie Pigeaud, reprenant quelques-unes des dernières réflexions de son essai Melancholia, plaide d’abord bien sûr pour le latin, qui permet tant de belles et fructueuses rencontres, formidable via media entre les savoirs. Il dit lutter contre l’ignorance du latin, véritable ennemi de l’histoire des sciences, outil qui permet de rassembler des choses éloignées, de retrouver des passages. Un latin, véritable passerelle pour « une littérature de l’entre-deux, où naissent ce que j’appelle les lieux communs de l’imagination culturelle, celle qui rêve les rapports entre la forme et la matière, entre la forme et la croissance, entre la nature et la norme, entre l’art et le vivant » (Melancholia, p.265). Il lance aussi un appel à lutter contre la folie de la spécialisation : défendant un usage de l’antique pour le temps d’aujourd’hui, il appelle de ses vœux une interdisciplinarité pour laquelle il n’y a pas de petits textes, et invite, pour finir, à ne pas se laisser impressionner par deux types de perfides- le monsieur de ce fait, soit celui qui au nom de sa spécialité se déclare incompétent pour juger de l’intérêt de votre travail, et le monsieur de quel droit venez-vous empiéter sur ma discipline ? Eh bien, conclut Jackie Pigeaud avec humour, grâce au latin, vous pouvez leur faire à tous les deux un pied de nez…

La bibliographie de Jackie Pigeaud est impressionnante ! Nous ne rappelons ici que trois ouvrages, en rapport étroit avec sa communication :

L’art et le vivant, Gallimard, Collection Les Essais, 1995

Poétiques du corps. Aux origines de la médecine, Paris Les Belles Lettres, 2008

Melancholia, Le malaise de l’individu, Manuels Payot, 2008