A la découverte des travaux de Pierre Legendre
A la découverte des travaux de Pierre Legendre
Pierre Legendre est professeur émérite à l’Université Paris1 Panthéon-Sorbonne (agrégé de droit romain et d’histoire du droit) et directeur d’études honoraires à l’Ecole pratique des hautes études (Vème section, Sciences religieuses). Il compte parmi les plus grands penseurs du XXème siècle. Ses travaux ont été traduits notamment en langue allemande, japonaise, italienne, espagnole, anglaise et portugaise.
A distance de toute mondanité et des media, Pierre Legendre, tel un anachorète, a mené une vie de labeur intense, scrutant les replis de la civilisation occidentale et mettant à nu les ressorts propres de l’humain, cet animal politique doué de parole. Il est l’initiateur de ce qu’il nomme « l’anthropologie dogmatique », nouvelle discipline qui irrigue nombre de ses ouvrages[i]. « Je ne fonde aucune théorie. Simplement je cherche à reconnaître quelques faits considérables, mais plus ou moins obscurcis au nom du découpage des sciences (…). Je tâche de faire un inventaire et rien n’est plus étranger à mon propos que la folie explicative »[ii].
Son œuvre monumentale porte tout à la fois sur l’Etat[iii], sur la filiation et la généalogie[iv], sur le phénomène religieux[v]. Grâce à la découverte de l’inconscient par Freud pris comme un acquis de la culture[vi], Pierre Legendre a sorti le droit de sa pure technicité et analysé, avec finesse et profondeur, la structure romano-canonique qui porte le destin de l’Occident.
L’importance particulière accordée par Pierre Legendre à l’esthétique (littéralement l’appréhension sensuelle de la pensée), à la mise en scène des institutions et à la fiction se révèle à travers trois films documentaires réalisés sur des textes inédits : La Fabrique de l’homme occidental, L’ENA, Miroir d’une nation puis Dominium Mundi. L’Empire du Management[vii].
Le décret de Gratien
Derrière le foisonnement de ses écrits divers et de son œuvre cinématographique, apparaît en filigrane la Concorde des canons discordants (Concordia discordantium canonum) de Gratien, identifiée sous le nom plus autoritaire de Décret. Cet ouvrage a été rédigé en latin, au XIIème siècle, par le moine Gratien à Bologne[viii]. Comme son titre programmatique l’indique, cet ouvrage tente d’ordonner et de résoudre les nombreuses contradictions apparues entre les textes compilés. C’est un ouvrage de droit romain fondamental que Pierre Legendre n’a cessé de travailler et de méditer depuis plus d’un demi-siècle. Le Décret, celui qu’il désigne avec humour son « fantôme », accompagne l’ensemble de ses travaux, depuis sa thèse de doctorat intitulée La pénétration du droit romain dans le droit canonique classique de Gratien à Innocent IV (1140-1254)[ix] soutenue en 1957 jusqu’au dernier volume de ses leçons, L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Etude sur l’architecture dogmatique des sociétés[x].
Le droit romain
Le droit romain est « au cœur de la civilisation du Moyen Age. Il est lié aux sciences religieuses et aux arts libéraux (…). Il est au centre de tous les droits (…). Il participe au grand souffle de l’esprit qui se hausse du balbutiement grammatical à la solution dialectique, de la récitation puérile au doute méthodique, de l’humble analyse à la synthèse grandiose » lui avait enseigné son maître, le grand savant de droit romain et de droit canonique Gabriel Le Bras, doyen de la faculté de droit de Paris. Pierre Legendre a été ainsi initié dès les années 1950 aux travaux d’érudition les plus pointus sur l’Utrumque jus, ce droit savant associant droit romain et droit canonique. Cependant, l’historien du droit a quitté l’érudition historicisante classique du droit romain qu’il avait reçue pour relancer et renouveler en profondeur l’interprétation du Texte de Gratien, pilier de la civilisation occidentale actuelle.
Le décret de Gratien, source de la Modernité
Pierre Legendre se fait alors ethnologue, scrutant le droit romano-canonique avec le regard d’un étranger afin de mettre à distance et de considérer le Décret comme objet civilisationnel. Il questionne ainsi l’Occident comme culture parmi les autres cultures. Bien qu’ignoré voire refoulé par les discours du temps présent, l’ouvrage de Gratien constitue le fondement de la Modernité qui débute à la période cruciale des XIIème-XIIIème siècles.
Il est issu de la rencontre entre le christianisme dépourvu de règles sociales et du droit romain compilé par l’Empereur d’Orient Justinien au VIème siècle, véritable vivier de concepts institutionnels techniques. En effet, à la différence de la Torah ou du Coran qui sont des textes complets, le nouveau Testament comprend des « règles du croire » mais est démuni de « règles de vivre ». Le christianisme a comblé ce manque par l’emprunt fait à l’arsenal juridique romain, détachable de l’exercice politique de la Rome antique.
Le Décret constitue ainsi la matrice théologico-juridique de l’Occident. Il est le « Livre inaugural de l’institutionnalité contemporaine ». « Renouer le fil perdu avec le monument romano-canonique, l’équivalent méconnu d’un Talmud chrétien, va à rebours de la fragmentation des savoirs, obstacle à une compréhension de la cohérence interne de la Modernité. Se couper de ce monument aurait pour équivalent de prétendre retrancher du judaïsme le Talmud ou des cultures islamiques les exégèses du Coran[xi] ». Le Décret agit en profondeur, hors des conflits théologiens entre Réforme protestante et christianisme pontifical (apparus ultérieurement à l’édiction du Texte), en tant que couche sédimentée de la pensée européenne, étendue au reste du monde par le mouvement dit de globalisation ou de mondialisation des échanges.
En lisant les travaux de Pierre Legendre, les latinistes redécouvriront, avec bonheur, sous un regard nouveau, la capacité stratégique formidable du système juridique romain, à la source même de la rationalité propagée partout sur la planète de façon plus ou moins heureuse. Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident[xii], petit ouvrage rassemblant trois conférences données au Japon, constitue une belle entrée en matière pour la redécouverte de nos racines latines en Europe et au-delà, ouvrir notre regard sur la dogmatique c’est-à-dire sur les ressorts communs de l’humain.
Cécile Moiroud
Maître de conférences HDR - Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris1-Panthéon Sorbonne)
[i] Il s’agit notamment de L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Seuil, 1974 ; L’Empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, (Leçons II), Fayard, 1983 ; Sur la question dogmatique en Occident. Aspects théoriques, Fayard, 1999 ; De la société comme Texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique, Fayard, 2001.
[ii] L’Empire de la Vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels (Leçons II), Fayard, 1983, p.10.
[iii] Trésor Historique de l’Etat en France. L’Administration classique, Fayard, 1992 ; Jouir du pouvoir. Traité de la Bureaucratie patriote, Ed de Minuit, 1976 ; Le désir politique de Dieu. Etude sur les montages de l’Etat et du Droit, (Leçons VII), Fayard, 1988 ; Les Enfants du Texte. Etude sur la fonction parentale des Etats (Leçons VI), Fayard, 1992.
[iv] L’inestimable objet de la transmission. Etude sur le principe généalogique en Occident, (Leçons IV), Fayard, 1985 ; Le dossier occidental de la parenté. Textes juridiques indésirables sur la généalogie, (Leçons IV suite), Fayard, 1988.
[v] Dieu au Miroir. Etude sur l’institution des images (Leçons III), Fayard, 1994.
[vi] Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, Fayard, 1989.
[vii] La Fabrique de l’homme occidental, Idéal Audience et texte, Paris, Mille et une nuits, 1996 ; L’ENA, Miroir d’une nation, Idéal Audience et texte, Paris, Mille et une nuits, 1999, et Dominium Mundi. L’Empire du Management et texte, Paris, Mille et une nuits, 2007
[viii] Rédigé vers 1140, ce texte est une grande compilation canonique réunissant une énorme masse de près de 4000 auctoritates (autorités), textes tirés du Nouveau Testament comme du concile de Latran de 1123 comprenant des canons (décisions des conciles), des décrétales (lettres des papes en réponse à des questions) et des extraits divers empruntés aux Saintes Ecritures ou aux Pères de l’Eglise. Il comprend aussi des textes d’origine séculière dont les plus nombreux sont empruntés au droit romain.
[ix] La pénétration du droit romain dans le droit canonique classique de Gratien à Innocent IV (1140-1254), Paris, Jouve, 1964.
[x] L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Etude sur l’architecture dogmatique des sociétés (Leçons IX), Fayard, 2009.
[xi] Pierre Legendre, Préface à la deuxième édition de : E Kantorowicz, Mourir pour la patrie, Fayard, 2004.
[xii] Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Mille et une nuits, 2004.